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Billet de blog 26 mai 2023

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« Décivilisation », un terme qui renvoie au mépris de classe et au regard colonial

Par François Gèze et Alain Ruscio. Après les faits divers tragiques ayant suivi l’agression d’extrême droite contre le maire de Saint-Brévin-les-Pins, Emmanuel Macron a fait le 24 mai une étonnante déclaration : « Il faut contrer ce processus de décivilisation ». Un terme qui renvoie au mépris de classe et au regard colonial, et appartient clairement au lexique de l’extrême droite.

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Réagissant à chaud à une succession de faits divers tragiques dont la mort de trois policiers à Roubaix par la faute d’un chauffard ivre, l’assassinat à Reims d’une infirmière par un malade mental, la mort d’une fillette percutée par une voiture à Trappes et les fusillades meurtrières à Marseille et à Paris, tous intervenus après l’agression commise par des militants d’extrême droite contre le maire de Saint-Brévin-les-Pins, Emmanuel Macron a fait le 24 mai dernier une étonnante déclaration en Conseil des ministres : « Aucune violence n’est légitime, qu’elle soit verbale ou contre les personnes. Il faut travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation. »

Ce terme de « décivilisation » appartient clairement au lexique de l’extrême droite qui l’utilise notamment pour stigmatiser la « menace migratoire » décrite comme le « grand remplacement ». En témoigne par exemple un livre de l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, Décivilisation (Fayard, 2011). Mais ce qu’on ignore largement, c’est que le terme s’inscrit surtout dans une vieille tradition de l’aristocratie et de la bourgeoisie conservatrices tout au long du XIXe siècle, dont les représentations dépréciatives visaient couramment les gens du peuple ainsi que les étrangers, surtout les musulmans et les colonisés.

Avant d’être appliqué aux Blancs « ensauvagés », le mot « décivilisé » a ainsi fait partie du vocabulaire polémique des classes sociales dominantes. En 1831, un noble, naguère opposant à la Révolution, partisan de la Restauration, accusait par exemple l’« esprit révolutionnaire » d’avoir toujours abouti à « déreligieuser, démoraliser, déciviliser » les sociétés humaines[1].

Une première utilisation dans un sens lié à l’Orient a pu être trouvée en 1839 sous la plume de Delphine de Girardin[2]. Regrettant la mode vestimentaire des turqueries, « le genre oriental l’emporte décidément », elle pose la question : « Lequel de ces deux peuples, turc ou français, doit gagner au change ? »), et répond aussitôt : « Les nôtres ont déjà pris le turban. Ô grand peuple ! Quelle est ton erreur ! Que de peines tu te donnes pour te déciviliser[3] ! »

Un dictionnaire de la même époque donne le mot « déciviliser » comme synonyme de « barbariser » : « L’homme se décivilise et se barbarise quand il étouffe en son cœur tous les sentiments de pitié et d’humanité[4]. »

Il y a donc une erreur manifeste, chez Émile Littré, lorsqu’en 1874 il présente le mot comme étant un néologisme[5]. Sans être un terme nouveau, il a pris à l'approche de la fin du siècle et de la Première guerre mondiale un sens chargé avant tout de préjugés coloniaux, ces stéréotypes et ces idées fausses qui continuent aujourd'hui à être, comme le montre le site Histoire coloniale et postcoloniale (histoirecoloniale.net), le sous-bassement idéologique de l'extrême droite.

Et quand le président de la République, Emmanuel Macron, reprend à son compte ce terme, né au début du XIXe siècle pour exprimer tout le mépris des aristocrates et des bourgeois pour les classes populaires vues comme « classes dangereuses », ce terme que l'extrême droite s'est approprié au XXIe siècle dans son acception porteuse d'un racisme colonial, il exprime mieux qu'en de longs discours, en employant ce mot dans une « petite phrase » lancée en Conseil des ministres et qui n'a pas manqué d'être largement reprise, ce que sont ses choix politiques.

[1] Charles-Gaspard Toustain de Richebourg, Lettre à Messieurs les Présidens, Secrétaires, Commissaires, Membres associés adjoints, correspondants des académies et sociétés d’arts de sciences, de belles-lettres et d’archéologie, auxquelles j’ai l’honneur d’appartenir…, Paris, 1831 (Gallica).

[2] Épouse d’Émile de Girardin, fondateur du journal conservateur La Presse (créé en 1836), elle avait adopté le pseudonyme de vicomte Charles de Launay.

[3] « Courrier de Paris », La Presse, 21 décembre 1839 (texte repris et publié cette fois sous le nom de Mme Émile de Girardin, sous le titre Lettres parisiennes, Charpentier, Paris, 1843).

[4] J.-B. Richard, Enrichissement de la langue française. Dictionnaire de mots nouveaux, Chez Pilout, Paris, 1842 (Gallica).

[5] Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, L. Hachette & Cie, Paris, 2e édition, tome 2.

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