Le système politique marocain se distingue par une architecture complexe où se mêlent des institutions formelles et des réseaux d’acteurs informels, unis autour d’une mission centrale : représenter et protéger les intérêts stratégiques du pouvoir politique. Dans ce maillage dense, les sphères politiques, économiques et sociales s’entrelacent, dirigées par une hiérarchie hybride qui associe rigueur institutionnelle et souplesse informelle. Cette double logique, oscillant entre protocoles officiels et canaux souterrains, offre au pouvoir une flexibilité opérationnelle redoutablement efficace tout en consolidant son autorité. Les rapports de force se jouent dans une nébuleuse où la multiplicité des acteurs et la diversité de leurs intérêts brouillent les cartes. Les conflits latents et les alliances changeantes qui animent ces réseaux ajoutent une couche supplémentaire de complexité. Résultat : le processus de prise de décision demeure insaisissable, rendant toute tentative de décoder les véritables mécanismes de gouvernance aussi fascinante que périlleuse.
La complexité et l’ambiguïté des rapports de pouvoir au Maroc trouvent leur incarnation dans le Makhzen, véritable pilier idéologique et organisationnel du pouvoir central. Plus qu’un simple appareil de gouvernance, cette superstructure, profondément ancrée dans l’histoire, symbolise la continuité d’un système qui s’étend sur plusieurs siècles. Initialement conçu comme un mécanisme de gestion tribale et territoriale, le Makhzen a su, au fil du temps, se réinventer pour répondre aux défis de la modernité tout en préservant ses fondations traditionnelles. Cette remarquable capacité d’adaptation repose sur une stratégie bien rodée : intégrer les nouvelles élites émergentes, exploiter les dynamiques globales et s’ajuster aux transformations sociétales marocaines. À la croisée des chemins entre continuité et changement, cette entité joue un rôle central dans la pérennité de l’ordre établi. Il incarne une gouvernance hybride, capable de naviguer entre les pressions internes et externes, tout en restant fidèle à une logique propre, où le contrôle, l’adaptation et la préservation de l’autorité centrale demeurent les maîtres-mots.
Dans le paysage politique de la région arabe, les débats académiques et populaires reviennent fréquemment sur les concepts de l’alliance entre pouvoir et argent, l’économie de rente et la corruption. Si ces phénomènes se distinguent par leur caractère chronique et systémique, ils prennent une dimension encore plus inquiétante lorsqu’ils deviennent institutionnalisés et légitimés par des lois et décrets, transformant la corruption en un rouage essentiel des régimes autoritaires. L’exemple le plus frappant de cette corruption institutionnalisée fut observé en Tunisie sous le régime de Benali. En connivence avec le clan Trabelsi, la présidence, usant de la réglementation, s’est arrogée le contrôle de l’économie nationale, concentrant les richesses au profit d’une élite restreinte. Cette capture économique a exacerbé les inégalités sociales et territoriales, déviant les ressources nationales pour servir les intérêts privés du cercle du pouvoir.
Le Maroc, à son tour, n’échappe pas à ces mécanismes de captation des richesses. Ces systèmes, bien que variant dans leur intensité et leurs manifestations, partagent une caractéristique fondamentale : ils détournent les ressources publiques pour préserver et renforcer les intérêts des élites dominantes, souvent au détriment de vastes segments de la population. Dans ces régimes, la corruption ne se limite pas à un abus de pouvoir individuel. Elle devient une stratégie de gouvernance, ancrée dans les structures mêmes de l’État. En 2011, les manifestations du Printemps Arabe dans leur version marocaine, portées par les militants du Mouvement du 20 février, ont placé la lutte contre la corruption au cœur de leurs revendications. L’une des exigences les plus symboliques était la séparation entre le pouvoir politique et économique, dénonçant une collusion qui asphyxiait les aspirations démocratiques du pays. Parmi les images les plus marquantes de ces manifestations, une banderole caricaturant Mohammed Mounir Majidi, directeur du Secrétariat particulier du roi Mohammed VI, en poulpe tentaculaire. Chaque tentacule renvoie à un acteur économique influent, dont on trouve par exemple Hassan Bouhemou, alors PDG de la holding royale, et le milliardaire Aziz Akhannouch à l’époque ministre de l’Agriculture.
Cette caricature n’était pas qu’un simple geste de défi ; elle incarnait une critique profonde d’un système où la concentration des pouvoirs entre les mains de quelques figures emblématiques masque une réalité plus vaste et systémique. La corruption ne se limite pas à des individus ou à des actes isolés. Elle est enracinée dans des structures et des réseaux solidement établis, mêlant acteurs politiques, économiques et institutionnels. Cette toile d’interdépendance tisse un système où les intérêts privés priment systématiquement sur les priorités publiques, dévoyant les mécanismes de gouvernance. Pire encore, cette corruption institutionnalisée est habilement dissimulée sous un vernis de légalité. Lois et décrets servent à légitimer des pratiques qui, tout en restant profondément iniques, renforcent l’emprise du pouvoir sur l’économie et les populations.
