A69 : l’argument du désenclavement ne tient pas la route !
Les inconditionnels de l’A69, dont le chantier a démarré entre Castres et Toulouse avancent deux idées essentielles pour refuser que soit reconsidéré le projet, comme le demandent le Collectif La Voie est libre ainsi que nombre d’associations environnementales et plus de 1500 chercheurs, rejoints ces derniers temps par une majorité des habitants du Tarn et de la Haute Garonne, les deux départements concernés.[1]
La première de ces idées à trait à l’« Etat de droit » car, disent-ils, toutes les procédures administratives et légales ont été suivies et surmontées depuis une quinzaine d’années ; et la seconde concerne le fameux « désenclavement » du Sud-Tarn, territoire qui, selon la présidente du Conseil régional Carole Delga, « suinte la misère » à cause de son « enclavement »[2] ; assertion cavalière qu’elle a accompagnée à diverses reprises de « données statistiques » fausses contredites par une interrogation d’1/4h du comparateur des territoires mis à disposition par l’INSEE...[3]
J’ai dit récemment ce qu’il fallait penser de la première raison invoquée.[4]
Je voudrais aujourd’hui revenir simplement sur la seconde, puisque l’actualité nous donne un nouvel exemple de l’inanité de l’argument économique favori de tous les bitumeurs : celui du « désenclavement-qui-empêcherait-le-déclin-territorial » ou du « désenclavement-qui-développerait-l’activité-et-l’emploi », les deux allant de pair...
Un tout récent reportage de Médiapart nous apprend en effet que la ville d’Argentan a perdu cette année deux entreprises et qu’une autre (l’équipementier automobile Marelli) fermera définitivement en janvier pour être délocalisée en Slovaquie.[5]
J’ai donc fait quelques recherches pour mieux comprendre et situer ce nouveau drame social, puisqu’il s’agit bien de cela : dans ce département sinistré du point de vue industriel, cette entreprise a déjà perdu la moitié de ses quelques 300 salariés depuis 2017, et la grève symbolique de trois jours n’a pas fait bouger d’un iota les visées des décideurs, notamment celles de KKR, un fonds d’investissement et de pension américain qui tire les ficelles depuis 2019.
Engagé dans la lutte contre l’A69 depuis des années et connaissant les faux arguments économiques et sociaux avancés par ses promoteurs, c’est tout naturellement que je me suis posé deux questions : la fermeture de ces usines est-elle due au manque d’infrastructures, notamment en matière de transport et de desserte autoroutière ? Et qu’en est-il, dans cette ville normande, de ce fameux « désenclavement » lié à ce non moins fameux « développement » tant recherché ? Une rapide recherche d’une paire d’heures me parait très instructive, et permet de réfléchir plus sérieusement que ne le font les pro-A69. Qu’ai-je trouvé, en fait ?
-Premièrement qu’Argentan, située dans l’Orne, est desservie depuis août 2010 par l’A88 qui a doublé la RN158, de sorte que depuis 2010 la ville se trouve, en voiture, à 46 mn de Caen et à 36 mn d’Alençon (par l’A88 et l’A28, dont le concessionnaire est Alis – pour un gain de temps de seulement comparé au trajet réalisé par la D26 !).
-Deuxièmement que cette ville compte aujourd’hui 13122 habitants et qu’elle a perdu (et non gagné...) sans discontinuer ¼ de sa population depuis 1982 (-24,3%).
-Troisièmement que cette autoroute A88 est payante et a comme concessionnaire la société Alicorne, filiale de NGE et dont le président n’est autre que Martial Gerlinger (cela nous rapproche du Tarn...). Pour aller d’Argentan à Caen, les 39 km payants sont de 1,90 € (soit 0,05 € /km, coût modique) ; mais pour aller d’Argentan à Alençon, les 14 km de l’A88, jusqu’à Sées, se chiffrent à 3,90 € (soit 0,28 € /km) et les 23,7 km à faire sur l’A28, de Sées à Alençon, à 5,9 € (soit 0,25 € /km).
