Par Elise Keppler, directrice adjointe du programme Justice internationale à Human Rights Watch
Cet article a été publié en anglais sur Opinio Juris le 24 juin 2022.
Les gouvernements d’Afrique de l’Ouest et des pays voisins se sont réunis à Dakar, au Sénégal, à la fin du mois de mai pour discuter des moyens de faire avancer la justice pour les crimes d’atrocité dans le cadre de la tenue de procès nationaux et de la coopération avec la Cour pénale internationale (CPI).
Cette région a connu quelques succès historiques en matière de justice. Des dirigeants autrefois puissants – comme l’ancien président libérien Charles Taylor, ou le président tchadien Hissène Habré – ont été poursuivis et condamnés pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et torture lors de procès instruits par des juges et du personnel nationaux, régionaux, ou internationaux.
Mais il est aujourd’hui urgent de donner suite à ces avancées pour que, dans des contextes différents, d’autres victimes puissent à leur tour avoir accès à la justice. L’expérience récente montre qu’il faudrait procéder à une évaluation plus sobre des défis pratiques posés au niveau national par la justice pour les crimes graves et regarder, au-delà des cadres juridiques, les performances réelles de cette dernière quand il s’agit de demander des comptes aux responsables de tels crimes.
Cela est d’autant plus vrai que la justice au niveau national est présentée comme le cadre privilégié partout où cela est possible, compte tenu des capacités limitées de la CPI et de la surcharge de travail à laquelle elle est confrontée. Bien entendu, en vertu du principe de complémentarité, la CPI n’intervient que lorsque les tribunaux nationaux ne veulent ou ne peuvent pas enquêter et, le cas échéant, poursuivre les crimes internationaux les plus graves.
Au cours de la conférence, plus d’une douzaine de représentants gouvernementaux ont pris la parole, un par un, pour décrire les efforts qu’ils déploient pour promouvoir la justice au niveau national. Fait positif, les États adoptent de plus en plus des lois et des procédures nationales qui contribuent à la tenue de procès équitables et crédibles pour les crimes internationaux. A ce titre, on notera l’adoption de lois faisant du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité des infractions pénales de droit interne. Ou encore la création d’unités spécialisées chargées d’enquêter sur ces crimes et de les poursuivre, la mise en place de commissions « vérité » chargées de formuler des recommandations sur les responsabilités pour ces crimes, et l’organisation de formations visant à renforcer la capacité à enquêter et à poursuivre les crimes graves au niveau national.
Si ces initiatives peuvent être des conditions préalables pour que les auteurs de crimes graves rendent des comptes, se concentrer uniquement sur elles risque d’occulter la réalité de l’inaction, de la stagnation et des blocages qui, trop souvent, empêchent les tribunaux nationaux de rendre la justice lorsqu’ils sont amenés à prendre les devants en engageant des poursuites dans des affaires spécifiques.
Le cas décevant de la Guinée, par exemple, mérite d’être souligné. Même lorsqu’il existe une volonté certaine de faire progresser la justice et qu’un soutien international est disponible, les poursuites au niveau national sont beaucoup trop facilement bloquées, dévoyées ou compromises. Un niveau de soutien politique bien plus élevé que celui auquel on aurait pu s’attendre semble être nécessaire pour surmonter la myriade d’obstacles et de retards qui se produisent encore trop souvent et empêchent les procès de crimes d’atrocité d’être menés à terme.
Au niveau national, la Guinée a pris une mesure sans précédent en ouvrant et en menant à terme l’instruction judiciaire sur le massacre, les viols et autres abus commis par les forces de sécurité lorsqu’elles ont attaqué des manifestants pacifiques dans un stade le 28 septembre 2009.
Les progrès de cette enquête ont été hésitants, avec de brefs coups d’accélérateur lorsque la CPI s’est rendue en Guinée pour examiner la situation en vue d’une éventuelle enquête de la Cour, et grâce à la présence d’un expert international indépendant pour appuyer cet effort. Mais l’enquête a progressé ; des suspects – y compris des personnes occupant des postes officiels – ont été inculpés, et les juges ont entendu victimes, témoins et suspects.
En 2017, les autorités ont annoncé la conclusion de l’enquête, ouvrant la voie à un procès pénal. Mais cinq ans plus tard, sans avancée concrète, victimes et militants sont de plus en plus découragés par l’absence de perspectives d’un procès.
En apparence, plusieurs questions logistiques spécifiques encore en suspens seraient en passe d’être résolues. Mais si l’on prend du recul, certaines initiatives retardent également la tenue du procès. Il y a, par exemple, la réflexion menée depuis plusieurs années pour décider si le procès peut être organisé dans un bâtiment existant moyennant certaines améliorations, ou si un nouveau bâtiment devrait être construit. Au terme d’une série de discussions, il semblerait qu’un nouveau bâtiment soit effectivement en cours de construction, mais cela prend, comme on pouvait s’y attendre, énormément de temps.
