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Billet de blog 1 octobre 2022

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La politique est-elle l'affaire des gens qui savent ?

En matière de santé publique ou d'économie, la science sert à justifier des mesures politiques parfois très impopulaires. Faut-il se réjouir du triomphe de la vérité scientifique sur les opinions d'une foule peu instruite ou déplorer une tyrannie des experts ?

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Illustration 1

Un spectre plane sur la démocratie : le platonisme

On présente souvent la République comme l’exemple d’une utopie irréalisable. Pourtant, notre société n'est pas sans ressembler à la cité idéale de Platon. Certes, il y a aussi des différences. Platon, conscient que l'appât du gain s'oppose à l'intérêt général, refusait d'accorder un quelconque pouvoir politique aux marchands. Sans doute eût-il méprisé nos « démocraties », où le grand capital a une influence déterminante sur la vie politique. Par ailleurs, il considérait qu’une cité ne serait pas bien gouvernée tant qu'il n'y aurait pas à sa tête un philosophe-roi : quelqu’un qui, grâce à la philosophie, n’agirait pas selon des opinions (forcément subjectives, souvent erronées) mais selon un savoir de ce qui est juste, objectivement souhaitable pour l’ensemble de la cité. Nos gouvernants, en revanche, semblent étrangers à la philosophie, même lorsqu'ils ont étudié cette noble discipline dans leur jeune âge, comme E. Macron. Et pourtant, il y a un point commun entre nos sociétés « démocratiques » et la cité platonicienne : dans les deux cas, les gouvernants sont particulièrement instruits. Ce ne sont pas les plus forts (les militaires) qui sont à la tête de l’État, ni même les plus riches : ce sont d’abord des gens qui ont beaucoup étudié.

D’où l’idée que notre régime serait plus une technocratie ou une épistocratie (pouvoir des savants) qu’une réelle démocratie. Cela s’est un peu dit au plus fort de la pandémie, lorsque le chef de l’État préférait consulter son conseil scientifique que le parlement. Il s’est toutefois avéré que les savants étaient moins là pour diriger le pays que pour cautionner les décisions présidentielles. Jupiter ne suivait l’avis du conseil scientifique que lorsque cela l’arrangeait. Mais si la médecine n'est pas encore au pouvoir, on ne peut pas en dire autant de la science économique orthodoxe (néolibérale). Elle est un guide quasi sacrée pour les gouvernants, en partie parce qu'ils en ont été imprégnés au cours de leurs études. Cela vaut notamment dans l’Union européenne, entité étrange dont les dirigeants ont choisi de renoncer toujours plus à leur pouvoir dans le domaine économique alors que leurs homologues britanniques et états-uniens ont su préserver une certaine indépendance, sur le plan monétaire au moins.

Ces constats pourraient nous amener à penser que la démocratie véritable ne peut exister si elle laisse les gens qui savent prendre le pouvoir et imposer des politiques conformes à la vérité scientifique ou philosophique. Tel est, par exemple, le point de vue de Barbara Cassin, qui était invitée début septembre par France Culture. Cette philosophe, à la suite de Hannah Arendt, considère que la plupart de ses confrères sont attirés par la tyrannie à cause d'une « déformation professionnelle ». Ils sont tellement persuadés d'avoir découvert une vérité fondamentale, bien supérieure aux opinions de la foule, qu'ils souhaitent l'avènement d'un tyran gouvernant selon cette vérité. Contre une telle philosophie politique, héritière du platonisme, Barbara Cassin invoque la figure du sophiste Protagoras.

« L'homme est la mesure de toutes choses. »

Des écrits de Protagoras, il ne reste que des fragments, dont une célèbre maxime : « L'homme est la mesure de toutes choses ». Cette phrase peut vouloir dire que l'être humain ne peut pas se référer à une divinité ni à un principe absolu pour savoir ce qui est vrai ou faux, réel ou irréel. Est « vrai », pour Protagoras ce qui est perçu comme tel par un individu ou une collectivité humaine. En somme, il n'y a que des opinions, des points de vue relatifs aux personnes qui les expriment. Et cela vaut notamment dans le domaine politique, où les décisions sont prises d'après des opinions. Ce qui ne veut pas dire que toutes les décisions se valent : certaines sont meilleures que d'autres pour la cité.

