Devant l’état consternant du monde, face à l’empire du mal qui s’y étend, comment nous réconcilier avec les valeurs humanistes et leur vocation évidente à défendre justice, équilibre et bonheur dans l’intérêt de toute notre famille humaine ? Comment vivre tous ensemble heureux face au déferlement de l’amour propre, des passions et des pulsions tyranniques, à une époque où l’on fait passer l’égoïsme pour la réalisation de soi et le rejet de l’autre pour protection de notre identité ? Suffit-il de nous donner la main pour espérer que tout aille mieux ? Est-ce bien réaliste alors que l’homme est un loup pour l’homme ?
Dans cette quête du salut, dans ce que l'aventure humaine nous offre de splendeur et de tragique, il ne tient qu’à nous de trouver une perspective commune pour nous libérer de l'emprise du mal et œuvrer ensemble pour le bien commun. Cette exigence de conscience est simple, elle est même la clé de notre avenir. Mais comment prétendre avancer vers cet idéal lorsque, chaque jour, des drames insoutenables viennent rappeler notre incapacité à répondre à cet appel ? Car en ces temps sombres et incertains, il est des ombres qui hantent l’esprit. L’une d’elle jaillit des ténèbres du désespoir. Un petit enfant titubant, là, face caméra, poussiéreux, le regard éperdu. Autour de lui, des gravats ; sous ses pieds, les décombres d’un hôpital anéanti. Ses cris déchirants soulèvent le cœur, cherchant désespérément sa mère disparue, emportée par un déluge de bombes. Tout comme le reste de sa famille tenue en cage, dévastée par les raids incessants, les privations et les maladies. Cette innocence meurtrie n’est pas une anecdote. C’est une énième vie brisée parmi les nôtres, entre des milliers déchirant le ciel, résonnant partout, chaque jour. C’est d’abord un membre de notre famille humaine, dont les pleurs résonnent comme un appel à notre commune humanité.
Comme ces cris de Hind, 6 ans, piégée sous les bombes israéliennes durant de longues heures d’appels aux secours, avant que l’ambulance dépêchée ne soit elle-même pulvérisée. Comme ceux d’Anna, 8 ans, ensevelie sous le théâtre de Marioupol transformé par les forces armées russes en charnier. Comme ceux de Modou, 3 ans, assassiné par les impitoyables milices RSF dans les rues criblées de Khartoum. Comme ceux de Mila, 10 mois, tuée dans les bras de sa mère dans les attaques sanglantes du Hamas. Leurs noms diffèrent, mais leur sang coule de la même couleur. Mêmes chœurs célestes qui entonnent leur mélopée plaintive au milieu de la folie des hommes, des villes réduites en cendres et des corps déchiquetés. Même famille. Même terreur. Même abandon. Ces horreurs m’étranglent autant qu’elles me condamnent. Car ce silence complice face au tragique, je l’ai partagé moi aussi, le visage terré dans la résignation. J’ai pourtant su brandir l’étendard de la solidarité, condamnant l’invasion russe en Ukraine, multipliant les envolées humanistes devant les images atroces de Boutcha. J’ai pleuré la mort des civils frappés par la terreur épouvantable du 7 octobre comme devant l’anéantissement barbare de Gaza et son lot d’atrocités commises contre des centaines de milliers d’innocents. Mais combien de fois ma colère de l’instant s’est-elle dissipée aussi vite qu’elle était venue ?
Les cris d’indignation ont évidemment leur vertu mais ils ne viennent jamais seuls à bout des bourreaux. La colère donne de la voix mais n’est qu’une ébullition émotionnelle pure et passagère, un trop plein de douleurs que l’on vide en place publique. Cette émotivité de bienséance s’accorde trop souvent avec de l’indifférence, les quotas de larmes et les slogans. Les posts enflammés sur les réseaux sociaux s’éteignent aussi vite qu’ils prennent vie. La colère soulage plus qu’elle ne transforme. Spectacle cathartique où chacun joue son rôle. Des pétitions sont signées entre deux clics compulsifs d’achats sur Amazon, entre un tutoriel beauté et un clip de chatons mignons. Doux vertige qui nous fait accepter cette cruauté depuis nos canapés, à quelques heures d’avion. De Gaza à Marioupol, de Khartoum à Haïti, les récits de souffrance défilent pêle-mêle sous nos yeux comme autant d’illustrations accablantes de notre échec. Notre échec à voir en chaque vie un miroir. Nous avons divorcé de nous-mêmes en acceptant que ces enfants - qui pourraient être les nôtres - meurent ainsi à quelques milliers de kilomètres de chez nous, en laissant errer dans nos esprits le souvenir meurtri de Hind, d’Anna, de Modou et de Mila sans sourciller. Et pendant ce temps, dans l’ombre des puissants, persiste un discours de justification, pétri de mots vidés de leurs sens et d’étiquetage cynique.