Le comité de pilotage du procès – qui au départ semblait être une initiative prometteuse permettant de garantir sa bonne tenue – s’est réuni sans cohérence et trop peu fréquemment. Entre-temps, la multiplication des abus commis sous la présidence d’Alpha Condé, le coup d’État de l’année dernière, l’arrestation de Condé et la promesse non tenue d’une transition rapide vers la démocratie n’ont fait que compromettre davantage les chances que ce procès ait lieu.
Si la situation au Liberia est différente, le résultat est similaire. En 2009, une Commission Vérité et Réconciliation (CVR) pour le Liberia a produit un rapport dont les conclusions se sont avérées cruciales quant à la nécessité d’un tribunal sur les crimes de guerre pour juger les atrocités commises pendant les deux guerres civiles du pays. Des civils avaient été abattus dans leurs maisons et leurs villages, sur les marchés et sur leurs lieux de culte.
Dans certains cas, des centaines de civils ont été massacrés en l’espace de quelques heures. Des filles et des femmes ont été soumises à d’horribles violences sexuelles, notamment des viols et viols collectifs, de l’esclavage sexuel, des tortures et des atteintes à leur dignité personnelle. Des villages entiers ont été détruits et pillés. Des enfants ont été enlevés de leurs maisons et de leurs écoles et ont été enrôlés de force, souvent après avoir été témoins du meurtre de leurs parents.
Plus de dix ans après, non seulement il n’existe pas de tribunal pour les crimes de guerre au Liberia, mais le gouvernement n’a pas engagé d’action concrète pour faire avancer les perspectives de responsabilité pénale. Malgré des appels pressants en faveur de la justice lancés par plusieurs victimes, militants, leaders communautaires et membres du public, le gouvernement du président George Weah n’a d’abord manifesté qu’un intérêt modeste pour le projet de tribunal, pour ensuite rapidement faire marche arrière et garder le silence sur la question.
Lors de la dernière réunion sur la situation des droits humains au Liberia à l’ONU, à l’occasion de l’Examen périodique universel du pays, le gouvernement n’a même pas pleinement reconnu le problème de l’impunité, et a également laissé entendre que des consultations dont personne n’avait entendu parler avaient lieu sur le rapport de la CVR. Par la suite, en 2021, le gouvernement a suggéré qu’il approuvait une proposition portée par un ancien chef de guerre au Sénat libérien, qui visait à réexaminer les fondements de l’autorité de la CVR en matière de recommandations sur la responsabilité pénale.
Lors de la session de Dakar, un vice-ministre libérien a laissé entendre que le pouvoir exécutif soutenait la proposition de tribunal des crimes de guerre et que c’était le pouvoir législatif qui était en réalité responsable des progrès limités du pays en matière de responsabilité. Cette affirmation ne rendait pas compte des nombreuses occasions manquées par le président de se ranger aux côtés des victimes qui demandent justice, et de son silence persistant s’agissant des poursuites contre les personnes impliquées dans les atrocités de ces dernières années.
L’expérience d’autres pays montre que les partenaires internationaux du Liberia – notamment les Nations unies, les États-Unis et l’Union européenne – ont fourni une assistance financière et technique essentielle pour les poursuites de crimes de guerre. En ce qui concerne le Liberia, cependant, des diplomates ont indiqué à Human Rights Watch qu’en l’absence de marques d’intérêt – qu’ils n’ont toujours pas reçues – de la part du gouvernement, ils n’étaient pas en mesure d’aider aux efforts de promotion de la justice.
En République centrafricaine, la situation est plus nuancée, mais des risques considérables menacent le succès des efforts consentis en matière de justice. Le gouvernement a pris des décisions substantielles pour lutter contre l’impunité pour les crimes les plus graves commis pendant les conflits qu’a connus le pays, en déférant deux situations à la CPI et en créant une Cour pénale spéciale (CPS) en partenariat avec la communauté internationale pour poursuivre les crimes graves au niveau national.
La mise en place de la cour spéciale – composée de praticiens internationaux et nationaux – a été lente, mais a progressé jusqu’à son lancement officiel en 2018 et l’ouverture du premier procès en avril 2022. C’est dans ce contexte pourtant qu’en novembre 2021, les autorités nationales ont procédé à la libération surprise d’un suspect de la CPS – un ministre du gouvernement en exercice, accusé de crimes en tant que chef rebelle – sans même en informer les responsables de la CPS.