Ces idées, en partie inspirées de Protagoras, sont largement répandues de nos jours. On peut essayer de les justifier de quatre manières au moins.

1. L'histoire nous enseigne que vouloir gouverner au nom d'une prétendue « vérité objective » entraîne les pires violences : quand on est persuadé d'avoir raison, quand on méprise les opinions des autres, on se croit autorisé à employer tous les moyens possibles pour façonner la société d'après ce qu'on tient pour vrai.

2. Cette même histoire nous enseigne que ces prétendues vérités objectives étaient pour le moins douteuses, voire délirantes. Mentionnons à titre d'exemples la doxa néolibérale, qui a été maintes fois contredite par les faits, le racisme « scientifique », ou encore les doctrines chrétiennes qui ont servi à « justifier » des persécutions et des massacres, et tout ceci au nom d'un Messie prêchant l'amour, le pardon et la non-violence.

3. Il est très difficile de savoir si une théorie est objectivement vraie dans les sciences de la nature, y compris lorsqu'elles s'occupent de la matière inerte. C'est tout bonnement impossible en ce qui concerne les affaires humaines, qui sont encore plus complexes. En matière de politique, il ne saurait donc y avoir que des opinions, dont on ne peut savoir si certaines sont plus proches de la vérité (objective) que les autres.

4. Last but not least, il faut bien distinguer ce qui est vrai de ce qui est bon. Le but des discussions politiques n'est pas de savoir qui a raison, qui détient la vérité, mais qui propose les meilleures mesures pour la cité. Cette distinction entre le vrai et le bien remonte peut-être à Protagoras (cf. le Théétète de Platon), mais elle a été surtout expliquée par Kant – auquel Barbara Cassin et le juriste Alexandre Viala, à la suite de Hannah Arendt, rendent hommage dans l'émission mentionnée ci-dessus (après avoir glorifié le relativisme de Protagoras, qui est pourtant à l'opposé du rationalisme kantien !) La raison théorique, à l'œuvre dans les sciences, cherche la vérité sur ce qui est (ou du moins sur les phénomènes perçus par notre conscience). La raison pratique, elle, nous prescrit ce qui est bien : non pas ce qui est, mais ce qui doit être ; non pas ce qui est réel, mais ce qui est désirable par un être raisonnable. Et dans la mesure où l'action politique, comme l'action morale, cherche ce qui est le mieux pour la collectivité, elle n'a pas à s'appuyer sur un modèle existant qu'il s'agirait de connaître. Ce n'est pas parce qu'on est un grand scientifique qu'on saura mieux qu'une personne ordinaire ce qu'il faut faire pour la société.

Objections

Les quatre arguments que je viens d'énoncer ne doivent pas être pris à la légère, mais on peut tout de même leur faire des objections assez fortes.

J'irai assez rapidement pour les deux premiers. Ce qu'ils montrent, en fait, ce n'est pas qu'il est dangereux de vouloir régler l'action politique d'après une connaissance de la vérité : c'est que les pires catastrophes arrivent lorsque des gouvernants croient savoir ce qui est vrai et qu'ils n'ont ni l'intelligence ni le courage de vérifier sérieusement la valeur de leurs croyances. Dans les exemples que j'ai donnés, les gouvernants n'avaient pas un réel souci de la vérité. Quelqu'un qui cherche sincèrement la vérité ou qui a de très solides raisons de penser qu'il est dans le vrai, n'a pas peur de la contradiction : au contraire, il aime qu'on lui fasse des objections, afin de pouvoir y répondre ou – si les objections sont assez solides – afin de mettre en question ses propres opinions de manière à s'approcher davantage de la vérité. Le simple fait que des gouvernants utilisent la violence pour faire triompher leurs idées est un signe que celles-ci sont fausses ou mal fondées. On ne peut donc pas reprocher à Platon ni à Heidegger d'avoir voulu fonder la politique sur une connaissance de la vérité, mais d'avoir admis sans preuve solide des idées très contestables ou même délirantes (dans le cas du nazi Heidegger). De plus, on peut penser que les lois protégeant la liberté d'expression sont fondées sur la connaissance d'une vérité importante, à savoir que l'obligation d'adhérer à une doctrine officielle est non seulement liberticide, mais catastrophique pour la recherche de la vérité.