-Quatrièmement, enfin –et c’est le plus important, que « la rhétorique du désenclavement », chère à tous les pro-A69 dans le Tarn et en Occitanie, a aussi fonctionné à plein en Normandie depuis des années. En témoignent nombre de déclarations, réunions, dossiers... dont ont rendu compte maints articles parus depuis les années 1990. J’en ai trouvé plusieurs, qui montrent à quel point le mantra développementiste a été servi à toutes les sauces par les élus et les décideurs économiques du coin. Avec les mots qu’ici, les mêmes tics de langage, les mêmes faux arguments, la même assurance dénuée de tout esprit critique et de toute analyse rationnelle. En voici un florilège :
- Dès le 12 mars 1993, Les Echos donnaient le ton : « Priorité du prochain contrat de plan. Infrastructures : la Basse-Normandie veut sortir de son enclavement » ;
- dix ans après, en mars 2004, dans le cadre des élections départementales, le candidat PS Michel Lecardronnel disait : « Il faut dès maintenant songer au désenclavement routier. Tous les élus ont le devoir de se mettre autour d'une table, d'oublier leurs étiquettes politiques, et d'imposer cette priorité vitale »[6] ;
- parallèlement, le maire PS et ancien conseiller départemental d’Argentan, Pierre Pavis, y allait de son couplet : « Notre besoin économique de désenclavement est tel que tout doit être mis en œuvre pour une réalisation rapide »[7] ;
- l’année suivante, se réjouissant à l’avance de la prochaine ouverture de l’A28, étape importante du « réel désenclavement » de la Haute et de la Basse-Normandie, les deux présidents PS de ces régions (Philippe Duron et Alain Le Vern) affirmaient : ce nouvel axe « est un élément essentiel du désenclavement de nos régions »[8] ;
- et alors que l’on apprenait au même moment que le Conseil d’Etat rejetait le projet de liaison autoroutière A 88 entre Argentan et Sées (liaison qui sera cependant réalisée ultérieurement...), le président Duron affirmait de son côté une détermination sans faille en sa faveur, « parce que les collectivités territoriales ont la ferme volonté de voir aboutir ce projet que l'on sait essentiel pour le désenclavement de la Basse-Normandie »[9] ;
- Philippe Duron reviendra à la charge à plusieurs reprises au cours des années suivantes, pour réaliser « l’effort de rattrapage » à ses yeux nécessaires : « L'A88 est essentielle pour le désenclavement de la Basse-Normandie. Cette concession a l'avantage d'être la plus sûre en termes de délais de réalisation »[10] (Je précise que Philippe Duron est une figure du PS qui a dépassé le cadre régional et qu’il connaît bien le secteur des transports puisqu’il est auteur de plusieurs rapports concernant les infrastructures et l’aménagement du territoire. Il a notamment signé en 2021 un rapport important, qui porte son nom, sur « l'évolution du modèle économique des transports collectifs suite à la crise sanitaire ») ;
- deux ans après, le quotidien régional lui emboitait le pas, mais avec un bémol : « D'ici deux ans et demi, Argentan sera reliée à Caen et l'A 28 par l'autoroute. En matière de désenclavement et de potentiel de développement économique, ce sera un plus indéniable. Par contre, en terme de développement durable, il y a mieux »[11] ;
- lors de l’inauguration de ce tronçon payant de l’A28 (qui, à l’origine, devait être gratuit...) par Dominique Bussereau, secrétaire d’Etat chargé des transports, Les Echos rapportaient les propos du concessionnaire, la société Alicorne : « C'est un enjeu régional important puisqu'elle permettra de connecter la Basse-Normandie et ses ports (Caen et Cherbourg) à l'axe Calais-Bordeaux ». Et l’industriel ajoutait : « La saga de cet axe qui, après l'A84 (Caen-Rennes) en 2003, achève le désenclavement routier de la Basse-Normandie remonte à 1990, mais l'affaire s'est véritablement débloquée en 2005. Pour accélérer la réalisation de cette autoroute et mettre fin à l'insécurité juridique du dossier, l'Etat décide alors de mettre en concession le tronçon manquant Falaise-Sées [...] Côté développement économique, justement, des zones d'activités viennent maintenant border le nouvel axe. Après celles de la ville d'Alençon, Falaise, Argentan et Sées s'équipent aussi. Au nord de cette dernière commune, au carrefour justement des sorties des autoroutes A88 et A28, une nouvelle aire de 60 hectares est en cours d'aménagement. D'un montant de 11 millions d'euros, les travaux devraient s'achever à la fin de cette année »[12] (cette artificialisation des sols connue de la population à l’issue et en sus de la réalisation de l’autoroute fait vraiment penser à ce qui est en vue entre Castres et Toulouse !) ;
