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Billet de blog 6 mai 2018

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Représenter l'attentat pour s'y préparer

Je mets en regard deux films de prévention "en cas d'attaque terroriste" : l'un conçu par le gouvernement français, l'autre conçu aux Etats-Unis. Au-delà des différences culturelles, je m'intéresse aux effets que produisent ces films. Je pose une question lourde : se pourrait-il qu'un film alimente des vocations meurtrières ?

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Je mets deux films en regard : l'un conçu par le gouvernement français, l'autre conçu aux Etats-Unis. Au-delà des différences cultures, je m'intéresse aux effets que produisent ces films. Se pourrait-il qu'il réveille des échos meurtriers chez le spectateur ? La question est lourde. D'abord, regardons et comparons ces deux dispositifs qui mettent en scène le meurtre terroriste (ces dispositifs empruntent donc largement.au théâtre.)

France : Réagir en cas d'attaque terroriste

Réagir en cas d'attaque terroriste (France) © encasdattaque.gouv.fr

Etats-Unis : Courez, cachez-vous, combattez

Run, Hide, Fight © gouvernement américain

Le sobre et Hollywood

Que dire de ces deux approches ? Pour commencer, ce qui est le plus manifeste : si dans les grandes lignes, les recommandations se recoupent, des choix esthétiques différents ont été faits de part et d'autre de l'Atlantique. Le film américain a clairement opté pour une représentation "réaliste" de l'attaque terroriste. Pour réaliser le second film, il a donc fallu faire appel à des acteurs. Sans doute leur a-t-on demandé de jouer la terreur sur le visage, de signifier leur panique et leur effroi. Il s'agit manifestement de mobiliser affectivement les spectateurs, de créer des émotions. Tandis que le film français ne recourt à aucune musique, le film américain déroule une bande sonore hollywoodienne : le rythme et le développement musical accompagnent la montée de la tension dramatique du scénario. La voix off donne une sorte de clé de lecture en début de film : "Parfois la vie ressemble plus à un film d'action qu'à la réalité".  Curieuse affirmation, car à la prendre à la lettre, on nous dit donc que ce à quoi nous assisterons dans le film ne ressemblera pas à la réalité. Pourtant, le Bataclan, Charlie Hebdo, Trèbes, etc., c'est bien la réalité dans ce qu'elle peut avoir de brutal et d'effroyable. Le dispositif filmique américain, par cette phrase (qui joue le même rôle que le il était une fois dans les contes), produit chez le spectateur une disposition particulière : on s'attend donc à voir une fiction et on y accordera le même crédit, la même croyance que lorsque nous'sommes happés par un film particulièrement prenant, on y croit le temps du film (de même que les enfants "croient" à Hansel et Gretel le temps que leurs parents racontent le conte).

On devine que la sobriété du film français cherche prudemment à ne pas produire la panique, à ne pas donner corps à l'effroi que précisément vise le terrorisme. Cependant, à trop lisser le support visuel, ne risque-t-on pas de ne rencontrer que l'indifférence du public ? Il est à craindre que ce film soit vu comme l'on voit les recommandations de sécurité dans les avions en cas d'incident, recommandations survolées sans que l'on n'arrive vraiment à croire que "cela peut arriver".

En guise de comparaison, on pourra rappeler l'attentat commis par le caporal Denis Lortie au parlement du Québec le 8 mai 1984. Si cet attentat présente un intérêt pour nous, c'est qu'il a été entièrement filmé par les caméras de surveillance. Il s'agit donc d'un document non pas de type hollywoodien mais terriblement réel, dépourvu de toute fictionnalité. Rappelons le fait : Denis Lortie fait irruption dans le parlement bien décidé à tuer les parlementaires. Or, après avoir tué trois personnes en entrant dans l'hôtel du Parlement, il découvre que les parlementaires ne sont pas présents, ils ne siègent pas, Lortie est arrivé plusieurs heures trop tôt. Les caméras filment en particulier Jalbert qui parvient à le raisonner et à le faire renoncer à la poursuite de son projet meurtrier.

