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Billet de blog 29 mai 2024

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Les Économistes atterrés en danger

Une lettre aux adhérents des Economistes Atterrés signée par Philippe Légé, Catherine Mathieu, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Les Économistes atterrés (EA) connaissent une crise sans précédent. S’en sortiront ils ? C’est ce que nous espérons ; tel est le sens de ce texte.

L’association des EA a été créée en 2011 avec la publication d’un Manifeste contre une pensée dominante qui refusait de mettre en cause le pouvoir de la finance, en dépit de la crise de 2008, et qui prônait l’austérité budgétaire et salariale au risque de plonger les pays européens dans la récession. Pouvoir de la finance et austérité : ces deux leviers du néolibéralisme et de son modèle inégalitaire sont malheureusement toujours présents, comme en témoignent les tours de vis restrictifs annoncés en France comme ailleurs dans l’Union européenne.

Les EA ont produit plusieurs ouvrages ainsi que de nombreuses notes et interventions dans les médias. Ils ont obtenu une certaine audience auprès des forces progressistes (associations, syndicats, partis…), des journalistes et plus généralement des citoyens.

Comme toute association, ils sont traversés de débats et de tensions. En dépit de ceux-ci le collectif d’animation est parvenu à se réunir tous les mois pendant plus de 10 ans. En 2015, les EA ont publié un Nouveau Manifeste, plus complet que le précédent, intégrant en particulier la question écologique. Compte tenu de l’énergie dépensée pour converger sur son contenu, nous avons d’un commun accord jugé qu’il serait plus sage à l’avenir de retenir une règle simple : libre à ceux qui le souhaitent de travailler plus étroitement ensemble pour écrire des notes ou des livres, en les soumettant aux autres membres du CA et en tenant compte de leurs remarques, mais en gardant le final cut, et en précisant que la publication n’engage que ses auteurs et non tout le collectif. C'est ainsi qu’ont été publiés plusieurs livres dont De quoi avons-nous vraiment besoin ? dont nous ne partagions pas l’ensemble du contenu.

La critique du capitalisme a fortiori sous sa forme néolibérale, des dégâts écologiques qu’il occasionne, de la finance libéralisée, de l’austérité salariale, de la contre-révolution sociale et fiscale, etc. : tout cela nous rassemble et ce n’est pas rien. Sur les alternatives à proposer, nous avons par contre des divergences. C’est normal : il n’y a pas aujourd’hui d’alternatives partagées par tous ceux qui ne se résolvent pas à l’injustice du monde ; des divergences existent sur ce sujet au sein de toutes les associations, syndicats ou partis. Pour des économistes atterrés, présenter ces divergences, à travers des publications aux contenus différents, n’est pas honteux : cela permet au contraire de nourrir le débat des citoyens.

Il y a un an, certains membres du collectif d’animation plus « keynésiens-républicains » que d’autres, ont proposé de publier un livre Penser l’alternative. Réponses à quinze questions qui fâchent. Une très courte majorité (14 voix contre 12, et 2 ne se prononçant pas) du CA a décidé de rompre l’accord pluraliste et refusé de donner le label « Économistes atterrés »[1]. L’ouvrage est paru au nom donc de ses cinq auteurs, sans le « bandeau » des EA.

Le 14 septembre 2023, a été diffusé un projet de résolution d’orientation ; il était signé par une partie des membres du CA et appelait à une Refondation des EA. Tout en prétendant que celle-ci ne serait « ni une dissolution des EA, ni la création d'un rassemblement aux contours flous », ce texte proposait de mettre fin aux EA comme organisation d’économistes « en rassemblant des chercheurs critiques d’autres disciplines et des acteurs engagés dans les combats socio-écologiques », en initiant « un processus d’ouverture en direction de nos collègues sociologues, socioéconomistes, juristes, anthropologues (…), en direction aussi des citoyens engagés dans les différentes structures actives en faveur d’une transformation profonde de la société ». Ce rassemblement se consacrerait à un questionnement pluridisciplinaire sur l’ensemble des sujets économiques et sociaux, aussi vague que vaste. La réflexion pluridisciplinaire est évidemment précieuse, et elle n’a jamais été empêchée au sein des EA. Mais, ces derniers doivent l’alimenter par leurs contributions spécifiques, en tant qu’économistes. Cette réflexion ne doit pas se faire au détriment de notre capacité d’intervention dans le débat public, là aussi en tant qu’économistes.

