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Billet de blog 14 août 2017

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Une mammifère se mire dans une coquille de Fipronil: comment penser le «bio» ?

Une digression brève suscitée par l'affaire des œufs contaminés au Fipronil. On y croisera la langue des Grecs de l'Antiquité et un peu Claude Lévi-Strauss.

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J'apporte une petite pierre à un champ de pensées qui ne m'a pas attendue pour qu'on le cultive. Cette petite pierre, ce caillou modeste, je le dépose à l'ombre de deux livres : La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss et Mourir de penser de Pascal Quignard ; et je lui donne la forme d'un œuf : symbole de la gestation du vivant que l'actualité - le scandale du Fipronil - déforme à peine.


Partout, on nous serine qu'il est préférable et bon de "manger bio". Je ne supporte plus la façon dont ce mot grec, bios (βίος), est utilisé désormais, prisonnier d'une langue marketing, la plus abjecte à mes oreilles. Les Grecs de l'Antiquité avaient deux mots pour dire la vie : ζωή et βίος. Le premier, zoè, renvoie à la vie organique, celles des animaux (dont nous faisons partie), des plantes, des micro-organismes. C'est de cette vie que s'occupe la discipline si mal nommée de biologie (il vaudrait mieux parler de zoologie quand on étudie le vivant, y compris de "zoologie végétale"). Le second mot, bios, est la vie unique, originale, inédite, d'un être humain. L'existence pathétique, tragique, profonde, le parcours d'un destin faisant quitter le ventre d'une mère et rejoindre le dernier jour redouté. C'est de cette vie que parle la bien-nommée biographie. Alors évidemment, le yaourt qui se trouve devant moi pendant que j'écris n'a absolument rien de "bio", dans ce sens. Le bio ne se mange pas, sauf à être cannibale peut-être.

Notre époque et nos sociétés s'inquiètent anxieusement de bien manger. Une frontière s'est précisée entre d'une part manger bien et de l'autre manger de la merde. Déclinons les termes : d'un côté, le naturel, le sain, l'authentique ; de l'autre, le modifié (génétiquement), le chimique, le falsifié. Entendez-vous que nous ne sommes pas loin d'un partage moral de la nourriture ? J'ai bien du mal avec le distinguo qui oppose naïvement chimique à naturel. La nature n'est-elle pas faite de molécules chimiques et d'interactions physico-chimiques ? Des modifications génétiques aléatoires n'interviennent-elles pas naturellement, c'est-à-dire spontanément, sans l'intervention de l'Homme ? Cette formule, C12H4Cl2F6N4OS (formule brute d'un phénylpyrazole vendu sous le nom de Fipronil), n'est-elle pas faite de carbone, d'hydrogène, de chlore, etc., bref uniquement composée d'éléments chimiques que l'on trouve naturellement autour de nous ? Dans nos sociétés d'extraction latine et chrétienne, c'est-à-dire ayant poussé sur un terreau indo-européen, ce qui s'oppose à la nature, c'est la culture. Et la culture n'est jamais que de l'agriculture sublimée en culture de l'esprit. (Entre nous, nature et culture, ce couple d'opposés ne va pas de soi et n'est pas universel : jette un coup d’œil au travail de Pierre Legendre et ses collègues dont je mets les références au bas de mon texte.) Disons-le avec Lévi-Strauss : ce qui s'oppose au cru, c'est le cuit. Manger à la manière des primates humains, c'est préparer sa nourriture, c'est opérer sur l'aliment des transformations qui le détachent de la nature. Or, nous sentons bien que toutes les transformations ne se valent pas. Augmenter la productivité d'un élevage en employant une molécule anti-parasite toxique qui se retrouve ensuite dans l’œuf n'est évidemment pas une transformation anodine : elle implique un risque d'empoisonnement (on peut lire sur internet qu'il faudrait manger dix œufs dans la journée pour atteindre le seuil à risque). Il y a du poison (de l'indigeste) dans la nature - mange cette baie, plutôt que celle-là - et l'humain introduit parfois du poison dans sa cuisine, dans sa façon de cultiver les aliments. C'est bien par un abus de langage que l'on continue de dire et croire que la nourriture serait meilleure parce que plus "naturelle". Dit autrement : toutes les cuissons ne se valent pas, toutes les opérations humaines sur l'aliment et sur la nature plus généralement n'ont pas la même valeur ou le même sens. Qu'on sente toutes les différences entre une poule pondeuse élevée au fond du jardin qui consent à l'aléatoire de la ponte, et l'élevage intensif, rentabilisé par le dosage budgétisé de molécules ou par la standardisation optimisée des espaces de "vie" des bêtes.

Le végétalisme (ou véganisme) est à première vue un régime alimentaire parmi d'autres. Parfois, il est sous-tendu d'antispécisme. Selon cette idéologie, aux ramures théoriques plus ou moins raffinées, le mammifère humain, doué d'empathie, parce qu'il reconnaît chez l'autre animal - fût-il vache ou bien poule - sa vulnérabilité et sa dignité d'être vivant, se refuse à le manger ou à l'exploiter d'aucune manière. L'antispécisme est lui aussi structuré par une opposition : eux et nous. Nous : les animaux. Eux : les végétaux. Eux : les consommables. L'antispéciste a raison de faire valoir que, comme toute taxonomie, distinguer l'homo sapiens des autres mammifères suppose une part d'arbitraire. Ce que l'antispécisme ne voit peut-être pas, c'est que distinguer l'animal du végétal n'est pas moins arbitraire et que du moins ce partage présuppose d'imposer un critère d'exclusion, en séparant par exemple les animaux doués de nociception (la perception de la douleur) des végétaux indolores. Je crois que, dans les sous-sols de cette réflexion, il y a une Question - dite taboue -, celle du cannibalisme : pourquoi ne mange-t-on pas d'humain ? Horrifiée, j'ai vu telle chienne manger une partie de sa progéniture. Penser, nous dit Lévi-Strauss, c'est cela : structurer le monde, le classifier, l'organiser, le symboliser au moyen du langage... bref, cuire la nature crue, parfois cruelle, pour la rendre pensable dans des mots. Transformer la pensée (la violette), en une pensée (tissée de métaphores). Au-delà des arguments pragmatiques du militant végan (par exemple : il est bien plus coûteux en eau, en plantes, en temps et en espace de nourrir une vache pour s'en nourrir ensuite que de consommer directement les plantes et l'eau), au-delà de ses arguments pragmatiques, dis-je, il faut reconnaître au végétalisme une sensibilité admirable à la respectabilité et à la dignité des choses du monde (le vivant, la nature, etc.). L'Homme risque toujours d'apparaître comme une discordance dans la nature. Dire que l'Homme est une créature culturelle, c'est dire qu'il est en un sens dénaturé.

I.F.


  • Pierre Legendre, Le tour du monde des concepts, Fayard, 2014. (Il s'agit d'un ouvrage collectif autour de grandes notions anthropologiques - contrat, nature, corps, société, danse, etc. - et la façon dont les pensent quelques sociétés - en Europe, Asie, Afrique, Moyen-orient...)

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