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Billet de blog 26 novembre 2023

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Commentaire du « Nouvel Esprit du Capitalisme » 4

Quatrième article de commentaire du "Nouvel esprit du capitalisme" de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Cette fois il s'agira de rentrer plus en détail sur cette fameuse "cité par projets" ainsi que sur les valeurs éthiques et de justice qui en légitime les conditions de réussites. Que signifie la grandeur dans ce monde connexionniste ou en réseau ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Note  : Pour que vous puissiez facilement distinguer ce que disent les auteurices de mes commentaires, je mettrai ces derniers en italique.  De plus, les indications de pages sans précisions d’ouvrage renvoient à leur livre .

Dans cette littérature managériale des années 90 apparait le terme "réseau" pour relier des éléments disparates et donner de l'intelligibilité en lien avec une conjoncture historique , celle du développement des réseaux informatiques : travailler à distance mais en temps réel (p. 168).  Dans les sciences sociales, il est un concept autour de structure peu ou pas hiérarchisé, souple sans frontière à priori (p. 169). Malgré tout les auteurices du Nouvel esprit du capitalisme vont parler de « cité par projets » et non par « réseau » ou « connexionniste » pour les raisons suivantes :


1/ "un certain nombre de contraintes doivent peser sur le fonctionnement en réseau pour que celui-ci puisse être qualifié de juste, au sens où les grandeurs relatives attribuées aux êtres y apparaissent comme fondées et légitime. Il faut pour cela, notamment, que puissent êtres identifiées des épreuves au cours desquelles les êtres se mesurent sous un rapport faisant entre eux équivalence" Or la grandeur se mesure à la capacité de passer d'un projet à un autre (p. 172).

On voit bien que c’est un agencement dans le sens de Deleuze et Guattari en tant que la formation-formalisation d'un rapport de force (qui lui n'as pas de forme). Donc un esprit du capitalisme est un agencement d'énonciation qui est la transformation par la machine abstraite capitaliste d'un autre agencement d'énonciation qui était une critique du capitaliste. Rappelons que la vision rhizomatique (en réseau) du monde émane plutôt des critiques de mai 68. Le monde connexionniste que Luc Boltanski et Eve Chiappello décrivent est déjà autre chose. Comme tout diagramme, il est non spécifié, non formé, non formalisé mais fait de fonctions abstraites. Plus précisément, de matières (qui vont s'agencer en visibilité, désir, corps) non formées et d'expression non formalisés (qui vont s'agencer en structures, énoncés, langage etc) ça décrit des fonction (cf séparer, trier, gérer dans le cas d’un diagramme disciplinaire) et des espaces (ouvert, fermé, un arbre, en toile etc). Le diagramme connexionniste est en réalité le diagramme biopolitique, celui des société de contrôle
La cité par projets est aussi l'agencement réalisant le diagramme connexionniste exprimé par l'agencement d'énonciation qu'est l'esprit du capitaliste. L'esprit n'est qu'au niveau de l'énonciation alors que la cité est un agencement combinant agencement machinique (corps et pratiques, visibilités) et d'énonciation. Un agencement est toujours lié, travaillé, renvoyé par et vers d'autres agencements. En réalité, séparer esprit et cité est difficile car l'esprit est déjà du réalisé par une cité. Et ne se voit que dans une cité. Disons que l'esprit n'est que du coté de l'expression et que cité est à la fois l'expression donc l'esprit et sa matérialisation (agencement machinique).


2/ "Dans la topique du réseau, la notion même de bien commun est problématique parce que, l'appartenance ou la non-appartenance au réseau restant largement indéterminé, on ignore entre qui un "bien" pourrait être mis en "commun" et aussi, par là même entre qui une balance de justice pourrait être établie." p.173


C'est normal car le réseau est un diagramme par définition il n'est pas encore spécifié et déterminé dans ce qui le réalise dans des agencements.


3/ « Contre ces constructions à deux niveaux, le réseau se présente comme un « plan d'immanence » selon l'expression de G. Deleuze, dans lequel l'épreuve est entièrement définie comme « épreuve de force » ou simplement comme « composition de rapport », ou encore comme « rencontre » de façon à faire l'économie de boucles de réflexivité passant par un jugement moral. C'est la raison pour laquelle cette notion composite de « projet » en train de prendre place dans le sens commun des membres de notre société, comporte des emprunts à au moins deux familles de paradigmes différents : les paradigmes du réseau et des paradigmes qui, tout en mettant également l'accent sur la communication et la relation, comportent une exigence de réflexivité et de convergence vers un jugement commun, par exemple, chez Habermas, par l'intermédiaire d'échanges réglés par une raison communicationnelle » (p. 174)
.

