La jeunesse marocaine est aujourd’hui au centre d’un paradoxe historique et démographique qui engage l’avenir du pays. Elle représente environ un tiers de la population, soit près de 12 millions d’individus âgés de 15 à 34 ans. Dans un Maroc qui compte 38 millions d’habitants, dont l’âge médian est de 30 ans, cette catégorie incarne à la fois une opportunité de développement et une vulnérabilité politique.
Le Maroc vit une phase avancée de sa transition démographique, l’effectif des jeunes ralentit dans sa croissance, la fécondité s’établit à 2,3 enfants par femme, et la proportion des personnes âgées augmente progressivement. Cette configuration correspond à ce que les démographes appellent une “fenêtre d’opportunité démographique”, une période durant laquelle l’augmentation de la population en âge actif pourrait devenir un levier de croissance économique.
Pourtant, loin de transformer ce potentiel en dividende, le Maroc laisse sa jeunesse prisonnière d’un marché du travail saturé et d’institutions défaillantes.
Un chômage massif et structurel piège la jeunesse dans l’exclusion. Selon les chiffres du Haut-Commissariat au Plan, 33,4% des jeunes de 15 à 29 ans sont au chômage, avec un taux plus élevé en milieu urbain et chez les diplômés de l’enseignement supérieur. Les diplômés et les femmes subissent le plus durement cette exclusion.
Ce chômage structurel illustre la faillite d’un modèle économique peu diversifié, où les secteurs porteurs d’emplois stables ne parviennent pas à émerger face à la prédominance de secteurs volatils et peu intensifs en main-d’œuvre qualifiée. De surcroît, plus de 4,5 millions de jeunes de 15 à 24 ans ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation (NEET), soit 25% des jeunes. Cette exclusion massive traduit non seulement une inefficacité des politiques de formation et d’insertion, mais aussi une perte économique nette et un gâchis de capital humain.
Le rapport entre la jeunesse marocaine et l’État dit beaucoup sur la fracture qui s’élargit aujourd’hui. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, selon les résultats se la 7e vague du World Values Survey, 42% des jeunes de 16 à 29 ans disent ne pas faire confiance aux forces armées, 51% à la police, 64% au système judiciaire. La défiance est encore plus marquée vis-à-vis du politique : 81 % n’ont pas confiance dans le gouvernement, 82% dans les partis politiques, et 74% ne croient pas aux élections. Même l’université, 58% des jeunes n’y voient pas une institution crédible, 56% parmi eux sont des jeunes ayant de 16 à 24 ans.
C’est alors tout l’édifice institutionnel qui vacille aux yeux d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les structures existantes, perçues comme verrouillées et indifférentes à ses préoccupations. Ces chiffres, loin d’être un simple constat statistique, ils révèlent une rupture de confiance qui fragilise le contrat social et nourrit une jeunesse en quête de nouveaux repères. Le Maroc vit ainsi une situation de « crise de la représentation », les jeunes, massivement connectés et exposés à une multitude d’informations dont la fiabilité n’est pas toujours vérifiée, n’ont pas de canal institutionnel pour traduire leurs demandes en réformes concrètes. Le numérique devient alors une agora parallèle, un espace où s’élabore un contre-discours politique, hors du champ officiel.
L’histoire récente rappelle les dangers de l’exclusion des jeunes. Le rôle de la jeunesse dans les événements de 2011 à travers le monde arabe constitue un rappel brutal de ce que représente une génération lorsqu’elle est privée d’avenir. À Tunis, au Caire, à Sanaa ou à Rabat, ce sont d’abord des jeunes qui ont pris la rue pour réclamer dignité, justice et liberté.
Le Maroc, bien que relativement épargné par la radicalité des bouleversements qui ont secoué ses voisins, n’a pas échappé à cette dynamique. Le mouvement du 20 février, largement porté par une jeunesse urbaine et connectée, a exprimé des revendications très similaires : fin de la corruption, plus de justice sociale, réformes démocratiques et reconnaissance des droits fondamentaux.
Si les réformes institutionnelles de 2011, notamment la nouvelle Constitution, ont permis de contenir la contestation, elles n’ont pas répondu aux attentes de fond. La jeunesse qui a occupé les places publiques et animé les débats en ligne ne cherchait pas seulement un changement de texte, mais une transformation réelle du système économique et politique, une ouverture qui lui permettrait de se projeter dans son propre pays.
Quatorze ans plus tard, les revendications restent les mêmes, mais plus sociales qu’idéologiques. Chômage massif, inégalités, qualité dégradée de l’éducation et de la santé, absence de mobilité sociale et méfiance vis-à-vis des institutions. La jeunesse marocaine d’aujourd’hui réclame des revendications d’abord sociales et élémentaires. Un hôpital digne de ce nom, une université qui forme et qui ouvre des perspectives réelles, une administration plus transparente et plus juste.
La jeunesse n’attend pas de grandes révolutions idéologiques, elle demande simplement que l’État remplisse sa mission fondamentale, celle d’assurer des services publics de qualité et des opportunités d’insertion. La jeunesse ne réclame que ce qui lui revient de droit, et c’est précisément cette légitimité qui rend encore plus scandaleuse la répression dont elle fait l’objet.
Le Hirak du Rif en 2016 a cristallisé cette contradiction. Des milliers de jeunes ont investi la rue non pas pour réclamer la chute du régime, mais pour dénoncer l’abandon d’une région, l’absence d’hôpital, l’injustice sociale, le chômage endémique. Pourtant, leur contestation s’est soldée par de lourdes condamnations, allant jusqu’à vingt ans de prison. Même lorsque les revendications de la jeunesse s’inscrivent dans le champ social et évitent le terrain politique frontal, elles se heurtent à un appareil sécuritaire qui les lit comme une menace existentielle.
L’écart entre aspirations légitimes et répression révèle une jeunesse fragilisée par son manque de relais institutionnels et d’encadrement. Elle exprime des demandes justes, mais souvent sans organisation ni stratégie politique structurée. Le déficit d’expérience et l’incapacité à transformer la colère en projet concret affaiblissent la portée des mobilisations. Les revendications apparaissent alors diffuses, parfois vagues et déconnectées d’un plan d’action cohérent.
Dans ce vide, la violence devient un langage de substitution, qu’elle se manifeste dans la réaction disproportionnée des forces de l’ordre ou dans les débordements de certains manifestants. Cette spirale affaiblit le sens même des mobilisations et permet au pouvoir de criminaliser la contestation, présentant la jeunesse comme incontrôlable, illégitime, voire dangereuse.
Le résultat est un double échec alors. Un échec de l’État qui refuse d’entendre des demandes minimales et les transforme en contentieux sécuritaires, et un échec de la jeunesse qui, faute de cadres et de vision stratégique, voit ses revendications étouffées et ses porte-paroles brisés par la répression. Or, ce cercle vicieux est le produit d’une relation bloquée entre une génération avide de dignité sociale et un système institutionnel incapable de la reconnaître autrement que comme une menace.