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Billet de blog 27 février 2024

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Commentaire du « Nouvel Esprit du Capitalisme » 8

C'est enfin la délivrance pour vous. Le dernier article de commentaire du "Nouvel Esprit du capitalisme" de Luc Boltanski et Eve Chiapello. On s’arrêtera sur la conclusion du livre et sa postface. Au final quelle est la force et la limite de la critique du capitalisme ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Note  : Pour que vous puissiez facilement distinguer ce que disent les auteurices de mes commentaires, je mettrai ces derniers en italique.  De plus, les indications de pages sans précisions d’ouvrage renvoient à leur livre.

Iels se différencient de Durkheim car iels pensent que les personnes sont satiables mais que c'est le processus d'accumulation qui est insatiable. : « A la différence de Durkheim, nous faisons peser tout le poids de cette insatiabilité sur le capitalisme — c'est-à-dire sur ses propriétés systémiques —, et non sur les propriétés anthropologiques de la nature humaine » (p.646).  Or, comme les humains vivent sous différents régimes (familial, solidarité civique, religion, vie intellectuelle etc), le capitalisme doit alors trouver des justifications qui lui sont extérieures : les citées. Si c'est par l'Esprit que le capitalisme intègre sa propre critique via les principes moraux qui ont servi au départ à le dénoncer (pp.646-647), ce sont les citées qui vont mettre en tension cette récupération avec les valeurs critiques
.

Le Capitalisme n’ayant pas de limite extérieure, ce qui va lui faire limite ce sont les critiques qui une fois récupérées sous forme de citées va définir des seuils à ne pas dépasser sous risque de rompre un contrat social. Spoiler alert : Évidement ces seuils sont régulièrement franchis avant même de changer d’Esprit via notamment l’usage de la violence et de ce qu’on verra en conclusion, l’utilisation de narratifs.

Mais l'Esprit du capitalisme n'est pas constituer que de la critique. Il combine aussi de l'excitation et de la libération qui correspondent à l'insatiabilité. La critique donne le fondement morale qui vient limiter en lui faisant peser des contraintes en termes de bien commun. Ainsi le rôle de l'Esprit est à la fois de stimuler l'insatiabilité mais aussi de la limiter pour ne pas tomber dans une autodestruction et dans un épuisement du désir d'accumulation. Il y a une tension permanente entre stimulation du désir d'accumulation et sa limitation (pp. 647-648).

Ce modèle homéostatique est complètement déséquilibré par la tendance constante au toujours plus. Un modèle pulsionnel qui chercherait à baisser la tension pour éviter le déplaisir de l’excitation non évacuée n'est pas pertinent pour décrire un désir insatiable qui serait de l'ordre non pas de la pulsion (baisser la tension) mais plutôt de la jouissance (toujours plus, toujours plus d'excitation, même jusqu'à la mort). Dans la jouissance il n'y a pas de satisfaction (puisque la satisfaction c'est la baisse de la tension de l'excitation libidinale) mais une insatisfaction constante car l'excitation ne fait qu'augmenter. C'est toujours une perte qui se répète dans la jouissance (comme l’explique Lacan dans « L’envers de la psychanalyse » : toujours une insatisfaction qui se répète). C'est parce qu'il y a perte qu'il y a nécessité de toujours faire plus de jouir. Et le capitalisme c'est la jouissance en tant que telle appliqué sur le social. De plus pour que l’insatiabilité soit maintenue il faut ménager un manque histoire qu’il n’y ait jamais vraiment de satisfaction. L’objet n’est jamais vraiment atteint il doit toujours lui manquer quelque chose que l’objet suivant prétendra remplir, qui à son tour devra aussi manquer de quelque chose. Cet aménagement du manque passe par du récit, de la narration et un discours sur-historicisé (voir Simondon in « Psychosociologie de la technicité » ) dans des mythes de l’innovation. C’est tout le travail de la publicité et du marketing.

