Isabelle Bordes

Journaliste, médiatrice et éducation aux médias à l'information et à l'image, accro à la déontologie et la justice (sociale, environnementale, etc)

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Billet de blog 26 juin 2023

Isabelle Bordes

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Médias et faits divers : la nationalité, pour quoi faire ?

Le traitement médiatique des faits divers se standardise de plus en plus, selon deux catégories : soit les protagonistes du crime sont français, et nul ne dit leur origine, soit ils sont étrangers. Leur nationalité devient alors un élément de premier plan dès l'info connue, même si elle n'éclaire en rien les faits, à ce stade premier du faits divers, quand émotion et sidération règnent.

Isabelle Bordes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jeudi 8 juin, je roule vers la gare, j'allume la radio. En moins d'une minute, j'apprends que de très jeunes enfants viennent d'être blessés à coups de couteau dans un parc d'Annecy une heure et demie plus tôt, que leur état est très grave et que le suspect est syrien.

Je sursaute. Syrien ? Et alors ? Pourquoi cette précision spécifique, si inflammable, si tôt ? Quand on en sait si peu ?

Les faits se sont produits il y a une heure et demie, à peine. Connaître la nationalité de l'agresseur me semble inutile pour le moment, tout autant que la couleur de ses cheveux ou de ses chaussettes. Où est la hiérarchie de l'information ?

Et j'avoue : je doute à ce moment que tous mes camarades journalistes aient eu le temps, en moins de 90 mn, de recouper et vérifier la nationalité du suspect. C'est-à-dire, qu'ils aient eu plus d'une source, et que les papiers du monsieur aient été authentifiés. Le plus probable est qu'un membre de la police a livré cette info. Une source, unique. Pas recoupée. Pas vérifiée.

Pourquoi dire la nationalité seulement ?

Pourquoi si vite ?

Non seulement il n'y a pas de conditionnel, mais citer cette nationalité, à ce stade de l'info, dans une brève extrêmement courte, et comme seul élément de caractérisation de l'agresseur, n'éclaire en rien les faits.

S’il avait eu des papiers portugais, ou lettons, a fortiori français, l'aurait-on indiqué avec la même urgence, au même degré que les autres circonstances du drame, à l'heure du questionnement qui-quoi-quand-où, avant de savoir le comment et le pourquoi ?

Le 22 mai dernier, un homme a agressé mortellement une infirmière à Reims.

A-t-on dit que l'individu était français, dans les premières heures ?

Non (pas Ouest-France, pas Le Parisien, pas Libération, par exemple)

Pourquoi ?

Parce que cela va de soi si on ne le dit pas ?

Ou parce que ça n'a aucun intérêt ?

Si cela a aucun intérêt, pourquoi aurait-ce un intérêt quand l'agresseur n'est pas Français ?

Parce qu'il y a « un sujet en France, politiquement », pourront avancer, justement, les gens du métier.

Précisément, s'il y a un fait politique en France, qui est une montée de la xénophobie et, en l'occurrence, un risque d'amalgame et de conforter des préjugés, la prudence, mère de la fiabilité, n'exige-t-elle pas qu'on prenne plus encore le temps de peser l'information et ne livrer au plus vite que les éléments utiles à la compréhension des faits ?

La prudence, et la déontologie aussi1.

On m'objecte  : « Un journaliste doit donner tous les éléments qui sont en sa possession. Et il n'est pas responsable de la récupération idéologique qui peut en être faite. »

Oui, un ou une journaliste doit la vérité des faits au public. Et donc, a priori, lui livrer tout ce qu'il sait de manière sûre, vérifiée, recoupée.

Oui... mais non ! Car il y a des éléments qu'on doit parfois retenir en produisant une info.

Justement, on doit retenir ce qu'on n'a pas assez recoupé. N'est-ce pas le cas ici ? Qui a vu les papiers, qui les a authentifiés? (N'avait-on pas vu, aussi, les empreintes digitales de De Ligonnès ? Ne remuons pas le couteau dans la plaie).

On doit retenir aussi ce qui est illégal de révéler, comme l'identité d'une victime mineure, par exemple. Ou même d'un délinquant sexuel si son nom permet de remonter jusqu'à sa victime (art 39 de la loi de 1881).