S’agit-il d’une capture de l’Etat marocain ?
L’appropriation des institutions publiques par des intérêts privés ou étroits trouve une résonance particulière dans le contexte du Maroc. Ce phénomène, bien que global, est particulièrement marqué dans les économies en développement, où des élites ou des groupes d’intérêts parviennent à infléchir les décisions publiques à leur avantage. Mais cette dynamique dépasse le simple opportunisme consistant à manipuler les réglementations existantes pour légitimer des pratiques corruptives. Elle s’enracine dans des stratégies bien plus insidieuses visant à façonner la réglementation elle-même en fonction des intérêts particuliers de ces groupes. Au cœur de ce processus, on observe une capture systématique des institutions. Ces acteurs, qu’ils soient issus du secteur privé ou des cercles étatiques, exercent une influence prépondérante sur les organes de décision, redéfinissant les règles économiques et politiques pour servir leur propre enrichissement. Cela passe par l’adoption de lois, de régulations ou de politiques publiques qui limitent l’accès aux ressources stratégiques, renforcent des positions monopolistiques et protègent les privilèges acquis.
Le scandale de corruption impliquant Jacob Zuma, ancien président de l’Afrique du Sud, illustre avec éclat cette dynamique. En collusion avec la famille Gupta, une influente dynastie indienne d’hommes d’affaires, Zuma a orchestré un vaste réseau de malversations. Grâce à leur proximité avec le pouvoir, les Gupta ont obtenu un accès privilégié aux ressources stratégiques de l’État, remporté des contrats publics et influencé les nominations aux plus hautes fonctions gouvernementales. Cette capture systémique a érodé les fondations des institutions publiques sud-africaines, affaiblissant leur capacité à agir dans l’intérêt général et exacerbant les inégalités. Ce scandale a fait l’objet d’une enquête approfondie par la Commission judiciaire dirigée par le juge Raymond Zondo. Le rapport en six volumes qu’elle a produit a mis en lumière les mécanismes institutionnels, les acteurs impliqués et les processus de nomination qui ont permis cette emprise sur l’État. Un tel rapport, toutefois, reste inimaginable dans les régimes autoritaires de l’Afrique et du Moyen Orient, où la capture des institutions se dissimule sous une opacité institutionnalisée.
Historiquement, le Makhzen a été le pilier de la centralisation du pouvoir au Maroc. Après l’indépendance en 1956, il a renforcé son contrôle sur les institutions publiques, en partie grâce à l’intégration des élites économiques et politiques dans son orbite. L’anthropologue marocain Abdellah Hammoudi constatait, en 2001 déjà, que cette structure se fonde sur la Maison Royale comme pilier fondamental s’articulant elle-même autour du Roi vers lequel converge les trois pouvoirs de l’Etat, à laquelle on ajoute les différentes élites économiques, politiques et religieuses -ajoutons nous- et l’armée. Ce système repose sur une redistribution stratégique des ressources et des privilèges, créant un réseau d’allégeances qui assure sa pérennité. Les secteurs stratégiques restent largement dominés par des entités proches et/ou relevant du Makhzen. Ces monopoles ou oligopoles économiques permettent non seulement de générer des revenus considérables, mais aussi de maintenir une emprise sur les acteurs économiques privés, limitant ainsi leur capacité à contester l’ordre établi.
L'actuel Chef du gouvernement marocain, Aziz Akhannouch, peut servir d'exemple éclairant pour illustrer les dynamiques entre les sphères politique et économique. Deuxième milliardaire du pays, après le roi Mohammed VI, et fidèle allié du Makhzen, Akhannouch incarne à lui seul les liens étroits entre pouvoir politique et intérêts économiques. Héritier d'une fortune bâtie par son père, Ahmed Oulhadj, il a habilement consolidé l'empire familial, qu’il partage avec la famille Wakrim, en s’appuyant sur des réseaux d'influence et des pratiques clientélistes. Tout en occupant le poste de ministre de l’Agriculture de 2007 jusqu-à sa nomination en tant que Chef du gouvernement en 2021.
En 2018, la société Afriquia, propriété de sa holding Akwa Group, se retrouve au centre d'une vaste campagne de boycott numérique contestant ce mariage du pouvoir et de l’argent, alimentée par des appels à son départ immédiat sur les réseaux sociaux : #أخنوش_ارحل (Akhannouch dégage !). Malgré cette pression, il n'a jamais quitté la scène, ni politique ni économique. Un an plus tard, une enquête du Conseil de la Concurrence révèle que la société du clan Akhannouch, aux côtés des géants du marché des carburants, ont réalisé des superprofits à hauteur de 1,6 milliard de dollars (environ 17 milliards de dirhams) entre 2016 et 2018, grâce à leurs ententes sur les prix. Un fait qui ne surprend guère au regard du développement de l’entreprise, qui a prospéré grâce aux relations clientélaires de son patron. En effet, en 2005, Afriquia acquiert la SOMEPI, ancien leader du secteur pétrolier marocain, dans des conditions controversées. Cette transaction, facilitée par Attijariwafa Bank, la banque du holding royal, a été marquée par des pressions sur Mustapha Amhal, patron du groupe Amhal, alors en difficulté financière, tout en permettant à Akwa Group d'obtenir des crédits pour finaliser l'achat.