- quelques temps après, Paris-Normandie et Le Progrès de Fécamp livraient dans un article identique des informations supplémentaires : « Les actionnaires de ce nouveau tronçon autoroutier de l'A88 devant désenclaver cette partie de l'ouest français sont la Caisse des Dépôts et Consignations (45 %), AXA Investment Managers (15 %) et les constructeurs eux-mêmes (40 %) : NGE et Spie Batignolles en tête [...] ‘Les ports du Havre et de Cherbourg profiteront également de ce désenclavement. L'A88 contribuera plus globalement au développement économique de la région’, insiste Jean-Yves Goavec, directeur général d'Alicorne. Des zones d'activité ont par ailleurs été aménagées au pied des échangeurs. ‘Les bassins de Falaise et d'Argentan ont souffert depuis dix ans de profondes restructurations’, commente pour sa part Laurent Beauvais, président du conseil régional de Basse-Normandie. Une telle infrastructure de transport doit permettre de redynamiser un territoire »[13].
- Argentan « désenclavée », il ne restait plus qu’à achever le « désenclavement » de Caen et de la Normandie, en commençant par la mise en 2x2 voies de l’axe Flers-Argentan... Sur ce nouvel épisode bitumeur et bétonneur, divers articles peuvent être consultés, qui reprennent toujours le même argument-massue...et signifiant par là-même que l’objectif n’est jamais atteint[14]...
Face à la poursuite du déclin démographique d’Argentan et à ses récentes fermetures d’usines, que pensent aujourd’hui tous ces acteurs-là qui ont affirmé ces choses-là ? Ont-ils fait leur examen de conscience ? Ont-ils au moins pris le temps de réfléchir un peu de façon critique aux propos qu’ils ont tenus (parmi d’autres qui peu diserts mais qui œuvraient en sous-main) en les comparant avec le fameux « développement » de ce territoire qu’ils présentaient jadis comme évident et quasi-certain ? Qu’en pensent aussi les ex-salariés des entreprises liquidées et les syndicalistes qui avaient cru aux promesses du « développement » ?
Bien sûr, ce seul exemple ne signifie pas que les infrastructures routières et autoroutières sont toutes inutiles et n’ont pas de conséquences positives pour un territoire donné,à un moment donné. Mais il rappelle que la corrélation entre réseaux routiers et développement territorial n’est pas directement ni automatiquement positive, loin s’en faut. Nous devons donc le dire et le répéter, comme le font les opposants à l’A69 qui n’ont pas manqué de relever que le soi-disant « enclavement du bassin Castres-Mazamet » reste à prouver. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils contestent la « Raison impérative d’intérêt public majeur » sur laquelle sont fondées la Décision d’utilité publique de 2008 et l’Autorisation environnementale obtenue en début d’année par la préfecture et le concessionnaire Atosca (un recours juridique sur le fond a été déposé à ce propos, mais il ne sera jugé que dans un an ou un an et demi...quand l’autoroute sera réalisée !).
Enfonçons donc le clou une dernière fois en restant cette fois-ci dans le Tarn, pour contrer cet argument fallacieux entendu tous les jours : ce n’est pas simplement la présence d’une liaison autoroutière qui participe au maintien ou au dynamisme de l’activité d’un territoire ; de nombreux autres paramètres entrent en jeux, que les aménageurs de tout poil considèrent rarement dans leur dynamique globale (structure de l’activité, niveaux de formation, liens avec les villes alentour et la métropole régionale, état des autres infrastructures, présence ou absence des services publics, etc.).
