La Suisse vient de créer une loi spécifique pour sanctionner les mariages forcés. Ce qui était auparavant puni pour raison de contrainte et sur dénonciation devient un délit poursuivi d’office. La loi concerne également les mariages forcés commis à l’étranger. Quelques réflexions sur un sujet moins simple qu’il n’en a l’air.

1. Le fait que ce délit soit poursuivi d’office indique bien qu’il contrevient à une règle fondamentale de la culture libérale. Le libre choix individuel, pierre angulaire du libéralisme, est la règle contre toute autre. Toucher à ce libre choix, ou laisser un délit se perpétuer s’il n’est pas dénoncé, c’est une atteinte à nos propres valeurs. La culture du consentement et du libre choix individuel est donc ici réaffirmée on ne peut plus clairement. Il n’y aura pas de place pour faire autrement. Ce n'est plus une question personnelle, c'est une affaire de principe.
2. L’officier d’Etat civil sera en première ligne pour établir ou non le délit. Mais pour cela il faudra que l’une des deux parties, ou les deux, admettent que c’est un mariage non consenti. Ce qui n’est pas garanti, pour au moins deux raisons:
- la peur de représailles éventuelles, comme une contrainte physique ou une exclusion de la communauté d’origine;
- la résignation, ou l’acceptation par les époux de la culture d’origine.
J’y reviens plus loin.
3. Cette loi impose la dissolution automatique d’anciens mariages forcés s’ils viennent à être connus, même si les partenaires du couple sont d’un avis contraire. C’est le «divorce forcé» express. On pourrait imaginer que le mariage, même arrangé, se passe bien, que le couple a été «bien choisi» et accepte l’union. Paradoxalement les partenaires n’auront ici plus le libre choix individuel. C’est une curieuse rigidité dans la loi.
4. La loi n’autorisera pas les mariages entre personnes de moins de 18 ans, même dans le cas où la loi du pays d’origine le permettrait. Il semble évident de coupler la loi avec la majorité civile et juridique. C’est là encore une expression du libre consentement.
5. La question de la culture est primordiale. Il faut réaliser que le mariage forcé, ou arrangé par les familles, appelé aussi parfois mariage de

raison, a été longtemps pratiqué dans certaines couches de la société européenne. On mariait des familles, des intérêts territoriaux, des patrimoines, plus que des individus. C’était la règle dans une culture où la survie du clan primait sur la liberté individuelle parce que le clan assurait une place à l’individu. La conscience individuelle et le libre choix personnel sont le résultat d’une évolution.
La loi définit clairement ce que nous acceptons ou non. Si dans certains domaines une culture aux principes différents est admise, comme la pratique de religions non chrétiennes par exemple, dans d’autres domaines la culture locale fait loi et exclut toute autre pratique.
Le témoignage d’une jeune femme originaire des balkans et vivant en Suisse éclaire cette pratique:
«Kristina vient de terminer ses études universitaires. Elle a un boulot, un copain. Mais il ne convient pas à ses parents. «Dans ma culture, ce sont deux familles qui s’unissent, pas deux êtres. La mission de mes parents est de me trouver un mari albanophone. Si je choisis un autre homme, c’est comme si je déshonorais mon père.» Et d’ajouter pour couper court à toute fausse interprétation. «Ce n’est pas du tout lié à la religion. Mais c’est une question de tradition. Les mariages sont tous arrangés dans ma famille.»
Ce culte de la famille et des parents est très fort dans certaines cultures, comme il l’a été en partie en Europe. Le mariage assure la pérennité d’une famille ou d’un clan et de ses valeurs. Le libre choix individuel y est une notion secondaire. Mais dorénavant les couples issus de mariages arrangés n’auront plus droit de cité en Suisse. Soit ils n’y viendront pas, soit leur mariage sera dissous. La culture libérale individualiste se pose donc en modèle. Dans un siècle ou deux il sera intéressant d’observer si elle est devenue un modèle pour d’autres. Je le pense: l'individualisme est la voie logique du développement des sociétés, ne serait-ce que parce que les dominants en donnent l'exemple, et parce que les lois incitent à la responsabilité individuelle.
6. Le dernier point de réflexion est que l’on ne parle que de femmes victimes de mariages arrangés. Pourtant les hommes sont dans la même situation: ils ne connaissent pas leur éventuelle future épouse. Ils se portent candidats au mariage avec une inconnue parce que c’est leur rôle de le faire. Mais le font-ils par désir ou consentement? Si l’on considère que les femmes sont sous la contrainte et sont victimes, pourquoi n’en est-il pas de même pour les hommes? Quelle est cette étrange dissymétrie? Les hommes acceptent-ils mieux le mariage forcé que les femmes?
Il serait intéressant d’entendre des hommes issus d’une culture qui fonctionne avec les mariages arrangés.