Les énoncés de la famille du projet sont entre 2 systèmes homogènes. Il emprunte à la fois à un régime d'épreuves de forces et aussi à un régime d'épreuves de justice. Ces 2 régimes, leur confrontations seront très importante par la suite dans le texte.


En effet, les projets nécessitent que les gens s'engage dans à minima dans un temps donné, ce qui ralenti la circulation et suppose un contrôle par chacun (p. 174). La cité par projets contraint le réseau pour le soumettre à une forme de justice qui en sauvegarde néanmoins la teneur et valorise les qualité « du faiseur de réseau » (p. 175). 



Si on se se place du point de vue d’une négociation : si pour fair accepter les termes du contrats on doit se met mettre d'accord sur des nouveaux termes il faut alors les accepter. Du coup, si la cité par projets est  un agencement réalisant le capitalisme en réseau c'est aussi également ce qui le ralenti, le limite  et lui fait résistance. On peut lire ceci en terme d’une articulation entre désirs et pouvoirs. Le politique dans le désir se pense en croisant Foucault avec Deleuze et Guattari. Si les énoncés chez Foucault c'est le pouvoir qui les distribue et la résistances qui les font muter, chez D & G c'est le désir qui les distribue et la créativité, ligne de fuite qui les font muter. Dans un agencement il y a toujours ce qui  résiste (Foucault) et ce qui déterritorialise (Deleuze & Guattari)

Comment notre valeur est jugée dans la cité par projets 

Cette forme de justice propre au réseau sera en fait ce qui est nouveau car l'idée de réseau qui s'étend n'est pas une innovation des années 90.  Ce qui change par contre c’est que l'art de tisser des liens devient ce qui est mis en valeur en tant que tel (p. 175-176).


Note : les mots clés de la cité par projets seront mis en valeur par une *


L'unité de mesure de la grandeur est l’activité*, qui ne se confond plus avec le travail  : « surmonte les oppositions du travail et du non-travail, du stable et de l'instable, du salariat et du non-salariat, de l'intéressement et du bénévolat, de ce qui est évaluable en termes de productivité et de ce qui n'étant mesurable, échappe à toute évaluation comptable » (pp.  178-179). L'activité permet de créer du réseau, de s’insérer dans des réseaux. Il faut toujours avoir des projets, des activités quelque chose à faire. (p. 180).


C'est un sacré moyen de répondre à la lutte classique concernant le temps de travail et le temps de vie. En faisant vaciller leur différence, la lutte perd ce motif d'énonciation.


La "grammaire du projet*" efface la différence entre un projet capitaliste et un club ou une association. Désignant des choses très différentes le projet masque le capitalisme tout comme sa critique. (p. 181). C'est parce qu'il est une forme transitoire que le projet est adapté à l'extension d'un réseau. L'incapacité à étendre son réseau est synonyme de mort et d’exclusion (p. 181). Dans ce monde on se doit d'autant être capable de réinvestir des projets rapidement que le plus important est de laisser la place pour désinvestir les projets terminés (p. 182).


C'est une libido très fluide, dans la transition, dans un régime où la pulsion est constamment  lier et délier pour s’étendre et changer. Toujours plus, c'est la pulsion dans une logique de jouissance (une tension d’excitation constante) et non pas de principe de plaisir (la satisfaction évacuant la tension). C’est une économie libidinale qui tend à être une circulation la plus continue et croissante qui soit.


Le grand est celui qui peut toujours nouer, lier il est actif*, autonome* et il prend des risques* (p. 183).  Il doit avoir de l’intuition*, du talent*, de la créativité, et "sait anticiper, pressentir, renifler les liens qui méritent d'être frayés"  : " dans un monde en réseau, l’importance du capital social et du capital d'informations sont corrélées. (p. 184). Il traite de la même manière les personnes connus et inconnus. Il a tendance à ignorer les sphères séparées.  Par exemple, entre vie privée et vie professionnelle (p. 185). Il oeuvre au bien commun, il est capable d'engager les autres* en les impliquant. Il inspire la confiance*, est charismatique*, sa vision* rend les autres enthousiastes. Il est à l’écoute*, avec de la tolérance*, n’est pas autoritaire,  respectant les différences*, c'est un facilitateur un donneur de souffle*, il fédère les énergies tel un impulseur de vie*. Il redistribue l'information et la partage c’est un connecteur* et un passeur* (pp. 186-187).  Il possède l'art de la conciliation des contraire : "ces innovateurs* ont pour modèles les savants et surtout les artistes » (p. 188).