J'irai plus rapidement encore en ce qui concerne le troisième argument. Certes, les affaires humaines sont très complexes. Mais il est possible, grâce à des enquêtes rigoureuses, d'avoir quelques informations fiables sur l'état d'une société, et d'éliminer au moins quelques erreurs grossières. Des économistes peuvent débattre sans fin sur la question de savoir si une croissance illimitée est possible et désirable, mais ils peuvent tomber d'accord sur une définition de la croissance et sur quelques chiffres concernant cette dernière. Il en va de même pour le chômage ou les inégalités de richesses.

Reste le quatrième argument, qui est peut-être le plus fort : le bien n'est pas la même chose que le vrai. Admettons un moment cette idée, bien qu'elle ne soit pas tout à fait indiscutable. Prouve-t-elle que la politique est simplement affaire d'opinion, et qu'elle n'a rien à voir avec une vérité objective (c'est-à-dire une vérité digne de ce nom) ? Absolument pas. L'action politique, en effet, poursuit certaines fins. Or, pour arriver à ces fins, il est préférable d'avoir une connaissance objective de la réalité, afin de choisir les moyens adéquats. Les buts en eux-mêmes n'ont peut-être pas à être vrais. Ce qu'on leur demande, c'est d'être bons ou justes. Mais les notions de « vrai » et de « faux » ont leur place lorsqu'il s'agit de juger de l'adéquation des buts aux moyens. Si le but, par exemple, est de réduire le chômage, alors il vaut mieux connaître la réalité de la situation des chômeurs. Au lieu de mettre en cause la paresse des chômeurs en indiquant les centaines de milliers d'offres d'emploi qui ne sont pas pourvues, on devrait se souvenir que les demandeurs d'emploi sont des millions. Même si tous les chômeurs étaient prêts à accepter n'importe quel emploi – aussi mal payé soit-il, et sans rapport avec leurs qualifications – la plus grosse partie n'en resterait pas moins au chômage. Une politique de l'emploi efficace ne saurait reposer sur de faux préjugés.

De la même manière, il importe d'être correctement informé sur les personnes à qui on donne un pouvoir politique, afin d'éviter qu'elles favorisent abusivement certains intérêts particuliers. Cela importe d'autant plus que ces personnes mentent pour susciter la confiance de leurs concitoyennes et concitoyens. Même Hannah Arendt, qui se méfiait tant de l'épistocratie, a reconnu l'importance de la vérité en politique, sachant bien que la propagande mensongère a des effets catastrophiques en politique.

Je viens de parler du rapport des fins politiques à leurs moyens (mesures contre le chômage, élections des représentants du peuple, etc.). Mais qu'en est-il des fins elles-mêmes ? Sont-elles vraiment sans rapport avec le vrai et le faux ?

C'est peu probable, car la manière dont on définit le bien et le mal varie beaucoup suivant la manière dont on voit le monde. On classe les choses et les gens en fonction de représentations. Or, ces dernières peuvent être partiellement ou totalement fausses. C'est notamment le cas lorsqu'on est sexiste, raciste, homophobe ou imprégné de préjugés de classe. On peut donc bien qualifier de fausses des valeurs qui sont liées à une fausse vision de la réalité. D'ailleurs, si des personnes dominées se battent depuis longtemps, ce n'est pas seulement pour améliorer leurs conditions matérielles d'existence : c'est aussi pour manifester une certaine vérité, aux yeux de leurs adversaires comme à leur propres yeux, à savoir qu'elles ne correspondent pas aux stéréotypes méprisants auxquels leurs oppresseurs veulent les réduire, et qu'elles sont aussi dignes de respect que n'importe qui. Ainsi, la frontière entre le bien et le vrai n'est pas si étanche qu'on voudrait le croire.

