Dans son livre « Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir », le philosophe Byung-Chul Han parle d’une évolution d’un pouvoir sur les corps, ce que Foucault appelait biopolitique, vers une nouvelle forme qui agit sur nos âme directement. Cette psychopolitique utilise nos émotions et nos désirs de liberté pour nous asservir. Autrement dit, Il va définir le régime néolibérale comme un système de contrainte qu’on applique à soi-même sous couvert de liberté. C’est une auto-exploitation où en tant qu’individu libre mais séparé du collectif (n’étant plus que dans des relation intersubjectives intéressés), en concurrence avec les autres, la classe disparait en tant que le rapport de domination se fait avec nous-même. Être son propre tyran isolé par le levier de la culpabilisation est pour l’auteur le degré le plus avancé de la soumission. On passe d’un sujet assujetti et asservi (sujet signifiant « soumission ») à un « libre projet qui se repense et se réinvente sans cesse » (p.9) :
« Le Moi-projet, croyant s'être affranchi des contraintes externes et étrangères, se soumet à présent à des contraintes internes et auto-imposées qui se traduisent par un besoin compulsif de performance et d’optimisation. » (p.10)
Dans ce passage du sujet (ce qui est sous) au projet (ce qui est jeté devant) on mute d’un être sous terre comme la taupe à un serpent agile :
« La taupe se meut dans des espaces pré-installés et se soumet ainsi à des limitations spatiales. C'est un sujet asservi. Le serpent est un projet, dans la mesure où il se crée son espace par son mouvement. Le passage de la taupe au serpent, du sujet au projet, n'est pas une rupture vers une forme de vie totalement différente, mais une mutation, mieux: une accélération, du même capitalisme. Les mouvements restreints de la taupe imposent des limites à la productivité. » (p.30).
Mais ce serpent est dépourvu d’intérieur, il est rendu transparent en en exposant les entrailles transformés en un ensemble de messages mesurables et capitalisables :
« C'est aussi au nom de la liberté d'information que la transparence est exigée. En réalité, elle n'est rien d'autre qu'un dispositif néolibéral. Elle extériorise brutalement toute intériorité pour en faire de l’information » (p.19)
Dans cette économie circulatoire de l’information qui doit devenir aussi rapide et liquide que de la monnaie une désintériorisation est donc nécessaire :
« Les personnes sont « désintériorisées », car l'intériorité entrave et ralentit la communication. Mais cette désintériorisation de la personne ne se produit pas de façon violente. Elle a lieu sous la forme de la mise à nu spontanée de soi-même. La négativité de l'autre ou de l'étranger est désintériorisée pour devenir positivité communicable et consommable de la différence ou de la diversité. Le dispositif de la transparence impose une extériorité totale pour que l'information et la communication circulent plus vite. » (p.19).
Remarquons que cette désinteriorisation est une extraction vers l’extérieur de nous-même, nous sommes bien en présence de ce que le capitalisme fait toujours : de l’extraction de ressources. Le néolibéralisme fait aux en nous-même ce que le libéralisme a fait avec la colonialisation des pays des suds et qui d’ailleurs continue encore sous la forme principale de la dette. Ce processus continue, non rompu, tout juste muté s’appelle la colonialité. Le néolibéralisme au fond fait de nous toustes des terres étrangères à détruire et dépouiller. Ce qui fait office de ressource dans le néoliberalisme ce sont nos émotions :
« L'économie néolibérale, qui, pour accroître la productivité, ronge toujours plus la continuité et intègre de plus en plus d'instabilité, stimule la mise en jeu des émotions dans le processus productif. L'accélération que connaît la communication favorise encore son envahissement par l'émotion, car la rationalité va moins vite que l'émotionnalité. Elle n'a pour ainsi dire pas de vitesse. Dès lors, l'exigence d'accélération exerce une pression qui conduit à une dictature de l’émotion […] Les émotions dépendent du système limbique, où sont aussi localisées les pulsions instinctives. Elles forment ce plan de l'action, pré-réflexif, semi-conscient, somato-pulsionnel, dont le plus souvent on n'a pas spécialement conscience. La psychopolitique néolibérale s'empare de l'émotion pour influencer les actions à ce niveau préréflexif. Au moyen de l'émotion, elle agit en profondeur sur la personne. Le contrôle psychopolitique de la personne se trouve ainsi doté d'un instrument très efficace. » (pp. 66-67).
