Est-il plausible de prétendre que ce sont des sectaires ignorant de la science, de ses méthodologies, de l’effet placebo, et des diagnostics psychiatriques modernes ? ayant de surcroît une fâcheuse propension à culpabiliser les parents ? Ces clichés martelés par quelques « spécialistes » s’insinuent dans l’opinion publique en cherchant à se faire passer pour des évidences.
La première des critiques ordinaires de la psychanalyse pose la science comme l’aune à laquelle elle doit être évaluée. Mais comment saisir ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas ? La réponse la plus commune fait appel à la réfutabilité de Popper. Elle-même réfutée par les épistémologues, car il n’est pas vrai qu’un fait qui réfute une théorie entraîne une chute de celle-ci. Si les faits observés ne confirment pas la théorie, la démarche initiale du savant n’est pas de l’abandonner, mais de la compléter par de nouvelles hypothèses. Les irrégularités factuelles par rapport aux thèses centrales de la théorie peuvent s’accumuler, les hypothèses ad hoc s’ajouteront tant qu’une nouvelle théorie n’aura pas été non seulement conçue mais aussi acceptée par la majorité des spécialistes. Dès lors « le problème de la démarcation entre ce qui est science et ce qui ne l'est pas n'est pas encore épuisé"1. La science est multiple, il n'en existe pas de définition neutre et objective. Toutefois, si l'on cherche à serrer au plus près les caractéristiques de ce qu'il est convenu de faire entrer dans son champ, l'on se trouve conduit, l'on se trouve conduit avec Kuhn2 et Ziman3, à souligner la fonction majeure d'un consensus parmi les spécialistes. Celui-ci n'est jamais totalement rationnel, mais, en-dehors des crises, les présupposés collectifs ne sont guère discernés et peu discutés. En dernière analyse, comme l'indique Thuillier4, la science ne peut guère s'appréhender que comme l'ensemble des énoncés qui, après critique, sont validés par les spécialistes.
La psychanalyse possède un pied dans la science, ses théories pouvant être soumises à l’appréciation critique d’une communauté de spécialistes ; et un autre pied dans l’art, sa pratique étant ancrée dans une expérience singulière, non répétable.
Toutefois que se rassurent les tenants de la science définie par la réfutabilité de Popper : chaque jour il est des analysants qui réfutent la théorie analytique dans leur cure en contestant le complexe d’Œdipe, le stade du miroir, la projection et le refoulement, etc., le travail analytique n’en avance pas moins pour autant. Freud conseillait aux patients de ne pas lire d’ouvrages de psychanalyse dans lesquels est déposé un savoir qu’ils risqueraient d’utiliser pour s’aliéner à la vérité de leur désir. La psychanalyse n’est pas une pratique de suggestion d’un système interprétatif, c’est tout au contraire un effort de déchiffrage d’un savoir singulier ignoré. Chaque cure doit réinventer la psychanalyse.
L’efficacité de celle-ci, affirme-t-on encore, ne serait pas démontrée. Il existe pourtant un consensus dans la littérature scientifique internationale selon lequel toutes les thérapies dites «de bonne foi» obtiennent des résultats équivalents, y compris celles qui se réfèrent à la psychanalyse, et que toutes sont supérieures à l’effet placebo. En 2013, l’Association Américaine de Psychologie (APA) a publié des recommandations sur les psychothérapies indiquant que les principales orientations se valent en termes d’efficacité. Il existe de nombreuses études et méta-analyses établissant l’efficacité des thérapies psychodynamiques se référant à la psychanalyse567. Ceux qui le constatent avec regret tentent alors d’opérer une subtile distinction entre les psychothérapies psychanalytiques, validées par la science, et la psychanalyse qui ne le serait pas. Cependant, entre les unes et les autres il n’existe pas de saut épistémologique, le passage est graduel, bien difficile à cerner. Certains psychanalystes freudiens concèdent même ne plus être capables de les différencier. La séparation entre psychanalyse et psychothérapie analytique est ténue, jamais assurée en permanence, elle oscille au sein des diverses pratiques de la psychanalyse, et même au sein de chaque cure. Toutefois la formation de l’analyste, longue et exigeante, ancrée dans l’analyse personnelle, vise à le protéger de laisser la suggestion infiltrer sa pratique.
