Isabelle Bordes

Journaliste, médiatrice et éducation aux médias à l'information et à l'image, accro à la déontologie et la justice (sociale, environnementale, etc)

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Billet de blog 9 août 2023

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De l'amalgame à la dénonciation : un Indien en fait les frais à Caen

L'arrestation d'un Indien à Caen montre l'impact de l'actualité politique et médiatique sur la vie des gens, notamment des étrangers. Le lendemain de l'attaque d'Annecy, où nul n'a pu ignorer l'origine du suspect, un passant a dénoncé un étranger entré dans une église Oui, les amalgames peuvent nuire gravement à autrui. Oui, les politiques et les journalistes en ont une responsabilité capitale.

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« Un passant contacte la police après avoir vu "un étranger rentrer dans l'église", selon le procès-verbal. »

Cette phrase est extraite d'un article de Louise Delépine, journaliste à #Ouest-France, paru dans ce quotidien le 4 août . 

Elle m'a fait frissonner : qu'est-ce qui peut expliquer qu'on appelle la police quand "un étranger" entre dans une église ? A quoi reconnaît-on l'étranger ? Pourquoi son entrée dans une église poserait-elle problème?

Je repense aussitôt à l'attaque au couteau d'Annecy, et à ces faits divers où les médias explicitent que l'auteur présumé est étranger quand tel est le cas, et presque jamais dans toutes les autres agressions.

De fait, la journaliste qui raconte cette arrestation fait le lien immédiatement : aussitôt après l'exposé des faits.  Car c'est l'histoire d'un ressortissant indien, chrétien pratiquant de 36 ans, qui vient « chaque jour prier avant de rejoindre son travail dans un restaurant où il est embauché depuis quasiment deux ans. » Mais ce jour-là, on est le 9 juin. Au lendemain de l'attaque au couteau d'Annecy, qui a horrifié la France entière. Quand la plupart des sites et chaînes d'information ont communiqué la nationalité étrangère de l'agresseur à la première heure, avant de savoir si cette qualité avait une importance dans la révélation des faits. Encourageant, de fait, les fantasmes à se partager par millions, en quelques secondes, sur les réseaux sociaux, résumant l'affaire à « étranger = danger ».

Alors, le 9 juin, un passant qui voit cet homme entrer dans l'église appelle la police 1. Et le 9 juin, cet homme, père d'un petit garçon né ici, écope d'une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Parce qu'il est allé prier, parce qu'il a une tête d'étranger, parce qu'on l'a vu, parce que la police y est allée, parce qu'elle a fait ce que les circulaires de son ministre rabâchent : faire du chiffre pour montrer que le gouvernement n'est pas laxiste en matière d'immigration. 

Pourquoi ? Parce que les politiques n'ont pas le courage de dire que l'immigration est inévitable -la preuve, les immigrants sont prêts à mourir- et que la seule issue est l'accueil et l'inclusion ; parce que les politiques n'ont pas l'intelligence de parier sur celle de leurs concitoyens. Et que cette lâcheté et cette bêtise, loin d'endiguer la montée de la xénophobie, la banalisent et la nourrissent.

Mais aussi, parce que les journalistes acceptent de se faire le relais de plus en plus « im-médiat » de leurs paroles, dans une urgence parfois fautive 2 (voir l'affaire du pompier décédé dans un incendie qui n'avait pas de rapport avec les émeutes, le 3 juillet, démarrée à cause d'un tweet matinal de Gérald Darmanin).

Et parce que la course à l'échalote qui consiste à révéler les mêmes éléments d'information dans une pseudo « temps réel », sans peser leur pertinence au regard de la compréhension des faits, ni leurs conséquences pour les protagonistes de l'événement ou les groupes de personnes qui pourraient souffrir d'amalgame, devient la norme.

J'ai frissonné, car la responsabilité qui est la nôtre, nous journalistes, nous qui parlons des uns aux autres, qui parlons d'autrui à longueur de temps, doit nous saisir : notre responsabilité est d'autant plus immense que les relais sur le web sont immédiats et quasi infinis. Oui, nous pouvons nuire, mais ce n'est pas notre boulot.

Isabelle Bordes

(1) Il s'agirait de la police municipale selon les articles d'Ouest-France du 4 juillet de Laurence Plainlevé et du 27 juillet de Benoît Le Breton.

(2) Cf les articles 5 et 9 de la Charte d'éthique mondiale des journalistes" La notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaudra pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause." & "Le/la journaliste veillera à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés [...]" 

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