L’utilisation des émotions réponds ici à un besoin de vitesse. C’est très important car vu la part d’implicite et de processus pré-réflexif non volontaire, on ne peut pas parler de servitude volontaire. Dans le « web affectif. Une économie numérique des émotions », Camille Alloing et Julien Pierre , il y a un schéma qui montre que plus la technologies avance et plus ce qui est capté et utilisé comme levier est non conscient (à distinguer de l’inconscient Freudien qui est un refoulement défensif) et touche aux processus limbiques.
De ces mécaniques électro-chimiques à une physique des gaz il n’y a qu’un pas, certes métaphorique, mais qui permet de créer un continuum entre une biopolitique des populations et une psychopolitique des âmes :
« Selon Deleuze, le régime disciplinaire s'organise en « corps ». C'est un régime biopolitique. Le régime néolibéral, lui, se comporte comme « une âme, un gaz ». C'est pourquoi son mode de gouvernance est la psychopolitique. » (p.30)
C’est intéressant car on passe de ce qui agit sur du matériel, du corps à un régime visant pour l’auteur quelque chose d’immatériel, l’âme, la psyché. Le gaz est plutôt un état d’entre deux qui en a appelé à toute une mathématique probabiliste et de méthodes statistiques. Ici les images utilisées sont cohérentes par rapport aux technologies désignées. Le projet est aussi une question de probabilité, c’est ce qui est posé devant soit, dans un futur à atteindre et à viser. Le besoin et l’insistance d’être encré, dans son corps, d’être présent, dans l’instant qu’on trouve dans les technologies politique du bien être est sans doute un procédé pour contrebalancer des subjectivités qui s’énoncent toujours dans le futur. S’il y a tout un business de l’être-là dans l’économie du développement personnel (qui est par ces termes très néolibérale) c’est bien parce que le capitalisme récupère toujours sa critique pour répondre aux épreuves de justices qui sont censées le mettre en tension.
Dans les passages suivants l’auteur va souligner que Foucault rate un tournant qui aurait aboutit à une psychopolitique. La biopolitique ne s’intéressant qu’à des corps, produisant des individus dociles, exploitant des statistiques de population. Alors que pour Byung-Chul Han, ce qui spécifie le régime néolibérale c’est une exploitation de nos intimités sans que celle-ci soit forcée mais volontaire de notre part. Sous couvert de liberté et au nom de celle-ci nous nous auto-exploiterons par des items non matériels. Il faudrait nuancé cela car d’une part ce qui est exploité du moins en partie dans nos intériorités sont un ensemble de traces construites avec les dispositifs numériques qui prennent la forme de données, de quantités : le quantified self. . Ainsi, non seulement la discipline des corps dociles demeurent mais nous sommes également transformé au niveau de chacun de nous en un ensemble de donnée statistiques où l’individu devient une population. L’ensemble des récits et techniques de soi devenant un ensemble de collectibles sur lesquelles ont peut attribuer des valeurs chiffrées et économiques. C’est une transformation en prix qui ne peut ce faire que par la construction politique et économique d’objets qui peuvent être mesurables, qui n’ont de psychiques que le nom. C’est pour cette raison que je ne retiens pas tellement le terme de psychopolitique pour favoriser celui d’autopolitique qui indique plus un déplacement et une direction vers soi par soi mais au fond via une injonction premièrement venant de l’extérieure : la machine capitaliste. L’économie de l’émotion n’est possible et capitalisable que dans la mesure où on construit des catégorie d’émotions qui sont quantifiables.
