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Billet de blog 6 octobre 2025

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Les frais d'inscripition, un élément de la liberalisation de l'ESR

Si la généralisation de l'augmentation des frais d'inscription dans les établissements publics de l'enseignement supérieur, ainsi que le changement de leur mode de financement, sont autant poussés par les pouvoirs néolibéraux depuis vingt ans, c'est pour s'inscrire dans une logique très claire : la libéralisation et la mise en marché de l'enseignement, dans la pure tradition néolibérale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce projet idéologique dont l'origine se retrouve dans les années 80, d'abord mis en pratique dans le projet libertarien des Chicago Boys dans la dictature de Pinochet au Chili, puis adapté dans les pays anglophones (USA, Canada, Australie, Angleterre). Dans ce texte, il s'agit de passer au-delà des arguments avancés par les néolibéraux, et dévoiler le projet idéologique réel qui se cache derrière.

La réforme de l'ESR au service du néolibéralisme

Le plan de réforme poussé par le camp néolibéral est donc fondé sur l'idéologie néolibérale. On se propose ici de décortiquer cette idéologie, quels sont ses objectifs, ainsi que la manière dont elle se manifeste, en particulier à l'aide des exemples américains, anglais, australiens, etc. actuellement en avance par rapport à la France. On notera que pour le moment, la France n'a pas encore mis en place de baisse de budget sur l'enseignement supérieur, s'arrêtant à une stagnation (les augmentations de budget ne sont aujourd'hui pas indexées sur la croissance).

La théorie du capital humain

Le principe de capital humain est théorisé par des économistes comme Jacob Mincer, Theodor W. Shultz et Gary Becker dans les années 50. Le postulat premier est le suivant :

Il existe toute une série d’activités personnelles de nature très diverses (l'éducation, la formation sur le tas, les soins du corps — qu’ils soient à visée médicale ou esthétique, l’information, etc.) qui peuvent être considérées comme un investissement permettant aux agents économiques d’accumuler un stock de ressources privées dont ils pourront, dans le futur, tirer des profits individuels à la fois monétaires — en augmentant leurs revenus — et non monétaires — en accroissant leur niveau de bien-être. Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, p.10

L'étudiant est alors vu comme un agent économique dans le marché des connaissances et des compétences. Si l'école publique lui permet d'accéder au minimum de capital humain nécessaire à la reproduction capitaliste jusqu'au bac, l'enseignement supérieur lui permet d'investir sur son avenir. En poursuivant ses études, il ne fait qu'accumuler du capital, lui permettant de se vendre plus avantageusement dans le monde du travail (et ainsi attendre un meilleur salaire, une meilleure position sociale, plus de pouvoir.). Dans la logique néolibérale, cet état de fait démontrerait qu'il est possible de demander une participation à crédit des étudiants au financement de leur école, dans la mesure où leur retour sur investissement leur laissera rembourser leur dette par la suite.

L'invalidation de la subvention publique comme solution

Dès lors que les étudiants sont considérés comme des agents économiques consommant un produit "enseignement", les établissements du supérieur deviennent alors des lieux de production, des entreprises. Directement alors, le néolibéralisme applique les mêmes règles qu'à l'industrie, à commencer par la sacro-sainte "la subvention tue l'innovation" (or contrairement à cette affirmation, il est évident au regard de l'histoire que les innovations sont justement corrélées à des subventions publiques, comme on le voit en France et aux USA). En effet, le financement des établissements publics par l'état fausserait la compétition, d'abord avec le privé, mais également entre les établissements publics. En cause : un établissement public entièrement subventionné par l'état ne serait pas encouragé à innover (pour se rendre plus compétitif sur le marché), ni à optimiser ses dépenses (se livrant même à des dépenses dispendieuses et "inutiles"), et serait ainsi condamné à nécroser.