Les géographes ont analysé cela bien plus sérieusement que ne le font les études superficielles qui ont été proposées ici. Plusieurs d’entre elles portent en effet sur le sujet, et elles sont loin de valider les présupposés des « experts » convoqués pour l’occasion. Il est tout simplement inadmissible que les promoteurs d’un projet onéreux à fort impact environnemental et sociétal n’en aient pas tenu pas compte.[15]
Il suffit d’ailleurs de parcourir les évolutions démographiques de maintes villes desservies par une autoroute (ou une 2x2 voies reliée au réseau autoroutier) depuis 15 à 50 ans pour prendre conscience de la fausseté de la proposition « autoroute = désenclavement = développement économique ». En ce domaine, aucun déterminisme ne peut être convoqué. Tous les promoteurs de l’A69 devraient le savoir. Ils apprendraient beaucoup en regardant de près, entre autres, les trajectoires de Mont-de-Marsan, Niort, Cholet, Saint-Etienne, Epinal, Troyes, Montluçon, Brive, Béziers, Saint-Nazaire, Saint-Lô, Auxerre, Nevers, Belfort, Charleville-Mézières, plus près de nous Castelnaudary, Tarbes, Foix, sans parler de nombreuses villes du Nord-Pas-de-Calais... toutes ont subi crises et aléas économiques et sociaux ; et toutes ont vu le nombre de leur population baisser ou stagner en dépit de leur liaison autoroutière.[16]
Or, que lit-on dans les dossiers d’Atosca et des administrations étatiques ? Quelques atouts actuels du bassin de Castres-Mazamet sont bien signalés... mais seule l’A69 serait susceptible de favoriser le dynamisme et l’activité. De plus, c’est sans cesse le mantra de la meilleure attractivité qui est convoqué, sans qu’il soit prouvé que celle-ci passe nécessairement par une infrastructure nouvelle, et sans même que cette hypothétique attractivité soit définie ni même estimée. Qu’est-il exactement attendu dans dix, vingt ou trente ans par les promoteurs du projet, par exemple en nombre d’emplois et d’entreprises, en chiffre d’affaires, en revenus, en réduction du taux de pauvreté, etc. (sans parler des indicateurs de bien-être et de cadre de vie qui ne sont jamais évoqués dans les objectifs !) ? Rien de cela n’est précisé ! C’était pourtant nécessaire pour que les citoyens puissent juger à terme la consistance des décisions que nos « responsables » ont prises et sur lesquelles ils continuent de déblatérer en invoquant un « besoin d’autoroute », et surtout en continuant de réfléchir et de décider comme on pouvait le faire il y a 30 ans, comme si rien ne s’était passé depuis... Ont-ils conscience du mur climatique et environnemental face auquel nous nous trouvons ? Sont-ils simplement sourds, aveugles et inconscients ou obéissent-ils à des intérêts personnels courtermistes ? Dans tous les cas, ça en dit long du hiatus qui existe dans nos sociétés entre les « décideurs » et les autres.
Pour faire accepter et enjoliver leur projet, les rédacteurs des dossiers proposés dans le cadre de la dernière Enquête environnementale multipliaient les affirmations faciles et sans réel fondement. L’exemple relatif à l’enseignement et la formation en est presque risible car il s’agit d’une simple affirmation déconnectée de la réalité de terrain (l’autoroute permettrait de développer la recherche et la formation et apporterait dynamisme et intensification des échanges entre chercheurs et pôles d’enseignement !!!). J’ai eu récemment l’occasion de discuter du projet avec trois enseignants de l’école d’ingénieur ISIS et de l’IUT de Castres : eux-mêmes opposés à cette autoroute, ils n’ont pas attendu une 2x2 voies pour entrer en contact avec le monde de la recherche, de Toulouse ou d’ailleurs. J’ai moi-même été enseignant-chercheur une grande partie de ma carrière à l’Université Toulouse Jean Jaurès, et il est clair qu’à l’heure d’internet, des data et de la mise à disposition toujours plus importante de ressources numériques, j’ai pu développer mes recherches et enseigner comme la plupart de mes collègues en France. Les difficultés que j’ai pu avoir n’ont pas dépendu du manque du gain de temps hypothétique avancé par les promoteurs de l’A69 ! (bien qu’entre Castres et Toulouse le service se soit malheureusement dégradé au fil des ans, la ligne ferroviaire a rempli son rôle, et nous avons à disposition depuis quelques années le service de bus Lio qui complète l’offre –tout cela pouvant être encore amélioré, bien sûr).