Quebec 1984, Assemblee National. Mr. Lortie © QUEBEC.CITY.ENDURO

Soigner ou se battre

Une autre différence, moins évidente celle-là, mérite d'être indiquée. Le film du gouvernement français recommande de venir en aide aux victimes si cela est possible, dans l'attente des secours. Cette attente on le sait, peut-être très longue (plusieurs heures). Le film américain, lui, ne fait pas cette recommandation mais invite à se battre contre le tireur fou en dernier recours. Peut-être, à la faveur de la comparaison de ces deux objets culturels, voit-on se dessiner des différences culturelles profondes entre américains et français dans leurs façons de valoriser le courage et l'initiative individuelle pour les premiers, le secours et l'aide apportés à autrui pour les seconds. (Non pas que les uns seraient plus courageux ou plus altruistes que les autres, mais je crois qu'une différence existe dans la façon de hiérarchiser certaines qualités.)

Il faudrait peut-être mentionner la tentative d'attentat sur le train Thalys, le 21 août 2015 et le rôle joué par des passagers (dont trois soldats américains) : profitant que l'arme d'Ayoub El Khazzani s'enraye, ils parviennent à le neutraliser. Hollywood, on le sait, a investi cet évènement et en a fait un objet de cinéma : Le 15h17 pour Paris est un film de Clint Eastwood met en scène cet attentat. Les trois passagers américains ayant désarmé le terroriste jouent leurs propres rôles, ce qui n'est pas sans poser un problème à la Justice : le cinéma a configuré un récit de l'évènement avant même que l'évènement ne soit jugé (ce qui pose, notamment, le problème de la déformation des souvenirs des témoins).

Le normal avant la tempête

Dans le film produit par le gouvernement américain, la voix off affirme qu'il s'agit d'un jour normal au bureau. Et effectivement, les employés paraissent parfaitement normaux. Une remarque s'impose : une journée normale au bureau, ce sont aussi des conflits entre collègues, des pressions hiérarchiques, des luttes syndicales, des CHSCT, la crainte d'un licenciement et toutes sortes de choses qui font que la normalité n'est pas aussi aseptisée que ce que suggèrent les sourires des employés du film américain. Cette remarque peut étonner, mais elle est liée à une sorte de nécessité pour penser l'évènement dramatique : il est d'autant mieux pensable qu'on s'imagine que l'instant qui précède l'évènement est absolument normal.

Qu'on me permette un détour. L'anthropologue Anne Lovell a étudié la société américaine en Nouvelle-Orléans au moment de la catastrophe provoquée par le passage de l'ouragan Katrina en août 2005. Elle a remarqué un fait étonnant : avant le passage de l'ouragan, les services sociaux américains prenaient à peu près correctement en charge les personnes souffrances de pathologies psychiatriques ; après le passage de l'ouragan, alors qu'une armée de travailleurs sociaux fut envoyée en Nouvelle-Orléans pour venir en aide aux populations sinistrées et traumatisées, les personnes qui souffraient de pathologies psychiatriques avant l'ouragan furent moins bien pris en charge après l'ouragan alors que, paradoxalement, il y avait plus de personnels du secteur médico-social. L'anthropologue explique qu'il existe comme un besoin de croire qu'avant la catastrophe tout était normal. Elle s'intéresse en particulier à la théorie que les travailleurs sociaux (psychiatres, psychologues, infirmiers, social workers) avaient à l'esprit : les gens devaient être traumatisés à cause de la catastrophe et leur état de stress post-traumatique devait s'exprimer d'une façon précise. Cela eut pour effet de passer totalement à côté de ceux qui présentaient des signes de souffrance trop différents de ceux qui étaient attendus. En d'autres termes, nos sociétés construisent une sorte de mythe selon lequel avant la catastrophe ou avant l'attentat tout était bien normal. (Je renvoie à la lecture de l'ouvrage collectif où figure l'étude d'Anne Lovell : Face aux désastres, Ithaque, Paris, 2013.) Posons les choses ainsi : avant les meurtres de Mohammed Merah à Montauban et à Toulouse, la société était-elle si normale et paisible que ça ? Le croire ne reviendrait-il pas à passer sous silence que cette société, dans sa complexité, est aussi la société qui a produit l'individu Merah, qui a rendu possible sa destinée meurtrière et son acte, la société à qui Merah adresse sa barbarie ? (Dire cela ne retire rien à la responsabilité personnelle du criminel, mais rappelle simplement qu'un acte s'inscrit toujours dans un univers social où il prend sens.)