On pourrait m'objecter que les racistes ou les sexistes se trompent sur les personnes ou les groupes qu'ils méprisent, mais pas forcément sur des valeurs abstraites comme l'intelligence, le courage ou la créativité – valeur dont ils croient les « races inférieures » ou les femmes dépourvues. Ce qui a une valeur pour quelqu'un, c'est ce qu'il estime désirable. Or, le désir n'a rien à voir avec la vérité. La vérité est un accord entre la pensée et la réalité, alors que ce qu'on désire n'est pas encore réel. Mais ce raisonnement est-il indiscutable ? Peut-on ainsi opposer le réel et l'irréel, comme si la réalité n'était pas un processus où ce qui était irréel devient réel ? Le désir est une réalité en train d'advenir. C'est une certaine énergie qui se déploie dans une certaine direction, et qui a dès le départ des effets dans la réalité, même s'il n'atteint pas son but. Le désir est donc bien réel, et c'est pourquoi il est possible d'avoir à son égard une pensée vraie ou fausse.

D'ailleurs, l'expérience nous apprend que nous connaissons mal ce que nous désirons vraiment. Si, après avoir écouté Jacques Séguéla, je suis persuadé qu'il faut avoir une Rolex pour réussir sa vie, je vais tout faire pour devenir riche. Mais peut-être que je me trompe... Peut-être que cette « réussite » sociale ne me rendra pas plus heureux. De manière générale, on peut dire que les rapports de domination conduisent chaque individu à s'illusionner sur ce qu'il désire. Beaucoup de personnes dominées ne se rendent pas compte que leurs désirs sont en partie façonnés par l'idéologie et le pouvoir des dominants. Leurs prétendues valeurs morales ne sont parfois que le reflet d'un désir qui n'est pas le leur. Il fut un temps, pas si éloigné, où les femmes devaient brider leur sexualité et se soumettre au patriarcat pour être considérées comme « respectables ». Leur honneur, c'était d'être chastes, discrètes, dévouées, humbles... Aujourd'hui encore, de nombreuses femmes ont tellement intériorisé les valeurs patriarcales qu'elle désirent être des personnes « respectables », et non des « salopes » (mot qui n'a d'ailleurs pas d'équivalent masculin : les hommes qui multiplient les partenaires sexuelles sont désignés par des vocables plus affectueux, comme « coureur de jupons », « chaud lapin »...). Mais les dominants peuvent aussi se tromper sur leurs désirs. L'honneur des hommes, au 19ème siècle, était tout le contraire de celui des femmes : il s'agissait de se montrer toujours fort, agressif, vaniteux, égoïste, et de se battre en duel pour la moindre blessure de l'amour-propre. De nos jours, nous savons que ces « valeurs » correspondaient moins à un désir personnel qu'à une pression de la société et à un façonnage culturel dont les hommes n'avaient que partiellement conscience. Et il ne faudrait pas croire que cette époque soit entièrement révolue : la domination masculine est devenue un peu plus subtile, mais elle est encore bien implantée dans les institutions, dans les mentalités, dans les corps... et dans les désirs.

On vient de voir qu'il existe sans doute de fausses valeurs. Mais qu'en est-il des vraies valeurs, ou de celles dont on serait bien en peine de démontrer qu'elles sont fausses ? Est-il possible de les hiérarchiser sur un fondement objectif ? Certaines personnes préfèrent la liberté, d'autres l'égalité, et on ne voit pas pourquoi les unes auraient davantage raison que les autres. Mais y a-t-il nécessairement une compétition entre ces valeurs ? Il semble que ce soit loin d'être toujours le cas. Contrairement à ce qu'affirment les libéraux, on n'a pas à choisir entre la liberté et l'égalité : un minimum d'égalité est indispensable pour que règne une véritable liberté. S'il existe un trop grand écart de richesses ou d'instruction entre les individus ou groupes sociaux, les plus favorisés en profiteront pour dominer les autres. Inversement, il n'y a pas de réelle égalité dans une dictature qui nivelle les différences sociales, puisque les dictateurs ne sont pas égaux aux personnes qu'ils oppriment. On n'a donc pas à choisir entre la liberté et l'égalité. De même, on n'a pas à choisir entre la prospérité et la « planète », entre l'économie et l'écologie : la destruction des écosystèmes est non seulement catastrophique d'un point de vue écologique, mais aussi source de misère à court ou à long terme.