La critique n'agit pas dans le changement du capitalisme mais central dans la construction de l'Esprit du capitalisme. Et comme la critique permet au capitalisme d'avoir un Esprit qui est nécessaire à l'engagement c'est comme ça qu’indirectement le capitalisme peut durer (p.650-651).

Le capitalisme ne change pas, ça reste une machine à survaleur socialisant la jouissance : ce qui change c'est l'Esprit. si celui-ci limite, et stabilise la machine dans un premier temps, il est aussi modifié, réécrit par elle. Une machine capitaliste sans Esprit (c’est à dire sans énonciation collective) ne peut pas fonctionner ni durer. Ce n'est pas une machine abstraite diagrammatique car ne mute pas, c'est son Esprit qui mute. Cette machine abstraite axiomatique réécrit par dessus les autres diagrammes et traverse les strates historiques. Une machine capitaliste sans Esprit, tournerait à plein régime mais finira par s’auto-consummer trop rapidement et ne pourrait agir sur des subjectivités. La machine capitaliste sans esprit se figurerait dans les histoires de zombies qui ne sont pas des êtres vivants  et vont finir par s'auto-consommer-consumer. 

Mais dans 3 cas, la critique peut aussi être un facteur de changement du capitalisme et non pas seulement de son Esprit : pp 651-652

  1. Une critique si virulente que la machine se déplace pour y échapper sur des terrains qui n'ont encore étaient bien catégorisé et identifié. Et ceci même si peut aboutir à la fin d'un esprit. Par exemple faire appelle à des précaires n'ayant pas les même droits (elle ne change pas fondamentalement elle déplace juste pour contourner, elle déplace ses limites)
  2. Les critiques étant multiples, déplacements vers des des nouvelles épreuves pas ou peu instituées
  3. La critique limitant le capitalisme, il change alors sa forme  d'accumulation. Par exemple, dans le 2e esprit le fait que la critique de l'exploitation a fait apparaitre un cadre comptable qui montre la valeur ajoutée et sa répartition (ce nouvel acteur est un dispositif dans le sens de Foucault, c’est à dire touchant à une pratique de visibilité en rapport avec des énoncés de justifications et des mots d’ordres)

Contrairement aux auteurices je pense que dans les trois cas la machine ne change pas fondamentalement, elle se déplace, trouve des moyens détournées. La machine ne change pas mais elle se déplace facilement et change son apparence (les déplacements sont des régimes visio-spatiaux) et ses discours. Ces fonctions de micro-déplacements sont assurées par ce que je propose d’appeler des « Narratifs » qui ne sont pas uniquement des énoncés (Voir en conclusion).

Une des autres contradictions/paradoxe du capitalisme, c'est qu'il a besoin pour fonctionner d'un tissu social qu'il ne cesse de détruire quand il n'a pas de contrôle externe (p. 682).

Le capitalisme a besoin d'être contrôler pour fonctionner mais cherche à y échapper pour continuer l’accumulation constante par le fait d'échapper au contrôle. Il crée aussi sur les humains toutes sorte des contrôles. L'ironie veut que le contrôle le plus aboutie du capitalisme soit l'autocontrole alors que lui-même en est dépourvu. Les fuites et déplacements pour poursuivre à l’infini ce « désir morbide de liquidité » (Keynes) conditionnent sa propre perte car c’est justement un contrôle qui protegererait le capitalisme de sa propre fin : sans être-vivants à exploiter le cumul baser sur le capital vivant ne peut plus opérer. Le capitalisme est comparable aux figures du pouvoir grotesque : Le grotesque est le pouvoir qui opère justement par ce qui en disqualifie l’exercice comme le souligne Foucault dans son premier cours « Les anormaux » au collège de France. Ces figures du roi grotesque sont passées du Néron des tragédies grecques aux Trump et Musc de nos drames mondiaux actuels. 