Quant à l’affirmation consistant à dire et répéter que l’A69 aurait pour conséquence une amélioration des soins, notamment des soins d’urgence, elle est vraiment grotesque puisque le CHIC Castres-Mazamet traite déjà les cas d’urgence absolue, en lien direct avec les hôpitaux de Toulouse ; et s’il était sûr que des médecins et des spécialistes auraient structurellement du mal à venir s’installer à Castres, il resterait à prouver par une enquête précise que la raison en est le « manque d’autoroute »... Je rappelle aussi que, début février, la presse nationale se faisait l’écho de ces médecins hospitaliers qui à l’avenir « prendraient l’avion de Dijon à Nevers (et retour) » pour combler le manque médical de la région en cardiologie, gynécologie, pneumonie, etc... Or Nevers (32000 habitants aujourd’hui après en avoir compté plus de 45000 en 1975) n’est pas la ville la plus mal située de l’hexagone, est elle aussi bien desservie par l’A77, dispose d’un aéroport, est louée pour ses liaisons ferroviaires...
De même, dans le cas de l’A69, le renforcement de l’attractivité est sans cesse évoqué mais jamais prouvé, l’objectif affiché étant clairement celui de la compétitivité, par le biais d’un accès plus rapide aux grands équipements de la métropole toulousaine. Mais ce sont, là encore, des rapidités et facilités de pensée qui occultent les réalités présentes et qui empêchent de réfléchir aux objectifs répondant à l’intérêt général. Penser correctement ce supposé « problème d’attractivité » du bassin de Castres-Mazamet obligerait aussi à interroger d’autres paramètres. Mais aucun des dossiers proposés en amont ne l’a fait, et nos « décideurs » actuels, qui passent en force, sont à des kilomètres de cela !!
Enfin, développer l’« attractivité » et la « compétitivité », c’est toujours penser en termes de flux croissants (dans un sens... comme dans l’autre ; ce qui peut être à double tranchant) sans s’interroger sur ce qu’est un développement local harmonieux, endogène et respectueux des populations et des écosystèmes ; sans s’interroger non plus sur ce que recouvre ce concept de développement, à l’heure où la « Stratégie nationale bas carbone » de 2019 nous impose de penser différemment qu’à l’accoutumée. Qui en profiterait ? Qui en ferait les frais ? Et à quel prix pour l’ensemble de la collectivité ? (vu les dégâts environnementaux prévus et le prix très élevé du péage, on comprend que les questions ne soient pas posées en ces termes !). Il faut d’ailleurs se réjouir du projet « Une autre voie » porté par LVEL et le jeune urbaniste Karim Lahiani qui a réfléchi, à rebours du « besoin d’autoroute », en s’attachant à penser les mobilités futures dans une perspective de décarbonation générale des activités[17] ; un projet, soi-dit en passant, qui bat en brèche les mensonges du concessionnaire et des pro-autoroute affirmant sans vergogne que leur réalisation inutile pour le plus grand nombre, antisociale et écocide a été comparée en amont à un projet alternatif...