Ainsi, il semble bien que la politique ne soit pas seulement une affaire d'opinions. Tous les moyens ne se valent pas. Certains sont objectivement plus efficaces que d'autres pour atteindre un objectif collectif. Mais les objectifs désirés ne se valent pas non plus : certaines « valeurs » sont fausses, parce qu'elles reposent sur une représentation erronée de la réalité et en particulier sur une méconnaissance des désirs véritables des êtres humains. Enfin, la compétition entre les vraies valeurs (comme la liberté et l'égalité) est en grande partie factice, si bien qu'on peut éviter de les hiérarchiser sur des bases forcément arbitraires et subjectives. Il semble donc que Platon n'ait pas eu tout à fait tort : pour qu'une société soit bien gouvernée, les décisions ne doivent pas reposer sur de simples opinions (souvent fausses, inconstantes, opposées les unes aux autres....) mais sur un authentique savoir. Faut-il alors, comme le veulent Platon, Macron et autres épistocrates, confier la gestion des affaires publiques à une élite sortie d'une académie philosophique ou d'une grande école ? Cette réponse serait inévitable si la connaissance de la vérité en politique était le privilège d'une minorité d'experts. Mais ce n'est pas le cas, comme on va le voir maintenant.

Le politique, le charpentier et le cuisinier

Zeus soit loué, Aristote a montré comment sortir du platonisme sans sombrer dans le relativisme de Protagoras. Dans un texte célèbre (cf. annexes), il explique pourquoi il n'est pas absurde de penser que le régime démocratique est meilleur que l'aristocratie. L'aristocratie est le régime réservant le pouvoir à une minorité d'hommes qui excellent par leur vertu éthique ou leur savoir. Laissons de côté la dimension éthique du problème, et voyons pourquoi une cité démocratique a peut-être plus de chances de prendre des décisions éclairées qu'une cité aristocratique. Aristote justifie cette idée à l'aide de deux arguments. Le premier, c'est que des hommes médiocres sur le plan du savoir peuvent s'éclairer mutuellement, chacun apportant des informations précieuses aux autres. Ainsi, une intelligence collective émerge des discussions démocratiques, qui pourrait bien être supérieure à l'intelligence exceptionnelle des aristocrates.

Le deuxième argument rejoint dans une certaine mesure le premier : les citoyens ordinaires ont une certaine expertise politique dans la mesure où ils constatent les conséquences des décisions gouvernementales sur leur vie. Il y a un savoir de l'usager, qui est en un sens plus grand que celui des spécialistes qui travaillent pour lui. C'est ainsi, nous dit Aristote, que le pilote d'un navire sait mieux que le charpentier à quoi ressemble un bon gouvernail. De même, les convives d'un repas sont plus à mêmes que les cuisiniers pour savoir si la nourriture est bonne. En reprenant cette métaphore aristotélicienne, on pourrait comparer les gouvernants des sociétés actuelles à des cuisiniers vaniteux et stupides, qui s'obstinent à dire que leurs plats sont délicieux alors que la majorité des convives les trouvent infects, voire avariés.

L'intelligence collective, remède à la « connerie » des experts sectaires

Cette idée d'une intelligence collective, authentiquement démocratique, est développée par l'économiste Jacques Généreux dans un livre paru l'an dernier : Quand la connerie économique prend le pouvoir (éditions du Seuil).