On doit retenir enfin ce qui met en danger autrui. Qu'il s'agisse d'une source (un lanceur d'alerte par exemple), ou du public impliqué dans un événement en cours (caché par exemple dans un magasin Hyper Cacher transformé en camp retranché par un terroriste...)2

Enfin, quand le ou la journaliste hiérarchise, quand il choisit un angle, il décide, en, responsabilité, des éléments qui rendent les faits intelligibles.

Dans le cas présent, pourquoi définit-on cet homme par le fait qu’il est syrien, et non qu'il fait 1,70m comme le suggère Jean Viard (dans C à vous sur la 5 le 9 juin, à 12'36'')

Est-ce donc que cette nationalité syrienne donnerait un sens à cette attaque ?

Obsession française ?

Dans cette question se cache tout cet imaginaire que la société française entière a digéré, et ressasse et vomit désormais sans même réfléchir. La société, et donc les médias avec, qui l'expriment autant qu'ils la reflètent. Un imaginaire traumatique. Et, aussi, un imaginaire surexploité politiquement, de façon exponentielle ces dernières années.

L'idée qui prévaut depuis 2015 tout particulièrement, est que les attentats sont le fait de personnes originaires de pays arabes - et forcément musulmans. Et peu importe si dans les faits, les auteurs sont souvent français (les frères Kouachi et Amedy Coulibaly pour les tueries de Charlie et celles qui ont suivi en janvier 2015, Salah Abdelslam et au moins quatre autres complices pour les attentats du 13 novembre 2015).

La fabrique du préjugé

Dans ce contexte, que peut comprendre un auditeur auquel la seule chose qu'on dit à propos de l'agresseur est qu'il est syrien ?

Rien, a priori : il n'y a eu pas eu d'attentat commis en France par un Syrien.

Sauf qu'on le lui dit. C'est donc que ça a de l'importance, et je me surprends moi-même à m'inquiéter « et si c'était un attentat ? » avant de chasser l'hypothèse de mon esprit. Combien d'entre nous ont pu penser la même chose, et faire l'amalgame « « Syrien « donc » arabe « donc » musulman « donc » islamiste donc dangereux » ? » [les doubles guillemets sont à l'intention des lecteurs ou lectrices trop rapides, NDLR]

On voit bien, à se poser ces questions, qu'elles n'ont pas d'intérêt si on n'a pas de préjugé à l’encontre des Syriens. Et qu'à l'inverse, citer une info non essentielle ̶ à ce stade de l’information ̶ sur la nationalité ne sert qu'à favoriser les amalgames et la xénophobie.

De fait, le 8 juin dernier, les emportements politiques ont démarré peu après 10h30, au moment où cette info sur la nationalité est donnée par les médias .

Le Parisien donne l'info à 10h47, France Bleu à 11h et les tweets à tendance xénophobe commencent à tomber, Eric Zemmour à 11h11 avec le hashtag « francocide », Bruno Retailleau à 11h16, etc.

Tendance lourde à l'imprudence

Ce qui me frappe, aujourd’hui, et ce qui m'inquiète, c'est que la course à l'audience (et/ou l'illusion d'info en direct que produit internet) fait adopter le même comportement imprudent à tous les médias (ou presque : je n'ai pas consulté l'ensemble des milliers de médias français sur ce terrible fait divers, seulement une quinzaine principalement des nationaux).

Il y a encore quelques années, des sites avaient retenu leurs infos dans les premières heures après les faits.

Même, en 2014, on trouve une histoire de meurtre commis par un étranger, dans un contexte où sa culture avait pu influer sur son passage à l'acte, qui n'a pas généré d'emballement médiatique (Seuls quelques médias locaux s'en étaient fait l'écho3).

Le 31 août 2019, vers 16h30, un demandeur d'asile afghan tue et blesse plusieurs personnes à Villeurbanne. A 19h12, Le Figaro donne l'info sans donner la nationalité du suspect4. Celle-ci n'est donnée ensuite que dans un long article qui fournit plein d'éléments d'information.

Pourtant à cette heure-là on connaît la nationalité de l'assaillant, puisque Le Monde la donne (mais dans un article détaillé)5, tout comme Le Progrès (dans une brève).

Le Parisien non plus, ce jour-là, à 19h40, ne dit rien de la nationalité du meurtrier 6.

Algérienne, et alors ?

Trois ans plus tard, en revanche, plus aucune réserve ou prudence par rapport à l'origine dans le traitement du meurtre de la jeune Lola, à Paris, le 14 octobre 2022.

