Dans sa contribution au dossier « Berlinguer, le mythe perdu de la gauche » Romaric Godin développe à la fois une critique du film d’Andrea Segre et de la stratégie du compromis historique qui le nourrit. Double critique qui a naturellement tout son sens, mais qui mérite peut-être d’autres considérations que « lecture naïve », « hagiographie cinématographique » pour le film ou « béquille du capitalisme » pour la politique du PCI. La force et les faiblesses du plus grand parti communiste d’Europe occidentale exigent plus de nuances.
En ce qui concerne le film d’abord, Godin lui reproche notamment « d’effacer le mouvement autonome ». Il est vrai qu’Andrea Segre a choisi de limiter son scénario à la période 1973-1978, c’est-à-dire à la séquence historique du « compromis historique », période où le PCI est à l’apogée de sa force électorale et aux portes du pouvoir. Parti pris du cinéaste que l’on peut comprendre et qui forcement, dans sa forme biographique, ne peut qu’effleurer certains débats au sein même du PCI à propos du compromis historique et de l’opposition violente menée contre lui par le « mouvement autonome ». On peut le regretter, mais un film n’est pas un livre d’histoire. Il y a certes de la nostalgie dans « La Grande Ambizione ». Mais l’accent mis par Andrea Segre sur cette autre façon de « faire de la politique » incarnée par Berlinguer a fortement marqué les quelque 300 000 jeunes (sur 700 000 spectateurs italiens) comme le souligne bien le reportage de Cécile Debarge (épisode 2 du dossier[1]).
« Le film n’aborde pas 1969 » et les révoltes spontanées des travailleurs qui « commencent à contester l’organisation sociale et le travail », reproche Romaric Godin qui oppose la radicalité du mouvement des autonomes et la modération politique du PCI qui vise à « sauvegarder le capitalisme ». La situation est alors plus complexe. On peut s’accorder sur le fait que la stratégie du compromis historique (adoptée dans un contexte national et international très particulier qui est évoqué dans l’épisode 1 du dossier) s’est soldée par un échec. Berlinguer lui-même a reconnu qu’il avait surestimé la capacité de la DC à se réformer et que la politique de la « solidarité nationale » (adoptée après l’assassinat de Moro par les BR) l’avait coupé d’une partie de sa base ouvrière. C’est pourquoi à partir de 1980, il adopte un tournant majeur avec la stratégie de l’alternance démocratique qui exclut désormais la DC comme partenaire gouvernemental et affirme qu’il faut « repartir du conflit de classe ». Berlinguer qui meurt en 1984 n’aura pas le temps de mettre en place cette stratégie basée sur un triptyque : la « question morale » ou la mise en cause de la représentation politique, une pensée pré-écologiste (mise en avant de l’austérité anticapitaliste — que produire et comment produire en luttant pour l’emploi) en avance sur son temps et la nécessité d’une nouvelle alliance (bloc historique) entre partis, associations et mouvements de jeunes, pacifistes avec un accent particulier sur le rôle déterminant des mouvements de femmes.
Toujours est-il qu’y compris durant la phase du compromis historique, Berlinguer a toujours affirmé le combat anticapitaliste du PCI. Pour avoir vécu de près cette période en Italie et avoir notamment suivi durant plus de 10 ans les travaux d’une section de base dans un village de Toscane, je peux confirmer que ce combat était partagé par les militant. e. s.
De même, présenter le PCI comme « une institution de la Première République italienne » est réducteur. Par contre il est vrai que le parti de Gramsci-Togliatti-Berlinguer a toujours voulu mener un double combat dans les institutions et dans la rue. « Nous sommes un parti et de lutte et de gouvernement », scandaient les militants communistes dans les rues italiennes. C’est même une de ses spécificités. Il a joué, en effet, un rôle majeur dans la rédaction de la Constitution de 1946. Mais quelle constitution (!) dont l’article premier affirme que la République est fondée sur le travail et qui un peu plus loin et bien en avance sur son temps décrète le droit au salaire égal pour un travail égal entre hommes et femmes. L’antifascisme est la base du texte fondamental qui multiplie la création des contre-pouvoirs. Caractère qui est toujours refusé aujourd’hui par Giorgia Meloni.
Quant au mouvement autonome dont ne peut nier l’importance qu’il a eue entre 1969 et la fin des années 70, il faut distinguer différentes périodes. Comme l’indique l’article de Godin, le mai 68 italien est bien différent du mai français. En Italie, il est aussi sinon principalement ouvrier. Et contrairement au PCF, le PCI même s’il fut dépassé par les événements ne rompit jamais avec la révolte étudiante dont les leaders n’étaient pas excommuniés. Durant « l’automne chaud », entre 1968 et 1969, les luttes ouvrières seront les plus intenses de l’après-guerre. On pourra parler d’un climat « prérévolutionnaire ». Les jeunes ouvriers émigrés du Sud et peu syndiqués seront à la pointe du combat à Turin, Milan ou Venise. C’est dans cette mouvance que le mouvement autonome encore peu organisé prend sa place par des actions radicales et souvent violentes (sabotages, attentats contre les biens). Mais il ne faut pas s’y tromper la direction de la lutte reste bien aux mains des syndicats seuls capables de globaliser les combats. Des syndicats qui intègrent les jeunes ouvriers, qui réforment leur propre fonctionnement notamment en participant aux Conseils d’Atelier et Conseils d’usine élus par les syndiqués comme les non-syndiqués.
