La réponse se trouve peut-être dans les écrits de René Girard surtout dans ses grands textes (La
Violence et le sacré, Le Bouc émissaire…) qui traitent de ce que le philosophe et anthropologue
français appellait la « crise mimétique ».
Notre pays traverse depuis 2017 des chocs successifs qui accélèrent son archipélisation par groupes
rivaux et par communautés closes sur elles-mêmes. Parmi ces groupes rivaux se dessinent peu à peu
une rivalité fondamentale entre deux grands blocs identitaires :
- d’un côté, un identitarisme d’ultra-gauche qui, tout en étant soluble dans le marketing et le
mercantilisme de la « diversité », a récupéré le thème décolonial de la haine de l’Occident,
de la raison et des « Blancs ». Un thème agrégateur de colères comme l’est celui du
néoféminisme dont les entrepreneuses, au prétexte d’une lutte contre le patriarcat bien
contre-productivement menée, entendent déconstruire les principes universalistes en les
auréolant d’un soupçon de sexisme. Ces deux courants (décolonial, néoféministe)
s’entrecroisent, s’intersectionnent en prenant la même cible : l’universalisme émancipateur
des Lumières, confondu cyniquement et hypocritement avec le concept d’hégémonie
(colonialisme, domination). Un concept qui trouve son origine chez Carl Schmitt et qui se
retrouve dans la pensée de Chantal Mouffe, l’une des principales sources d’inspiration de
Jean-Luc Mélenchon.
- L’autre bloc, en miroir, est celui des identitaires qui défendent la thèse d’un « Grand
remplacement » et se rangent sous la bannière de populistes comme Éric Zemmour. Cette
droite identitaire, maurasso-pétainiste, à des racines anciennes dans le champ intellectuel
français, mais elle a récemment trouvé à se réincarner.
Ces deux blocs, malgré une opposition de surface, défendent une même thèse sous-jacente, celle
d’un Choc des Civilisations : d’un côté, ceux voulant abattre la « Domination occidentale, blanche et
patriarcale », quitte à afficher des complaisances avec des systèmes patriarcaux rétrogrades
présentant pour seul avantage de ne pas être « blancs ».
De l’autre côté, ceux voulant défendre la forteresse du Mâle blanc occidental supposément assiégée
(par les immigrés, les féministes, les associations LGBTQI+, etc).
Une telle logique des frères ennemis, à la fois semblables dans la structure de pensée et répartis en
des camps opposés, se retrouve dans la définition schmittienne du concept d'« ennemi ». Et Carl Schmitt,
penseur profondément antidémocratique et antisémite, sert bien de référence de fond aussi bien
aux nouvelles droites identitaires qu’au leader de la France insoumise…
Revenons à René Girard qui expliquait que lorsque deux frères ennemis s’affrontent, le face-à-face
aboutissait fatalement au déclenchement d’une « crise sacrificielle » d’essence mimétique. Afin d’éviter la
conflagration totale, qui aboutirait à la destruction de la société, la violence se reporte en effet sur des figures expiatoires. Ces dernières se retrouvent prises en « tenaille » au sein d’un « piège réactif » et mimétique : elles reçoivent une double ration de haine dans un contexte de montée de cette dernière, et d’appel collectif à la désignation de coupables.
Une telle violence se reporte donc sur des figures émergeant d’une masse de plus en plus mue par le
désir de vindicte et par l’atomisation des ressentiments. Et ce sont bien entendu des figures qui,
repérant le mimétisme entre les deux camps entre lesquels chacun est sommé de « choisir »,
refusent bien entendu de faire ce choix frauduleux. Et dangereux. Des hommes politiques et des
intellectuels comme Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Gilles Clavreul, Carole Delga, Michaël
Delafosse, ou encore Caroline Fourest et Raphaël Enthoven, bien sûr le regretté Laurent Bouvet, ont,
malgré leurs divergences, pour point commun de procéder à une critique réciproque des extrêmes,
ce qui les met au centre de violences « purificatrices » et d’un tir-croisé qui, au final, les désigne
fatalement comme bouc-émissaires.
Il est donc urgent que ces personnes qui incarnent la République sociale et laïque, malmenées dans
le récent paysage politique, y retrouvent une place afin d’éviter la convergence des blocs identitaires,
et une anomie dont les précédents historiques ne sont, depuis le boulangisme, que trop connus.