Récemment, une affaire relative à un appel d’offres pour la construction d’une station de dessalement d’eau de mer dans la région de Casablanca-Settat a suscité de vives critiques. Le projet dont le coût est d'environ 1,5 milliard de dollars, prévoit une capacité initiale de 548 000 m3/jour, extensible à 822 000 m3/jour. Le consortium retenu pour ce projet de partenariat privé-public inclut Afriquia Gaz, filiale d’Akwa Group, Green of Africa (joint-venture entre Akwa Group et O Capital Group appartenant au troisième milliardaire marocain après le roi et le Chef du gouvernement, Othman Benjelloun), et l’espagnole Acciona. Toutefois, selon une enquête publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa, Afriquia Gaz et Green of Africa ne répondaient pas aux critères techniques requis, laissant Acciona comme seul membre techniquement qualifié du consortium. Le processus d’appel d’offres, régi par un comité national présidé par le Chef du gouvernement en vertu du décret n° 703-20-2, a été critiqué pour son manque de transparence. Ce comité, qui décide en dernière instance de l’attribution du projet, a renforcé les soupçons de conflits d’intérêts, compte tenu de l’implication directe d’Akhannouch. De surcroît, l’enquête a révélé ainsi que Nareva, leader national de l’énergie renouvelable et filiale du holding royal, initialement associée à Suez et Itochu, a rejoint Engie après la faillite d’Abengoa, brisant les règles établies. Ce changement est intervenu alors que Nareva et Engie avaient déjà remporté l’appel d’offres pour une station similaire à Dakhla en 2018.
Des années de lutte annoncée contre la corruption au Maroc semblent s’être soldées par un gaspillage de ressources et une stagnation flagrante. Budgets dilapidés, réformes avortées, et espoirs déçus laissent place à une réalité troublante : un Chef de gouvernement qui, au lieu de servir l’intérêt général, privilégie ses intérêts personnels, et les défend, au sein du Parlement.
Lors de la séance plénière du 16 décembre de l’année dernière, consacrée aux questions orales adressées au Chef du gouvernement, ce dernier a vigoureusement défendu l’attribution du projet de la station de dessalement de Casablanca-Settat. Il a affirmé que l’appel d’offres s’était déroulé ‘‘en toute transparence’’ et que le groupe sélectionné avait présenté ‘‘la candidature la plus séduisante’’. Mais ce qui a marqué les esprits, sa réaction à la députée ayant soulevé, indirectement, des doutes sur l’intégrité du processus : une menace à peine voilée – « Demande qui est Ahmed Oulhadj (son père)! À ce qui paraît, tu ne connais pas très bien les gens d’Agadir. »
Cette sortie révèle bien plus qu’un simple dérapage verbal, elle symbolise une dynamique enracinée dans la captation de l’État, de ses institutions et de son cadre réglementaire. La question se pose alors : sommes-nous face à une simple dérive corruptionnelle ou à une capture de l’économie, des institutions de l’Etat et de la réglementation ? Ou tout simplement à une makhzénisation de l’économie ?
Le terme makhzénisation renvoie au fait d’être coopté ou récupéré par le Makhzen, ou, plus largement, à l’imprégnation de l’esprit de celui-ci. Ce phénomène dépasse la corruption classique. Il s’agit d’une restructuration de l’action publique pour en faire un levier au service d’un cercle restreint, modifiant ainsi les contours mêmes de la gouvernance. L’impact se fait sentir sur plusieurs plans. La capture alimente les inégalités économiques, affaiblit la transparence et l’efficacité de la gouvernance, freine l’innovation et la concurrence. La réglementation, autrefois destinée à promouvoir l’équité et la concurrence, devient un outil d’exclusion et de verrouillage des opportunités économiques.
En revanche, la capture ne s’arrête pas aux sphères économiques et politiques. Elle s’étend insidieusement aux domaines sociaux et culturels. Les médias, les journalistes, et même certains acteurs de la société civile subissent une pression constante. Par la cooptation ou la marginalisation, ces voix sont muselées ou orientées, neutralisant tout discours critique.
Le Maroc, à la croisée des chemins, doit répondre à une question cruciale : peut-il se libérer de cet étau pour renouer avec une gouvernance tournée vers le bien commun, ou restera-t-il prisonnier d’un système qui perpétue inégalités et stagnation ?