Sitôt la nationalité de la suspecte connue, chacun cite son origine algérienne sans davantage réfléchir, et s'ensuit l'une des plus violentes récupérations politiques de ces dernières années, au point que la famille doit insister à plusieurs reprises pour demander de la retenue. Et que le gouvernement s'englue dans l'amalgame immigration/délinquance en cherchant à justifier sa politique7 .

Huit mois après ce terrible crime, qui peut dire l'intérêt que représente la nationalité algérienne de cette accusée ?

Mais le mal est fait, les racistes reprennent du poil de la bête, l'amalgame donne des ailes aux manifestants contre les centres d'accueil de réfugiés, que ce soit à Callac, Saint-Brévin ou ailleurs. Et les démocrates humanistes sont tétanisés, incapables de débattre de la politique migratoire.

Devant ce constat, un journaliste peut-il se réfugier derrière l'idée qu'il n'est pas responsable de l'exploitation qui peut être faite de l'information qu'il délivre ?

Bien sûr que les journalistes ne sont pas responsables de ce que pense le public, mais ils ont une part évidente dans la constitution de l'opinion. (Sinon les dictateurs ne se fatigueraient pas à museler les médias.)

Et bien sûr que les journalistes et les entreprises de presse en général se soucient beaucoup de ce que pensent leurs publics : ils font même des études marketing pour coller au mieux à ses attentes ! Pourquoi ne se soucieraient-ils pas, ici, des effets de cette information sur l’origine de l'agresseur ? Et si, au contraire, cette origine que l'on livre sans pincettes favorisait hashtags, référencements, et donc audiences ?

Responsables de l'information

Les journalistes sont responsables devant la société.

La loi le dit, qui en fait des professionnels justiciables (notamment devant la 17e chambre). La déontologie le dit, et l'éthique aussi, a fortiori (pas besoin d'aller réveiller Camus).

La charte d'éthique mondiale signée à Tunis en juin 2019 par quelque 300 délégués de la Fédération internationale des journalistes commence ainsi : « Le droit de chacun.e à avoir accès aux informations et aux idées, rappelé dans l’article 19 de la Déclaration universelle des Droits Humains, fonde la mission du journaliste. La responsabilité du/de la journaliste vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité. »

Oui, il y a donc d'abord le droit de chacune de connaître la vérité. Mais oui, il y a aussi la responsabilité des journalistes devant les citoyen.ne.s. La charte mondiale prend soin de préciser, dans son article 9 : « Le/la journaliste veillera à ce que la diffusion d’une information ou d’une opinion ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés et fera son possible pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques. »

Pourquoi reviendrait-il au journaliste d'avoir cette prudence ? Parce que tout simplement, l'objectif de son métier est d'informer, et que tout préjugé est d'abord un manque d'information, voire une désinformation. Parce que le journalisme procède nécessairement avec humanisme, en référence à ce 19e droit de l'homme qui est d'être informé8. Sinon, c'est un propagandiste.

L'intérêt général en question

Le Code de déontologie belge, long mais pragmatique, donne la clé dans son article 28 en se référant à la notion d’intérêt général : «Les journalistes ne mentionnent des caractéristiques personnelles que si celles-ci sont pertinentes au regard de l’intérêt général. »

Plus pédago encore, le livret consacré au traitement de l'information relative aux étrangers du conseil de déontologie belge s'ouvre sur cette recommandation : « Ne mentionner les caractéristiques personnelles ou collectives dont la nationalité, le pays d’origine, l’appartenance ethnique, la couleur de la peau, la religion, l’opinion philosophique ou la culture que si ces informations sont pertinentes au regard de l’intérêt général. Pour décider s’il est utile ou non de mentionner ces caractéristiques, il faut tenir compte de deux facteurs : le dommage causé à l’information si elles ne sont pas données et le dommage causé à l’intéressé ou à un groupe visé si elles le sont. »

Dans le cas de l'agression d'Annecy, la nationalité comme seule caractéristique personnelle cause plus de dommages à l'ensemble des immigrés syriens qu'elle n'apporte d’information utile à la société française.

A ce stade, du moins, de la couverture de l'événement. Et dans un sujet de quelques dizaines de secondes à la radio ou dans les deux phrases de 11h02 d'un direct en ligne.

Car il ne s'agit pas, bien sûr, de nier ici que la nationalité puisse faire partie, dans un second temps de l'enquête et de l'exposé plus complet des faits, des caractéristiques utiles à connaître.