Des responsables nationaux ont déclaré lors de la session de Dakar que des irrégularités de procédure de la part de la cour spéciale avaient conduit à ce résultat et ont précédemment fait état d’irrégularités dans l’ordonnance judiciaire applicable dans cette affaire, bien que le suspect soit resté en liberté sans explication. Des responsables centrafricains ont déclaré à Human Rights Watch que plutôt que de se concentrer sur ce seul suspect, les progrès en matière de justice devaient être envisagés de manière plus globale. Néanmoins, le fait que les autorités nationales aient libéré un individu suspecté de crimes de guerre et que celui-ci continue à se déplacer librement envoie un message effrayant : la justice peut être contournée et reste difficile à atteindre.
Les difficultés à rendre la justice pour les crimes graves devant les tribunaux nationaux ne se limitent pas à ces exemples pris parmi les pays qui ont participé à la session de Dakar. La Côte d’Ivoire, par exemple, a réussi à créer une cellule chargée de poursuivre les crimes graves, mais ses efforts concrets se sont taris après l’adoption d’une loi d’amnistie, alors même que les autorités faisaient valoir qu’une telle loi ne devait pas faire obstacle à l’examen de toutes les affaires de crimes d’atrocité. Les procès nationaux très inégaux organisés au Nigeria pour juger les crimes graves commis dans le cadre du conflit avec Boko Haram ont été marqués par une certaine partialité et des problèmes d’équité.
La situation en Gambie, en pleine évolution, ouvre un nouveau chapitre quant aux possibilités pour les victimes d’avoir accès à des procès équitables et crédibles en cas de crimes graves. Des représentants du gouvernement, mais aussi des praticiens, des activistes et des victimes ont déployé une énergie et des efforts considérables pour demander justice pour les crimes commis sous le régime de l’ancien président Yahya Jammeh.
La Commission Vérité, Réconciliation et Réparations, qui a fait date, a formulé des recommandations pour que la justice soit rendue pour les crimes commis dans le pays, et un livre blanc sur la mise en œuvre des recommandations de la Commission a proposé la tenue de procès avec une assistance internationale. Mais la question de la transformation de ces recommandations en poursuites effectives va maintenant se poser, avec sans doute d’autres défis à relever. Nous constatons déjà que le cadre judiciaire proposé par le gouvernement est loin du niveau de clarté et de détails auxquels on pourrait s’attendre après des années de consultations sur cette question.
Le débat sur les raisons pour lesquelles les efforts de justice nationaux semblent si exposés aux risques de blocage ou de stagnation après un début ou des progrès prometteurs est souvent absent des discussions politiques sur la nécessité de tels procès. À bien des égards, ces développements rappellent pourquoi la CPI était si désespérément nécessaire en tant qu’instance de dernier recours, bien que diverses questions aient nui aux performances de la CPI et à l’administration de la justice pendant ses deux premières décennies de fonctionnement – notamment pour les crimes commis au Nigeria et en Côte d’Ivoire.
Il conviendrait de procéder à une analyse beaucoup plus approfondie des facteurs qui font obstacle aux progrès et aux stratégies qui permettent de mieux contourner un terrain difficile dans des situations concrètes spécifiques, en particulier en Guinée et au Liberia, notamment en tirant des enseignements sur la manière dont l’implication des partenaires internationaux, et parmi eux la CPI, peut contribuer à des résultats plus satisfaisants.
Les dispositifs, les lois et les procédures seront tous des moyens importants pour faire progresser la justice, mais ils ne peuvent constituer une fin en soi et toutes les personnes concernées doivent s’attendre à ce que la tâche soit complexe, même quand l’enthousiasme en faveur de la justice est grand. Il sera donc essentiel de procéder à une évaluation détaillée des éventuels obstacles (y compris logistiques) et des moyens de les surmonter, d’établir des priorités en définissant la voie à suivre pour les procès et en fixant des indicateurs spécifiques, et de demander spécifiquement l’aide d’experts aux partenaires internationaux et régionaux. Ces partenaires doivent en outre être prêts à fournir cette assistance, tant en termes d’expertise que de soutien financier, qui pourra conduire au renforcement des capacités nationales.
Les représentants de gouvernements et les professionnels de la justice doivent se considérer comme redevables envers les victimes en donnant publiquement des nouvelles régulières et transparentes qui attestent de progrès réels dans des délais raisonnables. Enfin, pour faire progresser la responsabilisation pénale, il faudra être prêt à faire preuve de persévérance pour surmonter les complexités politiques, les obstacles bureaucratiques et les ressources nécessaires.
Elise Keppler est directrice adjointe du programme Justice internationale à Human Rights Watch, où elle travaille depuis 2003 à faire progresser la justice pour les crimes graves devant les tribunaux nationaux, hybrides et internationaux, en mettant l’accent sur les crimes commis en Afrique.