Si les politiques économiques imposées par nos gouvernants sont catastrophique d'un point de vue social et écologique, ce n'est pas uniquement à cause de l'égoïsme et du cynisme de la bourgeoisie. Macron, comme le montre Généreux avec des arguments forts, n'est pas seulement un riche au service des plus riches : c'est aussi un idéologue obtus, rendu aveugle à la réalité par ses préjugés de classe et par l'hégémonie d'une « science économique » devenue une véritable religion d'État, et dont la suffisance est inversement proportionnelle à son intelligence. Pour Généreux, les dirigeants politiques et les économistes qui les conseillent ne sont pas naturellement plus bêtes que les citoyennes et les citoyens qu'ils conduisent à la catastrophe. S'appuyant sur des travaux menés en psychologie sociale, économie comportementale et dans les neurosciences, Généreux explique que la bêtise est la chose du monde la mieux partagée. Nous avons tous tendance à mal raisonner ou à mal chercher les informations utiles lorsqu'un préjugé s'est enraciné en nous – et les scientifiques ne sont pas plus à l'abri que les autres de ces mécanismes inconscients qui biaisent la connaissance. Mais cette bêtise devient de la « connerie » (une bêtise crasse et arrogante, qui s'obstine dans l'erreur et le déni de la réalité) lorsqu'une idéologie devient hégémonique et cesse d'être mise en question par des gens ayant un poids politique et social suffisant.

D'où l'intérêt de débats contradictoires, où chaque personne devient plus intelligente parce qu'elle s'efforce de convaincre les autres par des arguments solides, et se voit parfois contrainte de renoncer à de faux préjugés. Cela vaut dans le domaine des vraies sciences qui – au rebours de la médecine au temps du Molière ou de ce qu'est devenue l'économie depuis le tournant néolibéral – connaissent d'authentiques débats internes. Mais cela devrait aussi valoir dans le domaine politique. Comme le montrent les conférences de citoyens, des individus lambda peuvent trouver des solutions intelligentes à des problèmes politiques dès lors qu'ils discutent ensemble et qu'ils s'informent auprès des experts défendant une pluralité de points de vue. Encore faut-il que les instances où se déroulent les discussions démocratiques soient décisionnaires et pas seulement consultatives : on a bien vu ce que Macron a fait des conclusions de la convention citoyenne sur le climat !

Conclusion

Il n'est donc pas absurde de parler de vérité en politique. Il est encore moins absurde de distinguer les mots opinion et vérité, car si toutes les opinions étaient vraies, cela vaudrait dire que certaines vérités seraient fausses, vu qu'une opinion est souvent contredite par une autre opinion. Mais rejeter le relativisme de Protagoras ne conduit pas nécessairement à promouvoir l'épistocratie, à la manière de Platon ou de Macron. Si une connaissance de la vérité est possible, en matière politique, ce ne peut être que par des discussions démocratiques au sein d'instances dotées d'un réel pouvoir, mais aussi par le soulèvement des groupes opprimés, sans lesquels il n'est pas possible de détruire les préjugés dominants. Reste à savoir si nous pourrons faire l'économie d'une grande catastrophe pour réunir ces deux conditions. Jacques Généreux ne le pense pas : pour lui, seul un électrochoc de grande ampleur – telle une guerre ou une crise économique encore plus grave que celle de 2007-2008 – pourrait changer en profondeur les institutions et les mentalités. Souhaitons que les gens éclairés et révoltés du monde entier deviennent assez nombreux pour lui donner tort.

Annexes

1. Retranscription d'un extrait d'une émission de France Culture

Barbara Cassin, lisant un extrait de Martin Heidegger a 80 ans de Hannah Arendt : « Nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu'ils s'engageaient dans les affaires humaines, aient recours au tyran et au dictateur. Peut-être que la cause ne s'en trouve-t-elle pas seulement, à chaque fois, dans les circonstances de l'époque, et moins encore dans une préformation du caractère, mais plutôt dans ce que les Français nomment une déformation professionnelle. Car le penchant au tyrannique se peut constater dans leurs théories chez presque tous les grands penseurs. Kant est la grande exception. »

« Ce texte est magnifique parce qu'il met le doigt sur le danger que peut représenter l'appropriation de la vérité. L'appropriation de la vérité en philosophie n'implique aucune vérité en politique. Et c'est le texte à mon avis clé pour comprendre le rapport entre, disons, le savoir à son sommet, qu'est le savoir du bien et du vrai, donc le savoir du philosophe, du sage, et le quotidien du politique qui gouverne. »

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/de-tous-les-pouvoirs-celui-des-savants-est-il-le-plus-legitime-2226532