A qui s'identifie-t-on ?

Dans La fabrique de l'homme occidental, Pierre Legendre écrivait ceci : "Pourquoi la société entière - la société des innocents - met-elle tant de passion à scruter l'assassin et à soupeser son crime, à mettre en scène, dans ce théâtre qu'est la Justice, la catastrophe de quelqu'un ? Parce que, à chaque crime, à chaque meurtre, nous sommes touchés au plus intime, au plus secret, au plus obscur de nous-mêmes : un bref instant, nous savons que nous pourrions être celui-là, le naufragé, un meurtrier. A chaque crime, à chaque meurtre commis, il nous faut réapprendre l'interdit de tuer".

Remarquons déjà que le dessin-animé français ne représente à aucun moment le ou les terroriste(s). Les victimes présentent un visage d'une neutralité incroyable. Le film américain, en revanche, nous montre trois types de personnages : 1°) les victimes : certaines meurent, d'autres survivent dans une immense frayeur ; 2°) les forces d'intervention : elles procèdent avec une assurance de professionnels mais dans l'ignorance de ce qui se passe précisément ; 3°) enfin, le "tueur fou" : représenté avec la plus grande assurance, il  poursuit avec méthode un projet meurtrier et ne semble à aucun moment en danger, d'ailleurs ce personnage ne paraît pas craindre la mort. Alors, ma question : de ces trois catégories de personnages, laquelle est susceptible d'emporter un désir (fût-il inconscient ou confus) d'identification ? Qui du Terrorisé, de l'Ignorant ou du Sûr-de-soi peut produire un imperceptible et inavouable élan mimétique ? Si, comme je le crois, la violence habite au coeur de l'homme (généralement convenablement refoulée), on peut s'inquiéter de ces mises en scène qui dramatisent littéralement notre barbarie en la projetant sur des figures haïssables. A dire vrai, le personnage le moins traversé par la tension dramatique - et pour cause, il en est l'agent -, c'est le personnage du "tueur fou".

Mon hypothèse croise une réflexion de Virginie Despentes à propos des mécanismes identificatoires qui œuvrent dans le cinéma pornographique. Dans King Kong Theory, elle écrit : "Si on regarde un film X hétérosexuel, c'est toujours le corps féminin qui est valorisé, montré, sur lequel on compte produire un effet. On ne demande pas au harder la même performance, on lui demande de bander, de s'agiter, de montrer le sperme. Le spectateur du film X s'identifie surtout à elle, plus qu'au protagoniste masculin. Comme on s'identifie spontanément à qui est mis en valeur, dans n'importe quel film. Le X est aussi la façon qu'ont les hommes d'imaginer ce qu'ils feraient s'ils étaient des femmes, comment ils s'appliqueraient à donner satisfaction à d'autres hommes, à être de bonnes salopes, des créatures bouffeuses de bites". Les films de préparation en cas d'attaque terroriste sont aussi la façon qu'ont les hommes et les femmes d'imaginer (de mettre en images) ce qu'ils feraient s'ils étaient des terroristes. 

Représenter les meurtres de masses ne doit pas faire oublier le meurtre de l'humain

Face à une masse d'individus anonymes, on en oublie parfois que chacun porte en lui son existence, chacun porte avec lui un monde. Que l'on puisse tuer indifféremment les victimes en grand nombre ne doit pas faire oublier que chaque mort est une tragédie incommensurable pour une famille et un entourage. Or, aujourd'hui, nous nous retrouvons de plus en plus à mettre en série ces meurtres en masses : les Twin Towers de New York, les trains de Madrid, le métro londonien, Charlie Hebdo, le Bataclan, l'aéroport de Bruxelles, l'école juive de Toulouse, les adolescents d'Utoya, etc. De telles listes d'attentats nous font perdre de vue ce qui s'y est jouée à chaque fois, pour chaque vie perdue, la mort d'un monde. Pierre Legendre à nouveau : "Le meurtre ne compte plus, il ne compte qu'additionné à d'autres meurtres par des comptables. Nous tenons pour une blague sublime que le meurtre, un seul meurtre, soit si lourd -lourd du poids du monde -, qu'il touche l'humanité dans son principe de vie et de Raison, et signifie l'écroulement du monde."


Afnani (irma.afnani@gmail.com)

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