Mon questionnement ne vaut que pour les premières heures après un tel événement. Et pour les formats très courts qui ne contextualisent rien.

Quand l'enquête a pu commencer, des analyses s'élaborer, avec un début de distance sur les faits, une contextualisation plus large, l’origine de cet homme, son service militaire dans l’armée de Bachar Al Assad, son parcours d'immigrant avec ses aléas administratifs, peuvent être intégrés parmi les éléments de compréhension. Comme son errance sans domicile, situation qui bousille le psychisme de n'importe qui, tout soignant vous l'expliquera.

Mais une heure ou deux après les faits, et comme seul élément d'identification, non.

« L'info en temps réel », tentation mortifère ?

Et c'est mon second sujet de grande préoccupation : l'urgence.

L’urgence dans laquelle nous travaillons désormais, happés par l'illusion d'une immédiateté totale, sans filtre, rendue possible grâce à internet. Et une immédiateté multiple, qui fait se chevaucher sur un même fil les reportages du terrain et les réactions sur les réseaux sociaux ou les mails de la préfecture.

N'y a-t-il pas une négation de notre métier dans cette tentation d' « im-média-teté » ? Ne sommes-nous pas, nous journalistes, nous « médias », précisément, des intermédiaires, des passeurs de relais, des décrypteurs entre une info brute et souvent incompréhensible comme telle, et une information débroussaillée, porteuse de sens ?

Les sources fournissent des faits bruts, les journalistes en font des informations élaborées et intelligibles. Or l'intelligence a besoin de temps, de recul.

Le questionnement a besoin de temps. Nous devrions tous prendre, le temps, imposer le temps de ces trois questions avant de produire l’information : qu'est-ce que je sais, qu'est-ce que je comprends, qu'est-ce que je dis, en fonction de la loi, de la déontologie, de la loi et de ma responsabilité devant tous les citoyens ? (Tous les citoyens, victimes, délinquants, témoins abasourdis, tous.)

Ce n'est pas un hasard si les chartes de déontologie les plus récentes, celle du SNJ revue en 2018 et la Charte mondiale de 2019 insistent sur le danger de l'urgence pour l'information: « La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources », dit l'une, « la notion d’urgence ou d’immédiateté dans la diffusion de l’information ne prévaudra pas sur la vérification des faits, des sources et/ou l’offre de réplique aux personnes mises en cause » dit l'autre dans son article 5.

Une précipitation qui se généralise

D'ordinaire, je ne dis jamais « lémédias »9.

Cette fois, oui. Car ce qui m'a aussi choquée, cette matinée du 8 juin, c'est de constater la précipitation partout. Les journaux les plus sérieux, les plus sourcilleux sur la déontologie, ou ceux dont la ligne éditoriale proscrit la xénophobie, ont livré l'info sur la nationalité dès les débuts de leurs « live » en ligne. Le Monde, Libération, Médiapart, Ouest-France, France Info donc, pas un n'a semblé peser cet élément d'info dans l'urgence.

Car, à 11h pour une agression qui s'est déroulée vers 9h45, on est encore dans l'urgence. Les uns font des live tweets, les autres livrent des brèves dans des directs en ligne, sur leurs sites, ou dans leurs flashs info. Pas de contenu étayé, contextualisé à ce moment, il n'y a pas suffisamment d'éléments. Et pour cela qu'il est bien trop tôt pour n'évoquer qu’un seul qualificatif pour l'agresseur. Il va forcément être réduit à ce rectificatif.

Bien sûr, me dira-t-on. L'info minimale, c'est répondre aux questions qui-quoi-quand-où, et dans ce qui, il y a les victimes, et l'agresseur.

Mais si on ne dit que la nationalité, que dit-on de l'agresseur ? A peu près rien, probablement un lieu de naissance. Est-ce que sa corpulence et sa force apparente, son âge, ne seraient pas des traits aussi (peu) importants ? Encore une fois, à ce stade de l'info, à moins de deux heures des faits, lorsque ne sont présents sur place, outre les secours et les forces de l'ordre, que des témoins et seulement une poignée de journalistes professionnels ?

On peut remarquer que dans son communiqué de midi, la préfecture ne dit rien de l'auteur. Ni de son origine a priori. Signe d'incertitude ? De prudence ? De réserve ?

Tout au plus certains médias ont-ils été plus prudents dans l’évocation de cette nationalité dans les deux premières heures, en précisant que c'étaient ses papiers, qui étaient syriens, ou lui-même qui avait déclaré qu'il venait de Syrie.