Non, vraiment, une autoroute ne développe pas et n’enrichit pas automatiquement un territoire ; et moins encore l’ensemble de la population qui y vit... De plus, à l’heure de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, la liberté de circulation des marchandises et des capitaux met en concurrence tous les territoires et travailleurs de la planète, en fonction de paramètres qu’une toute petite minorité de décideurs-profiteurs font jouer en permanence à leur avantage. Ces derniers ont certes besoin de toujours plus de flux et de toujours plus d’atouts infrastructurels pour déployer leurs stratégies privatives. Il faut lire à ce propos les analyses produites par La Déroute des routes et par des économistes critiques, telle Mireille Bruyère[18]. Mais il ne faut pas s’illusionner sur les vertus des infrastructures de transport : elles dégradent toutes l’environnement, participent de l’imaginaire -qu’il faut rejeter- du toujours plus, toujours plus vite, toujours plus puissant, etc., tout en accroissant la métropolisation et les inégalités territoriales et sociales qui l’accompagnent, et en prolongeant les pires travers des politiques d’aménagement de la « Grande accélération » d’après-1945. Argentan n’est en fait qu’un des nombreux exemples des « stratégies lucratives des entreprises » ainsi que des méfaits des appétits des actionnaires et « porteurs de capitaux », aiguisés par la crise structurelle du capitalisme. Si ces derniers ont besoin d’avoir à disposition toutes sortes de réseaux interconnectés, à un moment ou à un autre, tous les réseaux ne leur sont pas nécessaires, sur le long terme, pour arbitrer entre les différentes options que la compétition généralisée met à leur disposition et que leur offre sur un plateau la quasi-totalité des pouvoirs en place depuis quatre décennies (ces décennies étant celles de la phase néolibérale qui se prolonge, en dépit de ses désastres !). Tous les bassins industriels ont souffert de cela et en souffrent encore, qu’ils aient ou non une autoroute. Entre autres celui de Castres-Mazamet dont les activités premières étaient fondées sur le textile, le cuir et la mécanique, et dont le passé récent et le devenir ne sauraient être perçus par les seuls critères du déclin, de la sclérose, du retard et de l’abandon sous prétexte qu’il manquerait une autoroute... Nombre d’entreprises et d’indicateurs le démontrent tous les jours. Mais c’est là qu’une autre démonstration serait nécessaire... ; elle viendra à son heure, le dernier mot étant laissé au maire PS d’Argentan, Frédéric Leveillé : « Nous ne sommes que des petites têtes d’épingles sur la carte de la grande mondialisation ». Il aurait pu ajouter : « même si nous avons une autoroute depuis bientôt 15 ans... ».
[1] Pour toutes précisions utiles, cf. le riche site de La Voie est libre : https://www.lvel.fr/. Le sondage de l’IFOP, sorti hier, indique bien que 61% des tarnais et Haut-garonnais sont favorables à l’abandon du projet (Cf. https://www.francebleu.fr/infos/transports/impopularite-idee-d-un-referendum-sur-l-autoroute-a69-ce-sondage-que-les-opposants-veulent-mettre-en-avant-9064099). Et rendez-vous est donné dès demain, pour la grande manifestation-rencontre du week-end « Ramdam sur le Macadam ».
[2] « Enclavement/désenclavement », voilà bien un couple de mots-valises qui n’ont rien de scientifique. A quoi juge-t-on l’enclavement et le désenclavement d’une ville, d’un territoire, d’une région, d’un pays, etc. ? Quelles infrastructures privilégier à un instant donné ? Quels liens ? Quels flux ? Comment les hiérarchiser, et en fonction de quels objectifs et de quels intérêts collectifs et particuliers ? En comparaison de quel(s) autre(s) territoire(s) ? A quel niveau d’intensité des flux et liens peut-on juger un « désenclavement » réussi ? Et pourquoi devrait-on privilégier le « désenclavement » plutôt que l’autonomie ou le bien-être ?, etc. Il y a peu, des dizaines d’articles de presse essayaient d’expliquer que Limoges est « enclavée » (malgré son importance, son autoroute, son aéroport, ses lignes ferroviaires, etc.) ; et je me souviens de cours de géographie dans lesquels on nous expliquait que la France, « finistère » de l’Eurasie, était elle-même enclavée... En réalité, tout cela est très mouvant et il n’y a pas une seule façon d’analyser cette question et d’articuler, en les croisant sans cesse, les différents paramètres qui doivent être pris en compte.