Dans les autres grands il y a l'expert possédant un savoir très spécifiques qui lui est propre, produit de l'expérience et non pas de savoirs standardisés. Il tire cette force du fait que pour "se passer de lui il faudrait être en mesure de refaire le parcours qui a été le sien » (p. 188). Pensons aux médias qui mettent en avant certaines figure de pouvoir et de succès par leur parcours. 

Leur point communs est la capacité de tisser les liens les plus riches : ceux qui feront mieux étendre le réseau, de surmonter une distance, de passer outre la frontière des champs et des dispositifs disciplinaires (pp .189-190). Les liens les plus profitable sont ceux qui étaient les plus loin, et les plus rares car étendent le réseau (p. 190).

C'est un capitalisme de l'information car s'enrichie avec ce qui est plus rare et moins probable. Or Norbert Wiener définit l'information non seulement par ce qui est le plus organisé mais aussi par ce qui est le moins probable


Le langage descriptif du monde connexionniste va dans 2 directions opposée (p. 192): 

  • L'action sans sujet où le le seul être important est le réseau
  • Vers un "néopersonnalisme" qui met l'accent non pas sur le système mais sur la recherche de sens, l'aspect humain. Cet aspect est dominant car c'est sur lui que repose le dimension éthique. 


Si la première direction est biopolitique, et correspond la société de contrôle et au capitalisme dispersif dont parle Deleuze, elle opère ethniquement par une psychopolitique dans le sens que lui donne Byung-Chul Han. A savoir, une certaine transformation en capital de nos émotions  prises comme ressources. Cette seconde direction découle de la critique artiste du capitalisme : la recherche d’authenticité humaine. 

La "généralité de la forme rhizomatique" est dites par différentes métaphores  : tissages , maillages, fluides, flux ou via des emprunts à la biologie du cerveau (p. 192).  C'est à travers ce registre que se met l'accent sur l’autonomie et la volonté du réseau  comme plus fortes que les individus qui sont décrits avec des termes comme : auto-organisition*, autorégulation*, morpogénèse spontannée* (pp. 192-193). 


C'est via le biologique et le cerveau que se fait le lien des individus au système. C'est par autopolitique que les individus deviennent membre d'un système rhizomatique et fluide. C'est par autopolitique qu’ils deviennent ce qui est affecté par la biopolitique en passant par une partie de notre corps : le cerveau


Il est important de noter que  la cité chute si y a pas d'éthique : si le grand ne partage pas, garde pour lui, si chacun n'agit que pour ses propres intérêts et tombe des des appropriation opportunistes des liens, le réseau ne peut plus s’étendre et vivre. Importance de se débarrasser des réseaux de copinage ou de la corruption qui empêchent le progrès (pp. 194-195).


L'aspect morale et éthique est important.  Ce n'est pas un réseau comme les réseaux de l'ancienne acceptions (réseau secret, de corruption, fermé etc) ce n'est pas un réseau fermé comme avant mais un réseau ouvert. En effet, il ne faut pas oublier que ce régime de justice est emprunté de la critique du capitalisme.


Dans ce nouveau régime de justice celui qui sera jugé comme grand et qui se déplace dans ce monde en réseau doit être mobile : « Rien ne doit entraver ses déplacements. C'est un "nomade" (Deleuze, Guattari, Mille Plateaux) » (p. 198).


C’est dans leur texte « traité de nomadologie » que Deleuze & Guattari décrivent le nomade comme extérieur aux états, ils  parlent alors d’une  machine de guerre (qui se distingue de l’armée qui est une machine de guerre recodé par l’état).  Mais la machine de guerre recodée par la capitalisme au final perd son ouverture fondamentale car se ferme sur elle-même dans le mot d’ordre de l’accumulation. Si un certain capitalisme des flux financiers cherche un déplacement fluide, sans frontières, il se ferme à tous ce qui ne sert pas le principe du toujours plus de capitaux et encore plus  quand ça y fait obstacle. Dans ce cas le capitalisme ferme et reterritorialise. Pour être en mouvement tout en étant dans un territoire fermé,  la seule possibilité c'est la boucle. L’injonction à la croissance empêche que ça fuit. Ici on reste toujours dans le cadre d'une capitalisation et ne dépasse pas le cadre de ce but. Le meilleure exemple va être celui des  modalités d’amitiés dans ce monde.


En effet, le grand lie des amitiés qui sont intéressantes ou utiles (p. 198). 
Pas d'amitié désintéressée et gratuite : ça limite grandement les transformations et mutations possibles.