L'idée néolibérale est la suivante : faire porter le financement par les étudiants, pour forcer les entreprises-écoles à innover pour maximiser leur nombre d'étudiants, et par conséquent leur budget. C'est ici un détournement du but de l'enseignement supérieur, destiné dès lors à être rentable plutôt qu'à apporter un enseignement de qualité. Par rentable, on parle d'une balance entre coût de l'enseignement (qui doit être minimisé) et profit (que l'on retrouve dans la croissance boostée par l'arrivée de jeunes travailleurs qualifiés). Et, si l'on peut croire que les étudiants, en bons agents économiques, se tourneront vers les écoles les plus qualitatives pour maximiser leur valeur sur le marché du travail, on voit dans les pays qui ont déjà expérimenté ce modèle qu'ils se tournent vers des universités artificiellement prestigieuses, boostées par une forte dépense dans le marketing plutôt que dans le recrutement de professeurs, à l'image de ces écoles de commerces privées dont l'image est plus importante que le contenu de la formation. Il est plus lucratif de bien vendre une coquille vide que capitaliser sur un enseignement de qualité, mais demandant plus d'efforts aux étudiants, les menant vers des postes à haute qualification où le pistonnage rend le marché du travail très difficile d'accès (ou dans la recherche qui aujourd'hui subit les mêmes pertes de financement).

L'enseignement supérieur au service de l'industrie

Si l'autofinancement est la piste envisagée par les écoles, il reste largement insuffisant pour compenser des coupes budgétaires sur l'enseignement supérieur public, comme cela s'est vu en Angleterre par exemple. Une dernière source de financement est alors trouvée par des fonds privés, depuis l'industrie. Et, en bonne logique de marché, cet argent n'est pas distribué sans une attente d'un retour sur investissement pour les acteurs privés. Pour que ce financement soit rentable, les acteurs privés attendent d'abord un vivier de travailleurs qualifiés (les étudiants doivent être fortement incités à travailler pour les partenaires des écoles, et obtenir un enseignement suffisant, ou au minimum être formatés à l'entreprise), et une recherche scientifique "utile" (la recherche doit se faire dans le but de résoudre des problèmes industriels, les financements sont alors fléchés sur des projets demandés par les entreprises). Pour atteindre ces conditions, les établissements du supérieur se retrouvent alors à dispenser des cours ciblés pour l'entreprise (management, entrepreneuriat, économie ou finance...), laissent le champ libre aux entreprises pour organiser des séminaires et interventions (payés par lesdites entreprises, et présentées comme obligatoires pour les étudiants), partenariats, ou proposer des projets (pour les étudiants ou les chercheurs). De plus, par le mécanisme d'endettement des étudiants pour payer leurs études, ces derniers se retrouvent obligés d'intégrer le monde de l'entreprise par la suite, au minimum pour rembourser leur dette contractée (leur supprimant toute possibilité de parcours divergent). Les années obligatoires passées dans l'industrie se chargeront de la socialisation nécessaire à la conservation de cette nouvelle main d'œuvre dans leurs entreprises.

Sa mise en oeuvre

L'aliénation des parties prenantes

Le projet néolibéral est d'intégrer l'enseignement supérieur dans des logiques de marchés. Est alors appliqué un ensemble de règles qui permettront d'abord de transformer la structure actuelle, qui par la suite restructurera les rapports sociaux entre les différents interacteurs (étudiants, professeurs, établissements, financeurs privés, État).

On trouve alors une aliénation généralisée des individus dans le nouveau système. La mise en place de frais d'inscription met les étudiants dans une situation d'endettement dès l'accès à l'enseignement supérieur, ils sont forcés d'aborder leurs études en termes de rentabilité (rapport qualité-prix de leur enseignement) et d'intégrer le monde de l'entreprise pour régler leur dette. De même, les doctorants et ATER, par la baisse de leur rémunération jusqu'au minimum de reproduction, doivent travailler avec l'industrie, qui seule leur permettra de financer leurs recherches, notamment par appels à projets. Les établissements, par la baisse (ou la stagnation en France) des financements publics, se retrouvent obligés de rentrer en dépendance avec l'industrie, ainsi que de mettre en place les conditions d'aliénation des étudiants (frais d'inscription) et des chercheurs (baisse des financements publics, passage à un fonctionnement par appels à projets). Enfin, les chercheurs sont mis dans une situation où ils doivent performer le prestige, c'est-à-dire qu'ils doivent se conformer aux règles qui feront d'eux "un professeur prestigieux", qui satisfera l'attente des étudiants (ils payent pour des professeurs de qualité), des établissements. (Il faut être attractif pour être recruté par les établissements les plus fortunés et bénéficier d'un salaire plus élevé). Au passage, ce "prestige" n'est pas garanti de qualité de l'enseignement, le classement des professeurs n'étant pas établi sur des critères pédagogiques, mais sur des classements internes et sur des résultats de publications scientifiques.