Le cas de la métallurgie est particulièrement exemplatif. Le secrétaire général de la FIOM-CGIL[2] Bruno Trentin qui appartient à l’aile gauche du PCI réussit l’unification des trois centrales de la métallurgie et imprime une ligne très à gauche au mouvement. Il met en avant des revendications égalitaires et qualitatives qui vont jusqu’à mettre en cause le pouvoir du capital dans l’entreprise. Et le 25 septembre 1969 à Turin lors de l’une des manifestations les plus dures de l’automne chaud, devant des dizaines de milliers de métallos gonflés à bloc, Trentin réitère la ligne radicale de l’unité syndicale et tend aussi la main aux militants de la gauche autonome et extraparlementaire qui s’en prennent avec virulence aux syndicats et à leurs dirigeants.
Bruno Trentin dit : « Si vous voulez nous diviser, affaiblir les luttes ouvrières, notre réponse sera dure. Mais nous disons : Si vous voulez participer, même de manière critique, si vous voulez travailler avec tous à modifier ce qu’il y a encore de vieux, et bureaucratique dans le syndicat, pour renforcer l’organisation dans l’unité de classe, alors la porte est ouverte… [3]». Alors le mouvement autonome est encore peu organisé — il le sera véritablement à partir de 1973 — mais exerce une influence incontestable sur la jeunesse ouvrière à travers les « Comités Unitaires de Base ». Sur le terrain le conflit avec les syndicats se poursuivra le plus souvent, mais il serait caricatural d’opposer une vertu radicale et révolutionnaire à un vice de collaboration de classe. Le mouvement autonome connaitra différents visages et structures avec des apports marxistes et léninistes orthodoxes, mais aussi, pour certains, des accents libertaires. Dans une deuxième phase, dans les années 75-77, il se radicalisera encore tandis qu’une partie de ses militants rejoindra la « lutte armée ». La mobilisation d’une partie de la jeunesse contre le « compromis historique » et plus généralement contre la ligne politique du PCI, qui n’est effectivement qu’effleurée dans le film de Segre, aura deux faces. Celle de l’autonomie violente et celle d’un courant plus ludique et sociétal (les « Indiens Métropolitains »).
Le mouvement traduisait un phénomène encore peu cerné, celui des « deux sociétés » où s’opposent les « garantis » et les « précaires » et qui sera théorisé pour la première fois par le philosophe et dirigeant communiste Alberto Asor Rosa[4]. Un concept qui était promis à un avenir indéniable. En septembre 1977, pendant trois jours l’ensemble du mouvement autonome se réunit à Bologne, la ville qui incarne le communisme « gestionnaire »[5] et une certaine mainmise du parti sur l’ensemble de la société locale. 80.000 personnes participent à des réunions, des manifestations et des spectacles, mais ce sera sans doute le chant du cygne de l’Autonomie qui va se disperser, une partie de ses troupes basculant, sous différentes formes, dans la violence et la lutte armée. L’histoire de l’Autonomie est aussi celle d’une dure répression étatique qui fut incontestablement couverte par le PCI, mais dont les responsabilités étaient aussi partagées. D’autant qu’à l’époque le terrorisme des Brigades Rouges et de ses dérivés continue de maintenir un état de tension permanente.
Mais l’échec du mouvement autonome est d’abord à rechercher dans son incapacité à tracer une perspective politique qui aurait pu créer une alternative crédible pour le mouvement ouvrier.
[1] "En Italie, le succès du film « La Grande Ambition » raconte le besoin d’une politique populaire"
[2] Syndicat socialiste et communiste de la métallurgie
[3] Pour plus de détails, voir Hugues Le Paige, « L’Héritage perdu du Parti Communiste Italien – une histoire du communisme démocratique » (Les Impressions Nouvelles), 2024, pp71 sqq
[4] Asor Rosa Alberto, 1977, Le due società. Ipotesi sulle crisi italiane, Einaudi, « Nuovo Politecnico », Torino
[5] J’ai assisté à ces trois journées où la créativité dominait. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, il n’y eut pas de heurts entre les manifestants et la police, la municipalité communiste qui avait ouvert ses infrastructures aux participants faisait profil bas. Par contre, les heurts furent nombreux entre les différentes tendances de l’Autonomie.