Des actes barbares sont commis au nom de la « civilisation ». Les droits d’un peuple sont niés au nom de la « démocratie ». Tout cela au nom de la noblesse de l'objectif poursuivi et de son caractère irrécusable, par l'invocation d'un « bien supérieur » excusant ce mal qu'on serait obligé d'infliger. C’est ainsi que les finalités l’emportent sur la raison, empêchant de discerner le bien du mal, contrevenant à ce que nous savons être juste, à ce que le sens moral universel commande, à ce que dicte le bon sens élémentaire. C’est ainsi qu’il faut tuer pour la « paix », affamer pour sa « sécurité ». Mais quelle« sécurité » espère-t-on trouver dans le massacre de familles, de femmes, d’enfants ?! Quelle « paix » peut naître des cadavres fumants d’un kibboutz, d’un festival de musique, d’une école, d’un camp de réfugiés ?! Le réel est ainsi perverti, instrumentalisé, manipulé, transformant les « crimes » en « vertus », les « bourreaux » en « victimes », même lorsque la réalité contraire, visible à tous, crève les yeux. Valider ces travers de raisonnements, c’est accepter qu’un jour, ce soit notre tour.
Et si demain, les bombes tombaient sur Paris, Lyon ou Marseille, combien de ces intellectuels, journalistes, hommes politiques, qui aujourd’hui relativisent ou minimisent l’horreur, auraient le courage de dénoncer ? Seraient-ils déjà enrôlés dans la machine du fascisme naissant, se croyant élevés au-dessus des autres, se pensant supérieurs, dans la vision d’une humanité partagée en deux camps opposés de nature, justifiant tous les fanatismes, toutes les ségrégations et toutes les violences ? « Eux » contre « nous » ? C’est là l’essence du fascisme : la hiérarchisation des existences. Une logique qui transforme l’autre en ennemi, en obstacle à éliminer. Et ce fascisme-là, il n’est pas loin. Il point déjà à l’horizon. Il grandit chaque jour, nourri par notre silence, par notre indifférence, par notre incapacité à voir dans l’enfant de Gaza notre propre reflet. Le reflet d’une humanité commune où chaque enfant qui meurt sous les bombes, chaque fois qu’une mère pleure son bébé, c’est un fragment de nous-mêmes que l’on perd.
Que faire maintenant contre cette effroyable entreprise du mal qui s’étend ? Tout d'abord, il faut la remarquer, la dénoncer pour ce qu’elle est, et ne pas faire semblant de rien : un crime est un crime, une horreur est une horreur. Rendre témoignage à la vérité, c’est ainsi comprendre qu’il n’y aura jamais de paix sans justice, de justice sans vérité, de vérité sans amour, d’amour sans espérance. C’est sur ce chemin de salut, pétri du vrai amour, que l’on peut rompre l’engrenage du mal et vaincre la mort de l’âme. Par un amour véritable, ouvert à tous, non pas réservé à ses seuls semblables, non pas celui des bisounours entre autres parodies d’amour hypocrites offertes en pitance par Disneyland entre autres attrape-nigauds, mais dans un amour en vérité, libre et inconditionnel. Car même soumis à ceux qui nous maudissent, nous maltraitent et nous persécutent, en faisant œuvre de miséricorde, on ouvre une brèche d’espérance dans le regard de l’oppresseur. C’est ainsi que l’amour libère de la haine et de la peur, et rend possible un vrai changement de vie, par nos choix individuels, ici et maintenant. Et quand cet amour nous restera à la conscience jusqu’à cadencer notre marche, nous serons enfin humains.