Cette responsabilité dans les premières heures est d'autant plus essentielle que celles-ci sont le temps de l'émotion brute, où chacune et chacun réfléchit le moins.

Garder le cap de la déontologie

Je crains de voir à l’œuvre, pour les médias les plus rigoureux, le même glissement qu'il y a eu par rapport à l'identité des personnes inquiétées par la justice.

Avant internet, il y avait les journaux dont la ligne éditoriale interdisait de mentionner l’identité d'une personne mise en cause, au nom de la présomption d'innocence, et ceux qui étaient moins regardants, par flemme déontologique ou par calcul mercantile.

Depuis, les médias sont de plus en plus nombreux à s'asseoir sur la notion de présomption d'innocence, malgré le fait que toute donnée reste en ligne, et les plus scrupuleux finissent par baisser leur garde, au motif que les autres « vont donner le nom, de toute façon », et « on aura l’air ridicule de ne pas le donner alors que ça circule partout». Pourtant il y a des cas où des journaux se sont félicités d'avoir été plus circonspects que d'autres en terme d'emballement médiatique...

Ce raisonnement semble saper également, maintenant, la prudence à l’égard de la course aux préjugés. Et même là où un chef d'édition10 prenait garde à ce qu'on ne précise pas au sortir du commissariat qu'un larcin avait été commis par un gitan, puisqu'on ne précisait pas que tous les autres avaient été commis par des sédentaires bon teint, on s'abandonne désormais à lâcher des « Roumain » par ci ou « Albanais » par là en omettant de préciser « Français » pour les 99% autres vols relatés dans les mêmes colonnes. Comme une dérive insidieuse qui fait lâcher les principes déontologiques les uns après les autres.

Au risque de favoriser la xénophobie, au risque, aussi, d'accroître la défiance vis-à-vis des journalistes. Or 71% des Français ne font plus confiance aux médias11 . Nous sommes presque les plus défiants d'Europe, juste avant les Grecs, les Hongrois et les Slovaques. Quand Les Belges se répartissent pour moitié-moitié entre confiants et défiants... Que vaut la démocratie quand on déclare ne plus savoir où trouver une info fiable pour fonder librement son opinion ?

I have a dream. Que les journalistes revendiquent toutes et tous la déontologie de leur métier, individuellement et collectivement, sans complexe ni crainte. Qu'ils et elles (re)prennent le temps d'en débattre, de s'y ressourcer. La rigueur n'est pas la rigidité, le temps de la prudence n'est pas la faillite de la rapidité. C'est la société entière qui en bénéficierait, puisque nous avons cet énorme pouvoir, et donc cette énorme responsabilité, de contribuer à la fabrique de l'opinion.

Isabelle Bordes.

1Cf les principales chartes respectées par la profession en France

2Lire https://www.lesechos.fr/2015/04/prise-dotages-de-lhyper-cacher-bfmtv-vise-par-une-plainte-247585 et https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/01/08/hyper-cacher-les-otages-de-la-chambre-froide-retirent-leur-plainte-contre-bfm-tv_4844031_1653578.html

3https://www.courrier-picard.fr/art/region/nogent-sur-oise-il-poignarde-le-petit-ami-de-sa-fille-ia193b0n410687

4https://recherche.lefigaro.fr/recherche/agression%20villeurbanne/?datemin=31-08-2019&datemax=07-09-2019

5https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/08/31/agression-a-villeurbanne-un-mort-et-au-moins-six-blesses_5504983_3224.html

6https://www.leparisien.fr/faits-divers/attaques-a-l-arme-blanche-a-villeurbanne-un-mort-et-six-blesses-31-08-2019-8142894.php

7https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/10/19/apres-le-meurtre-de-lola-a-paris-le-gouvernement-dit-devoir-faire-mieux-sur-les-expulsions-d-immigres-irreguliers_6146492_823448.html

8Cf la Déclaration universelle des droits de l'homme https://www.ohchr.org/sites/default/files/UDHR/Documents/UDHR_Translations/frn.pdf

9 Merci à Samuel Laurent pour cette graphie qui montre la tendance à l'amalgame entre les différentes sources d'info

10Et que je remercie encore 30 ans après pour la rigueur de son travail

11Cf les rapports Reuters de l’institut d'oxford qui montrent d'année en année une défiance très forte des Français envers les infos :

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