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/zones/1405599
[4] Cf. « A69 : Un processus dit « démocratique » vicié de bout en bout », ici :
[5] Cf. Jean Fulbert (Le Poulpe) « À Argentan, des salariés face à la fermeture « injustifiée économiquement et humainement » de leur usine »,
[6] Cf. « Elections cantonales - Le maintien des jeunes et le désenclavement : une urgence », Ouest-France, 15 mars 2004.
[7] Cf. « A88 : le maire favorable à une concession mais vigilant sur le calendrier du chantier », Ouest-France, 15 mars 2004.
[8] Cf. « 48 mois pour terminer les 125 kilomètres d'autoroute entre Rouen et Alençon - L'A28 ouvre à la circulation en octobre », Ouest-France, 15 février 2005.
[9] Cf. « Le Conseil d'État rejette le montage visant à concéder une partie du trajet Argentan-Sées : l'autoroute stoppée », Ouest-France, 16 février 2005.
[10] Cf. « Une portion de l'autoroute A88 sera concédée », Les Echos, 24 février 2006 ; et « La majorité régionale veut ouvrir la Région», Ouest-France, 19 juin 2006.
[11] Cf. « Environnement, les enjeux pour Argentan », Ouest-France, 3 mars 2008.
[12] Cf. « Caen achève son désenclavement autoroutier », Les Echos, 26 août 2010.
[13] Cf. « Caen-Alençon par l'A88 - Infrastructure. L'A88 relie désormais Caen à Alençon. Il a fallu vingt ans pour que cet axe économiquement essentiel devienne une réalité », Paris-Normandie et Le Progrès de Fécamp, 2 septembre 2010.
[14] Cf. « Pierre Leverrier se voue désormais à son groupe » et « Flers-Argentan en deux fois 2 voies » puis « Flers-Landigou en 2x2 voies dès ce matin », Ouest-France, 18 janvier et 11 avril 2011, puis 11 décembre 2012.
[15] Je ne suis pas géographe mais chacun peut avoir directement accès aux études les plus sérieuses en la matière. Cf. par exemple, parmi d’autres, « Les effets structurants des infrastructures de transport »
https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2014-1-page-51.htm et « Territoires et dessertes par transport rapide »
https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2022-2-page-1.htm
[16] Ce ne sont là que des indications de première approche que j’ai pu faire après quelques heures de recherche, tout en sachant que des études comparées nécessitent d’autres moyens que ceux dont je dispose. Nul doute qu’il faudrait donc analyser plus finement les trajectoires de ces villes, puisque les dynamiques enregistrées ici ou là ne sont pas réductibles à l’évolution de la population. Mais c’est précisément ce que devaient faire en amont les promoteurs du projet. Force est de constater qu’ils ont préféré s’accrocher jusqu’à aujourd’hui à leur mythe développementiste et simpliste qui ne correspond pas à la réalité. Pire, ils ont tout mis en œuvre depuis 30 ans pour désinformer la population de Castres et de Mazamet à ce sujet ! (fort heureusement, il semble qu’ils n’y soient pas arrivés !). De ce point de vue, les élu.e.s locaux, départementaux et régionaux ainsi que les représentants de l’Etat ont une responsabilité particulière : plutôt que de travailler à un « projet de territoire », ils se sont accrochés à cette autoroute par manque d’idée et par paresse intellectuelle, par copinage politiques (avec « renvoi d’ascenseur ») et par course au prestige, la recherche d’intérêts plus directs et les accointances avec les milieux économiques, notamment du BTP, faisant le reste (comment expliquer autrement qu’Atosca et le gouvernement continuent de refuser de rendre public le contrat de concession –ses annexes caviardées-, alors même que l’Autorité environnementale a demandé qu’il en soit ainsi ?).
[17] Cf. « Une autre voie. Castres-Toulouse : un projet de territoire sans A69 », ici : https://uneautrevoieorg.wordpress.com/.
[18] Cf. son article récent « L’A69, enclave industrielle », Politis, 11 octobre 2023.