De l’efficacité équivalente de l’ensemble des psychothérapies, certains en concluent à l’inutilité de la découverte freudienne de l’inconscient et de l’appareillage conceptuel de la psychanalyse. Or les techniques d’éducation thérapeutique, dans lesquelles se rangent les thérapies cognitivo-comportementales, et parmi elles l’hypnose, ne sont pas en mesure de rendre compte de l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques, tandis que l’inverse n’est pas vrai. Quand un patient répond à une offre de thérapie, il suppose un savoir à celui qui la conduit, ce qui génère le phénomène que Freud a nommé le transfert. Que le thérapeute le sache ou non, il est au principe de toutes les psychothérapies. Le mécanisme commun, qui rend compte pour une grande part de leurs effets équivalents, à savoir la suggestion, tire sa dynamique du transfert. « La suggestion, constate Freud, est l’influence exercée sur un sujet au moyen des phénomènes de transfert qu’il est capable de produire ». Les techniques d’éducation thérapeutiques ne manquent pas d’utiliser pleinement cette influence ; tandis que la psychanalyse se caractérise de chercher à se priver le plus possible des pouvoirs de la suggestion.
Il est bien établi que ce n’est pas l’efficacité qui introduit un partage dans le domaine des psychothérapies, mais le positionnement éthique du thérapeute8. Dans le champ de l’éducation thérapeutique, il est attendu que le patient assimile le savoir du clinicien ; en revanche, dans le champ des psychothérapies psychanalytiques, le projet consiste à susciter une dynamique singulière. La première démarche est assurément plus violente pour le patient : elle vise un changement par l’acquisition d’un savoir préconçu, et non par l’élaboration d’une solution singulière. Quand on abandonne dans les établissements de soins les méthodes « d’accompagnement » psychodynamiques au profit de méthodes rééducatives tout indique que se produit à une augmentation de la violence. La contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, discerne ce phénomène quand elle constate, en 2016, en visitant les établissements de santé mentale : « Certains chefs de service ont “interdit” la psychanalyse et la thérapie institutionnelle, note-t-elle, or ces approches “placent le soignant dans une relation d’accompagnement et non de contrainte par rapport au patient”, de sorte, ajoute-t-elle, que « la corrélation entre l’abandon de ces écoles thérapeutiques et le recours à l’isolement et à la contention mériterait d’être évaluée” »9. En outre il arrive que des patients ayant été soumis à des techniques cognitivo-comportementales se plaignent de la violence qui leur a été faite, suscitant parfois même des syndromes de stress post-traumatique10 11
Le bruit court par ailleurs que dans les institutions les cliniciens que se réfèrent à la psychanalyse refusent de faire des diagnostics. Il serait plus exact de dire qu’ils en sont encombrés. Ceux qui leur font le grief de ce refus partagent volontiers une foi naïve en des diagnostics qui seraient des références fiables impliquant un traitement déterminé. Or dans la clinique psychiatrique la situation la plus fréquente est la co-morbidité ; on rencontre des sujets auxquels il a été dit qu’ils étaient à la fois déprimés, anxieux, autistes, présentant un trouble du genre, haut potentiel, etc. Outre que les diagnostics se chevauchent le plus souvent, que chacun d’entre eux réfère à divers traitements possibles, beaucoup changent ou disparaissent d’une édition à l’autre des Manuels de la psychiatrie américaine qui font référence. Leur plus grande faiblesse réside dans un manque de validité : ils peinent à cerner un authentique type clinique, bien délimité par rapport à d’autres, identifiable avec constance tout au cours de son évolution. Il est certes toujours possible d’isoler et d’agréger quelques symptômes, puis de faire supporter leur regroupement par un test, afin de les nimber de scientificité, mais le chiffrage laisse en suspens la question de leur validité. L’inflation récente de certains diagnostics (TDAH, autisme) ne plaide pas en faveur de celle-ci les concernant. Les promesses de la nosologie moderne instituées à partir du DSM-III n’ont pas été tenues. En atteste le constat d’observateurs indépendants : une des raisons pour laquelle les décideurs de l’industrie pharmaceutique expliquent l’abandon actuel de la recherche sur de nouveaux médicaments psychotropes tient au manque de validité des diagnostics de la nosologie psychiatrique contemporaine12. Qui plus est, la communication d’un diagnostic peut avoir des effets aliénants d’auto-confirmation, parfois erronés, accentuant alors une supposée conformité au trouble, et des attentes inadaptées. Les cliniciens orientés par la psychanalyse ne s’opposent pas aux diagnostics, mais ils les manient avec prudence, et travaillent au-delà de ceux-ci, avec des sujets singuliers, dont le fonctionnement déborde toujours les étiquettes qui leur sont assignées.