D’ailleurs il le précise lui-même à juste titre :
« L'impératif néolibéral d'auto-optimisation ne sert qu'à assurer le parfait fonctionnement du système. Les blocages, les faiblesses, les erreurs doivent être éliminés par une thérapie appropriée pour accroître l'efficacité et les performances. À cette fin, tout est rendu comparable et mesurable et soumis à la logique du marché. Ce n'est pas le souci de la vie bonne qui est le moteur de l'auto-optimisation, dont la nécessité découle uniquement de contraintes systémiques, de la logique du succès commercial quantifiable. » (pp. 43-44).
Précisons que dans ce contexte les thérapies en question ne passe pas par une énonciation de soi mais par en ensemble de données, de cartographies dont on n’a pas toujours conscience. Ce n’est pas une énonciation mais une extraction plus proche de ce que Foucault appelle pouvoir pastorale (faire dire par des dispositifs une vérité sur soi) que d’une prise de parole libératrice et émancipatrice. Là où le pouvoir de la confession était un lieu de parole, ici on est dans l’extractions de traces, indices, trajets et circulation. Dans ce cadre même les mots ne sont que des objets mesurables évaluant un nombre de vue de partages et de fréquences.
Au delà de ses dispositifs de pouvoir il y a fort heureusement des possibilités de dégagement qui passe par des récits de soi et d’une certaine manière de parler de soi. Ainsi, même dans un réseau à capitalisation réputationnel, circulatoire et affectif comme Tik Tok ou autres, une parole prise dans son propre langage permet de passer d’une personne qui se raconte dans le vocabulaire des dominants à une personne qui se situe par ses propre mots. Cette distinction essentielle que fait Lena Dormeau entre « se raconter » et « se situer » n’est pas empêchée par les technologies bien au contraire les paroles directes des subalternes n’ont jamais été autant accessible. C’est ce que je reprocherais aux approches comme celle Byung-Chul Han et bien d’autres qui sont purement du coté des dispositifs et des grands systèmes qui produisent des grands récits. En effet, du point de vue pragmatique et des usages, il y a des multiplicités, des prises de paroles à la première personne devenant rapidement des nous collectif. En sommes il y a toujours des enjeux de luttes en tout endroit d’un système globale.
Update du mardi 30 avril 2024 : Le paragraphe précédent amène de la confusion car il laisse entendre que Lena Dormeau pense que les subalternes peuvent être audibles dans ces technologies alors que c’est le contraire. Ce n’est pas une question de technologies mais le fait que pour être audible il faut parler le langage des dominants. Et son texte est très clair là dessus. Merci à elle pour ses retours sur ce contresens de ma part. D’autant plus, que sur les réseaux sociaux on est audible qu’à condition de suivre les règles très néolibérales des plateformes
Il n’empêche que ce système globale demeure puissant au point d’être une machine qui puise profondément en nous. Dans le déplacement conceptuel que propose Lena Dormeau de la « psychopolitique » vers ce qu’elle appelle « l’ontopolitique », l’operativité du pouvoir se décrirait davantage du coté de l’être dans sa totalité où il ne s’agirait pas tant d’une exploitations de nos émotions que de nos affects. Dans son texte « Histoire d’émotions néolibérales : pédagogie d’une émancipation individuelle, dialectique d’une aliénation collective » tout en reprenant la psychopolitique, elle plonge plus loin dans le champs de l’horreur néolibérale :
« Nous sommes d’accord avec Byung-Chul Han lorsqu’il pose que « la psychopolitique néolibérale se saisit de l’être dans son entièreté, […] en somme, de la vie elle-même. » Alors, quand celui-ci théorise sa psychopolitique, au regard même de la définition qu’il en donne ainsi que les données présentes dans l’ouvrage d‘Illouz et Cabanas, nous sommes presque dans une ontopolitique, c’est-à-dire une appréhension quasi-intégrale de ce qu’est une existence citoyenne, ayant pour seule finalité de régir les comportements humains les plus quotidiens. […] Nous pensons malgré cela que pour une large part, l’efficacité de l’auto-aliénation est de nature affective. L’optimisation mentale dont traite Byung-Chul Han ou l’Happycratie dépeinte par Illouz et Cabanas incluent la dimension émotionnelle, là où nous croyons que les affects constituent la clé de voûte de la domination auto-déterminée. »