Ce texte a donné le signal d’un retrait d’une grande partie de ses signataires, qui n’alimentent plus l’activité des EA en dépit de l’actualité brulante (l’offensive antisociale du gouvernement, le débat sur le déficit public, les questions européennes). Depuis septembre, ces signataires n’ont pris aucune initiative pour faire avancer la réflexion collective des EA sur les questions évoquées dans leur projet de résolution. 

Ils ont usé d’artifices pour repousser l’Assemblée générale (AG) de notre association qui normalement se tient chaque année. Elle a finalement pu se tenir le 3 février 2024 et a notamment adopté la « résolution d’orientation »[2]. Certains parmi nos opposants les plus résolus ont proposé d’élire le collectif d’animation selon les votes émis sur cette résolution. L’objectif était clair : la résolution n’était qu’un prétexte pour exclure du CA certains d’entre nous. La majorité de l’AG a décidé de ne pas franchir ce pas. Elle a retenu (par 15 voix contre 12) une règle simple : tous les membres des EA candidats au collectif d’animation y sont élus, cela afin tout à la fois de ne se priver d’aucune bonne volonté et de faire vivre le pluralisme de l’association.

À la suite de cette décision, ceux qui s’y opposaient ont présenté leur démission. Dans un souci d’apaisement, il leur a été indiqué qu’il leur était possible de rester dans le collectif, les démissions devant être confirmées par écrit.

À l’exception d’une, les démissions n’ont pas été confirmées, ce dont on peut se réjouir. Mais l’apaisement n’a pas eu lieu : les mêmes ex-démissionnaires sont repartis à l’assaut en exigeant cette fois la tenue d’une Assemblée générale extraordinaire afin de réviser… les statuts !

Les statuts actuels des EA sont volontairement souples : ils permettent à chacun de prendre les initiatives qu’il souhaite (rédaction de note, d’ouvrage, conférence…), nul n’est entravé, ce qui assure à la fois que chacun puisse travailler et que le pluralisme soit respecté.

L’AGE a un point central à l’ordre du jour : réviser les statuts pour que les membres du CA soient élus, un par un, à la majorité absolue. Cette proposition n’a clairement qu’un seul objectif : mettre en cause le vote du 3 février et écarter du CA certains de ses membres qui comptent pourtant parmi ses principaux contributeurs. Tel serait donc le préalable à la « Refondation » et au « dialogue serein ». Exclure une partie des membres actuels, puis prôner l’ouverture….

Notons que parmi les principaux organisateurs de l’exclusion planifiée, figurent des membres éminents d’Attac, de la Fondation Copernic et de l’Institut La Boétie. Que ces membres privilégient leur activité et leurs publications dans ces autres organisations ne peut leur être reproché. Mais il y a problème lorsque les mêmes ne publient quasiment plus rien en tant que EA tout en étant parmi les plus actifs dans ces tentatives d’exclusion.

La vie des associations est parfois mouvementée, mais qu’une AG extraordinaire soit convoquée quatre mois seulement après la dernière AG annuelle, et dans le seul but d’évincer certains membres, le tout sans qu’aucune justification programmatique ne soit ouvertement présentée (les signataires étant à ce niveau divisés sur bien des points), resterait dans les annales.

Cette AGE d’exclusion est prévue le 8 juin. La date est hautement symbolique : le lendemain se tiendront les élections européennes qui se traduiront sans doute par un score record pour l’extrême-droite et, les deux vont de pair, par une gauche affaiblie comme rarement dans l’histoire.

Ce week-end de séisme politique là, les EA n’auraient donc comme principale préoccupation que d’exclure certains de leurs membres ? Il est encore temps d’empêcher ce gâchis. Nous appelons tous les EA à revenir à la raison. Dans la situation actuelle, marquée par l’offensive des classes dominantes contre le modèle social français, par la poussée de l’extrême droite, par la nécessité de se battre pour une rupture écologique et sociale, il est important de maintenir et développer notre association comme espace de production intellectuelle pluraliste et d’intervention dans les débats académique et publics.

[1] Et cela alors même qu’il était proposé d’indiquer (ce que les autres ouvrages n’avaient pas fait aussi explicitement) dès la page 2 : « le présent ouvrage n’engage aucunement tout le collectif des économistes atterrés. Il n’engage que ses cinq auteurs, les autres membres des Économistes atterrés pouvant – sur tel ou tel domaine – avoir des avis différents, ce qui est normal dans une association qui promeut le pluralisme ».

[2] Nous ne l’avons pas votée, favorables certes à une réflexion pluridisciplinaire sur les questions de long terme, mais refusant la perte de la spécificité des EA, refusant d’abandonner le combat quotidien contre le néolibéralisme.

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