Ces cliniciens auraient par ailleurs une fâcheuse tendance à culpabiliser les parents. Ne manque jamais alors une référence à des morceaux choisis de Bettelheim, ceux où il suppose que l’autisme pourrait trouver sa source dans un désir inconscient des parents. On passe sous silence que dans le même ouvrage, il affirme tout aussi bien plusieurs fois le contraire. On en fait un représentant majeur de la communauté analytique, alors que lui-même, éducateur, n’était pas psychanalyste. On oublie surtout de rappeler que les théoriciens principaux de l’autisme qui furent ses contemporains (Malher, Tustin) s’opposèrent fermement dès les années 1970 à son hypothèse d’une étiologie parentale. Bettelheim est mort depuis trente-cinq ans, sa thèse, déjà très controversée de son vivant, reste plus actuelle pour les critiques de la psychanalyse que pour les cliniciens orientés par celle-ci.
Tout être humain, même détracteur de la psychanalyse, fait l’expérience de l’inconscient quand lui échappe l’expression ; « c’est plus fort que moi », concernant des phobies, des obsessions, des addictions, voire des choix amoureux répétitivement malheureux, etc., constat d’un déterminisme irrationnel qui s’impose alors à l’insu de chacun, et qui se prête mal à une saisie en laboratoire.
Si le scandale de la découverte freudienne de l’inconscient ne suscitait plus de réactions négatives cela signerait sa dissolution. Une psychanalyse vivante est indissociable de luttes sociales incessantes pour son existence.
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1Paty M. la notion de programme épistémologique et la physique contemporaine. Fundementa Scientiæ, 1982, vol. 3, n°3-4, p. 332.
2Kuhn T.S. La structure des révolutions scientifiques. Flammarion. Paris. 1972.
3Ziman J.M. Public knowledge, the social dimension of science. Cambridge University Press. 1968.
4Thuillier P. Jeux et enjeux de la science. Robert Laffont. Paris. 1972, p. 43.
5 Gonon F. et Keller P-H, L’efficacité des psychothérapies inspirées par la psychanalyse : une revue systématique de la littérature scientifique récente. Encéphale, 2021, 47, 1, 49-57. DOI 10.1016/j.encep.2020.04.020.
6 Rabeyron T. T. L’évaluation et l’efficacité des psychothérapies psychanalytiques et de la psychanalyse. Evolution psychiatrique. 2021; 86 (3).
7 Leichsenring F, Steinert C. Is cognitive behavioral therapy the gold standard for psychotherapy? The need for plurality in treatment and research. Journal of the American Medical Association 2017; 318:1323–1324.
8Maleval J-C. Les étonnantes mystifications de la psychothérapie autoritaire. Navarin. Paris. 2012.
9 Hazan A. Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Isolement et contention dans les établissements de santé mentale. Dalloz. Paris. 2016, p. 86.
10 Kupferstein H. Evidence of increased PTSD symptoms in autistics exposed to applied behavior analysis. Advances in Autism, 2018, vol 4, issue 1, 19-29. DOI 10.1108/AIA-08-2017-0016.
11 Sandoval-Norton A.H. Shekdy G. Shkedy G. How much compliance is too much compliance: Is long-term ABA therapy abuse? Cogent Psychology, 2019, 6, 1. https://doi.org/10.1080/23311908.2019.1641258
12Smith K. Trillion-dollar brain drain. Nature, 2011, 478 (7367) : 15.