Dans une postface publié 10 ans après soit en 2010, Luc Boltanski et Eve Chiapello reviennent sur ce long travail. C’est ainsi qu’il précise alors que l’Esprit du capitalisme, légitime le processus d’accumulation mais le contraint aussi. Et c’est justement parce qu’il le contraint qu’il le légitime (p. 933). Mais iels avouent, quelques pages plus loin, avoir péché par optimisme en pensant que la citée par projet réussirait à autolimiter le capitalisme et que ses énoncés de justifications aboutiraient à des dispositifs de justices dans un monde connexionnistes. Cela aurait demandé pour se faire un renforcement de la pression de la critique. Au contraire le capitalisme ne s'est pas réformé mais est devenu plus violent. Ses contradictions ont engendré la crise de 2008. La cité par projet ne s'est pas réalisée (p. 944). Mais ce qui fait cet échec ce n'est pas la critique pour elleux mais plutôt les « nouveaux dispositifs de gouvernance qui se se sont mis en place, dans le monde des entreprises, de la finance mais aussi dans l'état au cours des dix dernières années » (p. 945).

Ces nouveaux dispositifs sont autant des réitérations et des redoublements de la violence portés par des narratifs autant hors sols (car éclaté au sol comme dirait l’expression) que hors temps (on le voit bien avec le recours à des récits d’états qui reprennent les poncifs de vichy, plongés dans le passé passant par toutes sortes de nouvelles façons de communiquer avec des termes actuels. Rappelez-vous le fameux « disruptif »). C’est propre à ces narratifs du capitalisme de rechercher et utiliser un enrobage post-moderne pour performer des ruptures de limites au delà du raisonnable. L’amour insatiable du prix se faisant alors au prix de la vie. De plus, c’est ce que j’ai dit déjà à plusieurs reprises dans les commentaires précédent, en dernier recours, quand la contestation se fait trop forte, l’Etat va alors mettre son grain de sel par l’usage de la violence physique et économique. Négocier avec la jouissance au final c’est ne pas pouvoir quitter la table sans être menacer par les gorilles d’un mafieux qui attendent derrière la porte. Nous le savons depuis longtemps : la capitalisme ne peut se réformer ! 

Conclusion : De l’Esprit comme grand récit vers la multiplicité des narratifs du capitalisme

La notion « d’Esprit » tend à penser les choses du coté de grand récits structuraux. Dans son article « Pragmatique de la valeur et structures de la marchandise » Luc Boltanski, les décrits ainsi :


« C’est à propos d’une tout autre perspective que l’on peut parler de structuralisme systémique. Par ce terme, je désignerai les constructions qui font appel à des configurations de contraintes dont l’interaction, dans un espace global et sur de longues périodes, engendre un champ de forces. Considérées d’un point de vue dynamique, ces contraintes s’enchaînent de façon causale et prennent la forme de processus plus ou moins irréversibles et auto-entretenus, c’est-à-dire de systèmes, dont l’approche structurale a été particulièrement développée par Niklas Luhmann . Dans la pratique de la recherche, ces contraintes sont souvent identifiées en référence à des entités supra-individuelles telles que des États ou
des régimes économiques, comme c’est le cas lorsqu’il est fait référence – par exemple chez Immanuel Wallerstein  ou Giovanni Arrighi –, à la « dynamique du capitalisme », une expression évoquant immédiatement l’œuvre de Fernand Braudel . L’étude de leurs agencements et celle de leurs effets prennent généralement la forme de « grands récits ». »


Mais avant même de constituer un nouvel Esprit, le capitalisme va être traversé au sein de ses grands récits par l’usage de micro-récits : les narratifs. Même si les narratifs participent en partie aux grands récits, ils ont aussi leur propres autonomies quand il s’agit de franchir des seuils. Si les grands récits sont de l’ordre d’une structure systémique, les narratifs se rapprocheraient d’une approche pragmatique. Dans le cas de la marchandise Luc Boltanski dans son article montre comment approche structurale et pragmatique s’articulent :