C'est un homme mobile et léger : il "fait le sacrifice d'une certaine interiorité et de la fidélité à soi, pour mieux s'ajuster aux personnes avec lesquelles il entre en contact et aux situations" : "L'homme léger ne peut plus dès lors s'enraciner qu'en lui-même ("l'entreprise de soi") - seul instance dotée d'une certaine permanence dans un monde complexe, incertain et mouvant" Mais cette continuité n'est que le fruit de la trajectoire des connexions : "Chacun n'est lui-même que parce qu'il est les liens qui le constituent" (p. 201).


Le grand s'allège de son intériorité, c'est l’autopolitique, il se fait exploiter ses ressources par lui-même et la circulation. Il se fait un lui-même par la circulation et les connexions. Il a un intérieur mais c'est un un intérieur non meublé qui se remplira par l'extérieur. L’autopolitique c’est se faire de soi son propre appartement mais meubler par les autres. C'est difficile car on exploite ce qu'il y a de plus proprement humain et a priori intérieur mais il est rempli de signaux externes. Mais ce qui est humain là c'est quelque chose de défini par des discours, une idéologie. Ce fameux "plus humain" est d'abord une énonciation de ce que nous sommes. C'est un "plus humain" assujettis et énoncé par un pouvoir, il n'est pas le sujet d’énonciation. Il est dit humain par des objets purement construits.  Par exemple, dans le web affectif ce qui est appelé affect ou émotion ce sont des objets théoriques construits et transformé pour être mesurables et capitalisés. L'objet humain est ici la création d'un savoir. Tout comme dans l'économie affective, l'affect se définit par des interactions, des catégories d'émotions, par le nombre de commentaires, de likes, des indices de circulation. Une personnalité est alors là défini par ces interactions, profilé par des signaux de catégories préexistante, et par ces connexions, liste d'amis, interaction, etc. A ce propos je vous conseille le livre de Camille Alloing et Julien Pierre, Le Web affectif. Une économie numérique des émotions.

S’instaure alors une définition d'une nature humaine qui serait commun à tous pour que tout le monde ait les chances de s'élever car tout le monde à la capacité de se lier. De plus, cette éthique d’un type de nature humaine permet à la fois de se sentir libre (de diversifier ses liens, en désinvestir et en investir d’autres) et engagé par ce qui nous lie (p. 204).


La cité par projets a une certaine définition des liens et connexions qui est typique. Elle favorise une communication de proche en proche, de nœud à  nœud et pas une vision globale : "elle n'est accessible qu'à l’occasion des connexions. Elle n'est pas disponible pour tous au même instant dans sa totalité comme dans l'idéal de l'information pure et parfaite qui permet de mettre à égalité tous les intervenants sur un marché. C'est d'ailleurs cette caractéristique qui rend les réseaux si vulnérables aux pratiques stratégiques qui consistent à retenir l'information, à ne pas la faire circuler, pour en tirer un avantage indu selon les valeurs  de la cité par projets" (p. 209). L’information va être mesurer par la réputation d'une personne (p. 210). La circulation, donc le nombre de connexions, modifie l'objet. On évalue la qualité des liens en fonction de leur capacité à affecter les gens. C'est la relation qui définit la qualité. On ne peut traiter une marchandise détacher d'une personne. En changeant d'information, ça modifie les êtres (p. 211).

 
La personne est indissociable d'une marchandise et d'une circulation qui la défini. L'autopolitique c'est être défini, nommé par la circulation car la a marchandise est en soi.

Conclusion

Si cette figure de l’être connexionniste est celle d’une entité qui augmente sa valeur par sa circulation et son nombre de liens  et que celles-ci sont les conditions qui affectent le monde. Ne voyons-nous pas là un mouvement encore plus radicale que la transformation de l’humain en marchandise (elle a eu lieu y a bien longtemps), à savoir, sa transformation en monnaie ?
Deux des aspects de la monnaie est qu’elle augmente par sa circulation via des placements, des investissements, des emprunts, et de la création de dette et d’intérêts mais également par le fait qu’elle est sa propre unité d’évaluation de sa propre valeur. La monnaie se compte par elle-même car elle sert aussi à ça. C’est son abstraction et sa forme chiffrée qui permet cela. Il n’y a pas plus « auto » que la monnaie qui s’évolue presque par sa propre essence. Son échelle de valeur n’étant que la propre duplication d’elle-même. Au final, ce que j’appelle l’autopolitique ne revient qu’à la transformation des humains en monnaie c’est à dire une jouissance abstraite qui ne sert qu’elle-même. Le préfixe « auto » prend alors tout son sens. 

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