Bernard Friot, sociologue, économiste, professeur émérite à l'université Paris-Nanterre, membre du PCF, et animateur du Réseau salariat, est connu pour sa proposition de salaire à vie. Ce qui a surtout été retenu de cette proposition, c'est de faire de tous les salaires et pensions un attribut de la personne. Mais en fait, il s'agit d'une construction autrement plus complexe que celle que laisse entendre son intitulé. Cette proposition n'a aucun rapport avec celle du revenu universel de Benoit Hamon, laquelle revient à assurer un revenu de base et donc, si nécessaire, à apporter un complément de ressources aux personnes qui «ne parviennent pas à tirer un revenu décent de leur activité». D'ailleurs, cette proposition n'est pas du goût de Bernard Friot. Elle relèverait, selon lui, de « l’effondrement idéologique à gauche » et servirait de « roue de secours du capitalisme ». Comme il lui arrive souvent, Bernard Friot n'y va pas avec le dos de la cuillère, mais, plutôt que d'en donner ses raisons, je préfère développer l'essentiel de son argumentation sur le salaire à vie. Cette proposition s'inscrit dans un processus de dépassement du capitalisme, au sens où son enclenchement n'est pas conditionné par l'abolition du capitalisme, mais, à terme, y conduit. La proposition de B.F. vise à l'effacement de la propriété lucrative des entreprises, en d'autres termes, l'accaparement de la valeur ajoutée par le propriétaire et l'exclusivité de son pouvoir décisionnel, en transférant progressivement la propriété d'usage des entreprises aux salarié.e.s.
Le salaire unique ne va pas sans la propriété d'usage de l'outil de travail
La proposition de B.F. a pour objectif de « décider au travail », ce qui implique deux conditions : être propriétaire d'usage de l'outil de travail et faire du salaire un attribut de la personne. B.F. fait donc la distinction entre les propriétaires d'usage de l'entreprise, ceux qui décident de ce à quoi elle va servir, et pour lui ce sont les travailleurs, et les propriétaires en droit, ceux qui possèdent l'entreprise, et qui donc, ne décideront plus de l'usage qui sera fait de leur entreprise. « Il faut que nous soyons propriétaires. Si nous ne sommes pas propriétaires de l’outil, nous ne pourrons jamais décider. Et deuxièmement, il faut que nous ayons un salaire qui ne dépend pas du lieu où nous travaillons. Parce que si le salaire, c’est notre entreprise qui nous le verse, nous hésiterons à contester ses pratiques. Ces deux conditions sont remplies, d’une part si chaque producteur a un salaire lié à sa qualification versé par une caisse des salaires gérée par les travailleurs et alimentée par une cotisation sur la valeur ajoutée marchande des entreprises ; d’autre part s’il est propriétaire d’usage de l’outil... »
Caisses de salaires et d'investissements
Pour transférer aux salariés l'usage de leur outil de travail, B. F. imagine des caisses dans lesquelles les entreprises affectent tout ou partie de leur valeur ajoutée. Les entreprises ne paient plus directement leurs salariés. Ce sont les caisses de salaires, quelque chose comme le régime général de Sécurité sociale, gérées exclusivement par les travailleurs, qui payent les salariés. A côté de ces caisses, il y a celles d'investissements, chargées de subventionner les outils de travail, d'investir et de créer des entreprises. « Dans une telle situation, les entreprises ne paient pas leurs salariés et ne remboursent pas d’emprunts pour l’investissement : elles affectent leur valeur ajoutée à une cotisation salaires et à une cotisation économique. »
Le statut du producteur
Le salaire à vie accompagné du droit de la propriété d'usage des outils de travail par les salariés, est un point fondamental de la proposition de B.F. Ce sont ces deux attributs qu'il désigne par « le statut politique du producteur ». Qui va en bénéficier ? « Toute personne ayant atteint l'âge de 18 ans, quel que soit son passé scolaire, son éventuel handicap, accède au statut politique du producteur, avec le salaire à vie et le droit de propriété d’usage des outils de travail. Quelle que soit aussi la nationalité. Comme le droit du travail ou les droits à la santé et à l’éducation aujourd’hui, c’est un droit accessible à tous ceux qui résident sur le territoire. »
Salaire à vie mais pas salaire unique
Bernard Friot est contre le salaire unique pour tous, et donc pour l'établissement d'une échelle des salaires. « C’est à définir collectivement, au niveau national. C’est là que les instances politiques de la nation sont nécessaires, à côté des instances économiques. Mais à partir du moment où il y a décision d’inscrire les salaires dans un rapport de 1 à 4, par exemple, chacun va pouvoir passer des épreuves de qualification fondées sur son expérience professionnelle et monter en salaire, à côté de l’autre façon de progresser qui sera automatique, à l’ancienneté. Le salaire reconnaît une capacité à contribuer à la production de valeur, plus on s’est longtemps mis en situation de contribuer à cette production, plus on a droit à un salaire élevé. Et donc, il y a une progression à l’ancienneté. » et d'ajouter : « Portons à 1 700 euros net (soit l’actuel salaire médian) toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. »
Salaire à vie et conventionnement
B.F. ne fonctionne pas sur le mode du tout ou rien. Lorsqu'il propose de transférer la propriété d'usage des entreprises aux salariés, il ne prétend pas que cela puisse se faire du jour au lendemain, pour toutes les entreprises et en même temps. Ce qu'il veut, c'est d'impulser ce processus. Voilà ce qu'il imagine : « Les caisses de salaires ne verseront pas tout le salaire en espèces : elles abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture (mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale). Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes, qui produiront selon des normes décidées par délibération collective de la convention. Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans ces domaines échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi. »
Roger Hillel 14 juillet 2020