« Le style pragmatiste, en orientant l'attention vers la pluralité des perspectives, l'ambivalence des attachements, le caractère situé des actions, la plasticité des qualifications et des conventions, ou les conflits d'interprétation, a mis l'accent sur ce que les dispositifs sociaux qui assurent la maintenance de la réalité doivent encore à l'incertitude qu'ils prétendent résorber et qui ne cesse pourtant de les environner. Or ces dispositifs, confrontés à l'incertitude, ne se reproduisent qu'au prix de déplacements et de transformations  ; plongés dans différents contextes temporels ou spatiaux, ils paraissent ainsi se dissoudre en des réalités incommensurables, voire incompatibles. C'est précisément l'une des raisons pour lesquelles l'approche structurale, parce qu'elle se détache des propriétés substantielles au profit des relations, se révèle être l'outil le plus efficace pour suivre ces dispositifs, en dégager la persistance et, par delà les métamorphoses, en proposer une généalogie  ; c'est-à-dire aussi, sur un autre plan, renvoyer dos à dos le relativisme et l’essentialisme. »

Les narratifs articulés au grands récits peuvent être multiples, rhizomatiques, et sont à la fois du coté des justifications et mises en tension que des méthodes d’opérativité de l’accumulation : les narratifs émergents sont à la fois ce qu’il faut repérer pour connaitre la prochaine source d’enrichissement que des techniques d’expressions, communications (métaphores, images, tropes) que des justifications basé sur des valeurs empruntées. Ainsi, au de la de la justification et de la motivation des forces de travail, les narratifs sont des signes transformés en des indices vers l’eldorado. Ici ce qui est de l’ordre des signes  de causalités (indice), des analogies iconiques (ressemblance) et des symboles (signification et langage) sont confondus sous ce terme de « narratifs ». Bien davantage qu’une destruction du langage, il s’agit d’un régime unique du signe qui s’instaure où la distinction que fait Peirce en sémiologie entre les signes comme indices, icônes et symbole ne se fait plus. Confusion provoquée par le mot d’ordre de la plus-value. Un des meilleurs exemple concrets qui illustre ce paragraphe très abstrait est l’usage de ce que dans le monde de la crypto-monnaie l’on appelle justement des « narratifs ». Je vous cite cet article qui en dit long, « Qu’est-ce que le narratif et comment impacte-t-il les crypto-monnaies ? »


« Dans le monde des crypto-monnaies, les narratifs sont des histoires ou des thèmes qui influencent le comportement des investisseurs et des traders. Ils peuvent être positifs ou négatifs, et ils peuvent avoir un impact significatif sur la valeur des actifs numériques. […] Si l’analyse du sentiment et l’analyse technique peuvent fournir des informations précieuses, ce sont principalement les narratifs sous-jacents qui entraînent des changements sur le marché. Ces récits alimentent la croissance des projets et des actifs les plus performants. […] Les narratifs peuvent être très une source d’opportunités d’investissement. En les identifiant tôt, vous pouvez vous positionner sur les bons projets et bénéficier de la hype et de la hausse des prix associés. »


Si dans ces thématiques les narratifs sont incluent dans des grands récits, sur leur opérativité ils adoptent mille et un visages. Ici il ne s’agit pas seulement de représentations découpées des pratiques. Actions, dispositifs, motivations et récits ne sont pas séparables.  Dans un premier temps, il est utile de repérer les narratifs pour les déconstruire et les critiquer mais aussi pour en proposer d’autres comme par un effet de retournement.  L’exemple des crypto-monnaies est parfait car on retrouve ce bon vieux thème (grands récits) du moindre état du libéralisme radicalisé plus tard dans son absence dans le libertarisme mais qui reprend aussi tous les narratifs du logiciel libre prônant la décentralisation. A la différence près que la culture libriste vise plutôt les GAFAM et les grandes entreprises alors que le monde des cryptomonnaies celle des grandes banques. Ici les narratifs cyberpunks, libristes et des zones autonome temporaires (TAZ) sont repris dans une logique d’enrichissement personnel. Imaginez l’esprit de la commune de Paris replié dans une morale individualiste et vous aurez une belle description de l’horreur actuelle. 

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