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C’est une vidéo qui a près de 50 ans mais qui parle à tout le monde encore aujourd’hui. Nasser qui discourt devant une audience de notables, strict mais détendu, sérieux mais rieur. Il raconte, et se moque ; de qui ? Des Frères Musulmans, et de cette demande qu’ils lui ont faite : que toutes les Egyptiennes soient obligées de sortir voilées. « Bonne blague », dans les années 1950, pour la société égyptienne, du moins pour cette élite qui est au pouvoir – et farouchement laïque.
Que cette vidéo inconnue il y a encore 6 mois connaisse un tel succès (des milliers de vue sur YouTube et Dailymotion ; une consécration dans le PAF français par un passage au Zapping de Canal+) s’explique facilement : le rire y paraît incongru. Parce qu’on y rit des Frères Musulmans ; parce qu’on y rit du voile ; parce que le rire vient de Nasser, parce que c’est le chef de l’Etat qui se moque, qui blague, qui fait le show.
- On y rit des Frères Musulmans ? Ils sont aujourd’hui au pouvoir.
- On y rit du voile ? Son port n’est plus, loin s’en faut, une exception.
- C’est le chef de l’Etat qui fait le show ? En creux, c’est bien l'absence de dirigeant arabe de la stature et de l'envergure de Nasser qui saute aux yeux.
D’où ce sentiment de gêne en regardant cette vidéo, cette impression que l’Histoire nous échappe, qu’elle va trop vite et trop loin, et que les blagues d’hier sont devenues les réalités d’aujourd’hui. Et ces questions, complexes, toujours: comment expliquer le succès électoral et la prise de pouvoir des Frères Musulmans en Egypte et ailleurs dans le monde arabe? et que penser d'une pratique de l'islam plus rigoureuse et devenue majoritaire, au détriment d'autres conceptions de la religion? (n'oublions pas que Nasser était croyant, priait le vendredi, jeûnait pendant le mois du Ramadan et avait fait le pélerinage à la Mecque - mais les voiles, ça le faisait rire).
Pour y voir plus clair :
- La vidéo, sous-titrée en français ou sous-titrée en anglais ;
- Ce qu’en dit Daniel Schneidermann sur Arrêt sur Images : « On n'entend qu'une chose, ces rires à gorge déployée qui nous parviennent à travers les décennies, ces rires incroyables, inimaginables, libérateurs, qui crèvent le mur des polémiques maussades, et mesurent mieux que tous les discours l'épouvantable chemin parcouru. » ;
- Ce qu’en dit le célèbre blogueur libanais Elias Muhanna, qui raconte ce que tous les jeunes arabes ont déjà entendu de la bouche de leurs aînés, à savoir qu’à leur époque, il n’y a pas si longtemps, le voile était marginal : « A Saïda [au Liban, NDLR] au milieu du XXè siècle, il était rare de voir des femmes porter le voile en public » (texte en anglais) ;
- Il est assez symptomatique que les chercheurs Hussein Agha et Robert Malley concluent un texte sur « Où mènera le réveil islamiste dans le monde arabe? » sur cette vidéo et sur ce constat désabusé : « Aujourd’hui, on perçoit de la nostalgie pour ce genre d’humour et de telles bravades ».
Et pour aller plus loin :
- Pour mieux comprendre la nature des rapports entre Nasser et les Frères, le Monde Diplomatique proposait dans son numéro de novembre 2012 un extrait de l'excellent livre d'Eric Rouleau, ancien correspondant du Monde dans la région : il y parle du choc de la défaite de 1967 et des changements qu'opèreront alors Nasser et son successeur, Sadate, dans leurs relations avec les Frères Musulmans (texte réservé aux abonnés) ;
- 42 ans après sa mort, le Middle East Journal se demande ce qu’aurait pensé Nasser de son lointain successeur, Mohamed Morsi – et rappelle qu’à son époque, le raïs était, lui, élu à 99,9% des suffrages (texte en anglais) ;
- Sur quelques blogs (comme ici), on compare des photos de promotions de l’Université du Caire prises en 1959, 1978, 1995 et 2004 : les femmes y sont, c’est un fait, de plus en plus voilées (texte en anglais; pas de source identifiée pour les photos) ;
- Pour une autre illustration du « avant, les gens étaient moins religieux », cet exemple tiré du blog du journaliste As’ad Abukhalil (texte en anglais).