Le moteur premier de toutes les dynamiques de l'évolution néolibérale se situe alors dans la baisse/stagnation de financement public, incitant les établissements à se tourner vers de nouvelles formes de financement. C'est l'action structurante qui crée les conditions de mise en concurrence et de marché imaginée par la logique du capital humain. Dès lors, on comprend l'argument malhonnête de la "réforme de l'ESR" prônée par les partisans de la théorie du capital humain : il ne s'agit pas d'adapter l'ESR à une réalité des implications de la théorie du capital humain, mais bien de mettre en place les conditions d'existence de leur théorie pour la voir se réaliser. Le projet, présenté comme ancré dans la réalité des rapports sociaux, est en réalité un projet idéologique permettant de mettre en place la réalité de ces rapports sociaux qui n'existaient alors pas. Le problème est profondément dans la dimension antidémocratique : à quel moment le peuple a-t-il été consulté pour ou contre la mise en place d'un changement sociétal aussi profond ? C'est au contraire une élite d'économistes néolibéraux qui, sous couvert d'équations largement lacunaires (comme démontré par le collectif ACIDES dans le livre Arrêtons les frais) faisant office d'arguments d'autorité, usent de leur pouvoir et de la coopération avec des gouvernements libéraux successifs pour imposer leur vision du monde.

Mise en concurrence

La mise en concurrence se joue sur plusieurs niveaux. Au niveau des établissements : il faut être le plus haut dans les classements, et ainsi innover pour dépasser les autres établissements et optimiser leur population étudiante (c'est-à-dire accaparer les meilleurs étudiants, mais également les plus fortunés, et donc susceptibles à payer des frais d'inscription plus élevés). Au niveau des professeurs : un professeur ayant plus de prestige (nombre de publications, postes prestigieux, ventes de livres, apparition médiatique, etc.) aura plus de chances d'être recruté dans un établissement prestigieux, et recevoir un salaire plus élevé. Pour le moment, ce n'est pas le cas en France (le recrutement étant fait par les pairs), mais c'est la logique en vigueur aux États-Unis par exemple. Enfin, entre les étudiants : dans le but d'obtenir un travail plus rémunérateur à la sortie de l'école, il s'agit d'atteindre la meilleure école, celle qui proposera le meilleur ratio qualité-prix (comprendre par qualité "la capacité à permettre à l'étudiant la meilleure rémunération et le meilleur accès au monde du travail").

C'est donc tout un écosystème concurrentiel, régi par des lois marchandes, qui est mis en place pour l'ensemble des acteurs de l'enseignement. C'est ici qu'est détourné le but de chaque partie prenante : au lieu d'un progrès collectif, les études supérieures deviennent un espace d'enrichissement individuel. L'enseignant-chercheur enseigne et recherche dans le but d'accéder à un meilleur salaire, selon les règles qui régissent l'accès à ce meilleur salaire, à savoir la quantité de publications. L'étudiant n'étudie plus par intérêt pour sa filière, par curiosité ou par un désir d'approfondir ses connaissances, il étudie pour se donner les meilleures chances de se vendre sur le marché du travail. Il s'agit d'abord pour lui de gagner la course aux écoles via Parcoursup, puis de réussir un minimum ses examens pour obtenir son diplôme. Les établissements n'ont plus vocation à offrir des conditions optimales d'enseignement, une émancipation collective et les moyens pour les étudiants d'apprendre ce qu'ils veulent. Leur but est désormais de dominer un marché, pour survivre face à la concurrence. Et, cela se fait selon les règles du néolibéralisme international des classements (taux de mention au bac des étudiants, salaire et opportunités à la sortie) et des règles imposées par l'industrie (formation de futurs travailleurs, formatage de ces derniers selon les règles de l'entreprise capitaliste).

On comprend alors que la logique de l'enseignement néolibéral dévoie l'ESR de son but initial de progrès collectif.

Redéfinir les objectifs de l'ESR

Comme on l'a vu, c'est un conflit idéologique qui est en jeu. Le projet néolibéral est très clair : mise en marché de l'ESR, concurrence permanente, endettement et encouragement par cet endettement.

La question est la suivante : quel est notre contre-projet ? Quelle alternative proposer ? Il s'agit de définir ce que l'on veut mettre en place, puis comment.