C’est un point essentiel car ici l’affect pointe ce que littéralement il signifie : ce qui affecte, ce qui est affecté, ce qui est capable de produire des effets, ce qui peut recevoir des effets. Deleuze décrit d’ailleurs le pouvoir chez Foucault comme le pouvoir d’affecté qui rencontre un pouvoir d’être affecté. Ainsi dans la suite du texte :
« Admettre de façon spectrale que le régime néolibéral nous aliène revient à faire l’économie d’une réflexion sur la propension intrinsèque des individus à la servitude volontaire. Plutôt qu’envisager les techniques d’optimisation de soi comme « nouvelles techniques de pouvoir » dans une théorie de l’aliénation totale, il convient d’analyser et réfléchir sur le point de rencontre entre les deux. De quelles manières et par quelles forces convergentes, à l’intersection de cette interaction, se produit une coagulation aliénante ? C’est dans cet interstice seulement que l’optimisation devient domination, au point de contact entre la volonté d’asservissement et la soumission librement consentie que se loge la compréhension de l’individu-sujet néolibéral. »
Mais ce qui touche à la servitude volontaire intrinsèque est différente de l’économie affective décrite dans le web affectif de Camille Alloing et Julien Pierre car celui-ci utilise des leviers qui s’éloigne de la volonté et de ce qui pourrait toucher aux processus pre-frontaux pour aller vers les processus les plus implicites, non conscientisés et végétatifs. La critique du néoliberalisme pose un problème théorique : un choix à faire entre les mondes d’une servitude volontaire et les mécaniques neuro-cognitifs implicites. Le néoliberalisme est-il un neuroliberalisme ? Voilà une question à laquelle il faudrait répondre
Mais peut-on répondre à cette question si justement l’ontopolitque brouille les cartes en étant une sorte de force trouble ?
« Il nous semble que ce qui caractérise l’ontopolitique néolibérale, c’est bien ce mouvement par lequel elle s’est accaparée le quantitatif et le qualitatif, floutant inévitablement toute distinction entre une incapacité réelle, somatique, et le sentiment d’être incapable de qui renvoie lui à l’intériorisation de normes sociétales liées à l’injonction au bien-être. »
Je décrirais cela comme une force qui prend tout et provoque en nous un chaos mais qui au final nous norme au plus haut point. C’est une destruction insaisissable de l’être dont la seule réponse est une résistance la plus radicale.
Puisque j’en viens à parler de résistance, c’est l’occasion de proposer un autre champs dans lequel l’ontopolitique à toute sa place comme outil d’analyse et de critique politique. En effet, la question de l’être ou en d’autres termes de l’ontologie, se précipite dans celle du non-être. Ainsi, dans les techniques du pouvoir coloniale, il y a tout cet ensemble de pratiques et discours qui consiste à désigner, à la fois, les colonisé-e-s comme des non-humains, des non-vivants, en sommes des non-être mais également à les faire se ressentir comme tel. Les auteurices de la décolonialités nomment cela la « colonialité de l’être ». On pourrait parler alors d’une ontopolitique coloniale. Elle opère toujours actuellement particulièrement en Palestine. Ne plus se sentir comme existant, humain et vivant a des répercussions psychologiques désastreuses qui se transmet à travers les générations. De plus, cette colonialité de l’être n’opère pas que dans le contexte raciale et raciste : elle structure une opération de destruction interne de toutes personnes mises dans des marges et pour qui la machine oppressive ne laisse aucun répit. C’est dans cette perpective que les démarches de luttes intersectionnelles sont un combat politique pour la vie. Le « laissez-nous vivre » que crient les militant-e-s LGBTQIA+ est un vitalisme politique profond et tragique. La santé mentale est politique en ce sens. Dans ce cadre les techniques de psychothérapies et de bien-êtres doivent justement annihiler la colonisation de l’être par le non être.