Les pistes proposées par le collectif Acides sont celles d'une éducation par répartition, s'articulant comme suit :

  • sortie du régime d'endettement des étudiants et libération de ces derniers de leurs contraintes familiales, par la mise en place d'un salaire universel étudiant au-dessus du SMIC net attribué à tous les étudiants (dont une partie sera versée pour les étudiants ne logeant pas chez leurs parents) pour 5+1 années d'études (permettant donc une année de réorientation/redoublement) dont la durée pourra être rallongée dans certains cas par une commission représentant les différentes parties (étudiants, salariés, pouvoirs publics). Il s'agit d'effacer les inégalités d'accès à l'ESR, mais également sortir de l'obligation de sortie vers l'industrie, il s'agit de mettre chacune et chacun sur un pied d'égalité.
  • financement 100% public de l'ESR. Un enseignement supérieur qui fonctionne correctement, c'est un enseignement supérieur libre (et donc non soumis aux pressions du secteur privé). Il s'agit de permettre aux travailleurs (administrations, professeurs, chercheurs) de sortir de logiques concurrentielles pour recentrer leurs objectifs individuels sur l'enseignement et la recherche.
  • augmentation du financement de l'ESR, pour permettre la mise en place de conditions acceptables d'enseignement (classes à effectif réduit, mise en place de soutiens et de rattrapage, mais aussi d'années d'orientation ou de remise à niveau). Cette augmentation serait en vérité un alignement des universités (9000€ par an par étudiant) sur les CPGE (14 000€ par an par étudiant).

En définitive, il s'agit de remettre au centre le sens de l'enseignement supérieur comme service public d'émancipation par l'enseignement, permettant à chacun d'avoir à sa disposition les outils nécessaires à la satisfaction de sa curiosité, de ses besoins d'apprentissage de compétence, ou n'importe quelle raison qui pousserait à étudier et éventuellement rentrer dans le monde de la recherche par la suite. En définitive, rouvrir la liberté de jouir du savoir commun à sa guise, quel que soit son objectif (contrairement au projet libéral qui supprime toute liberté hors de celle d'accumuler des points pour faciliter son accès personnel au marché du travail capitaliste).

Mais, surtout, au-delà de la proposition d'un contre-modèle, il s'agit de revenir à une prise de décision démocratique. Nous ne parlons pas ici uniquement d'une simple mise au vote par référendum. Il s'agit d'informer chacun, sur les coûts de chaque système, sur les hypothèses utilisées par les différents camps idéologiques, de dévoiler leurs limites. Il nous semble insupportable d'être gouvernés par le culte d'un "réel" établi sur des hypothèses qui poseraient question si elles étaient connues (Gary-Bobo et Trannoy avançaient par exemple, que "le salaire d'un travailleur est constant tout au long de sa vie", qu'un "agent qui n'étudie pas reste travailleur non qualifié toute sa vie", que "les étudiants sont des maximisateurs rationnels d'une utilité espérée" de leurs études). L'enseignement supérieur, comme un commun à (re)construire, doit être reconstruit par le bas, par les familles, les étudiants, les professeurs, les établissements eux-mêmes, les travailleurs et les travailleuses, l'ensemble de la société en somme, car le sujet nous concerne tous.

Des pistes de financement

La proposition de financement de ces mesures (chiffrées en 2015 à 24 milliards d'euros par an, soit 2.6% du PIB français accordé à l'enseignement supérieur), est proposée par :

  • une cotisation sociale pour financer l'allocation universelle d'autonomie pour tous les étudiants (19 milliards d'€ par an en 2015)
  • un impôt progressif pour financer les établissements du supérieur (augmentation de 5 milliards d'€ par an en 2015)

La cotisation sociale pourrait, par exemple, passer dans la branche famille de la Sécurité sociale, et correspondrait à 3.1% d'augmentation des cotisations patronales (passage de 5.4 à 8.5% en 2015).
L'impôt, lui, pourrait se faire par une augmentation de 7% des taux marginaux d'imposition sur le revenu (les familles dont les revenus seraient en dessous du revenu familial médian gagneraient en niveau de vie, là où les familles les plus aisées comme les cadres ne verraient leur pouvoir d'achat baisser que de 1 à 2%). Un impôt largement redistributif en somme.


Le collectif Ingé·e·s sans frais 
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