2. Texte d'Aristote sur l'aristocratie (gouvernement des meilleurs) et la démocratie

« […] Mais qu'il faille que la masse soit souveraine plutôt que ceux qui sont les meilleurs mais qui sont peu nombreux, cela semblerait apporter une solution qui certes fait aussi difficulté, mais comporte aussi du vrai. Car il est possible que de nombreux individus, dont aucun n'est un homme vertueux, quand ils s'assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question, non pas individuellement, mais collectivement, comme les repas collectifs sont meilleurs que ceux qui sont organisés aux frais d'une seule personne. Au sein d'un grand nombre, en effet, chacun possède une part d'excellence et de prudence, et quand les gens se sont mis ensemble, de même que cela donne une sorte d'homme unique aux multiples pieds, aux multiples mains et avec beaucoup d'organes des sens, de même en est-il aussi pour les qualités éthiques ou intellectuelles. […]

C'est pourquoi, au moyen de ces considérations, on pourrait résoudre la difficulté exposée plus haut et celle qui la suit : sur quoi les hommes libres, c'est-à-dire la masse des citoyens – tous ceux qui ne sont ni riches ni pourvus d'aucun titre à aucune excellence – doivent-ils être souverains ? D'un côté, en effet, les admettre aux plus hautes magistratures n'est pas sans péril, du fait que leur injustice et leur déraison leur feront commettre, l'une des actes injustices, l'autre des erreurs. Mais, d'un autre côté, ne leur concéder aucune part du pouvoir est redoutable : quand beaucoup de ces membres sont privés des honneurs publics et misérables, il est inévitable qu'une cité soit remplie d'ennemis. Il reste donc à faire participer ces gens-là aux fonctions délibérative et judiciaire. Voilà aussi pourquoi Solon et certains autres législateurs leur assignent la désignation aux magistratures et la vérification des comptes des magistrats, mais ils ne les laissent pas gouverner individuellement. En effet, quand ils sont tous réunis, ils possèdent une juste perception des choses, et mélangés aux meilleurs ils sont utiles aux cités, comme un aliment impur mélangé à un aliment pur rend le tout plus profitable qu'une trop petite quantité d'aliment pur. Par contre, pris individuellement, chacun a un jugement imparfait.

Pourtant, une telle disposition constitutionnelle comporte une première difficulté qui est qu'il semblerait que l'homme à qui il appartient de juger celui qui a prescrit un traitement médical correct, c'est précisément l'homme qui est en mesure de traiter le malade, c'est-à-dire de le libérer de la maladie qui l'habite. Or cet homme c'est un médecin. Et il en est de même pour les autres métiers et les autres arts. De même, donc qu'un médecin ne doit rendre compte qu'à des médecins, de même aussi les autres professionnels ne doivent-ils le faire qu'à leurs semblables. Or un médecin ce peut être soit le praticien, soit le chef d'école, soit en troisième lieu celui qui possède une culture médicale, car il y a de tels gens cultivés pour ainsi dire dans tous les arts, et nous n'accordons pas moins le droit de juger aux gens cultivés qu'aux spécialistes. Par suite, il semblerait qu'il en soit de même pour le choix des magistrats : choisir correctement est une affaire de spécialiste, par exemple choisir un géomètre est affaire de géomètres, un pilote de pilotes. Si, en effet, dans certains domaines et certains arts il y a aussi des profanes qui partagent la compétence des spécialistes, ils ne les dépassent pas. De sorte que selon ce raisonnement il ne faudrait donner à la masse la souveraineté ni sur le choix des magistrats ni sur la vérification des comptes.

Mais peut-être tous ces arguments ne sont-ils pas avancés à bon droit du fait même du raisonnement invoqué ci-dessus : pour autant que la masse considérée ne soit pas trop servile, certes chacun y sera plus mauvais juge que les spécialistes, mais tous ses membres réunis soit seront meilleurs juges qu'eux soit ne seront pas plus mauvais. De plus, dans certains domaines, le fabricant ne saurait être ni le seul ni le meilleur juge, dans la mesure où ceux qui ne sont pas des techniciens ont aussi à connaître des produits : connaître d'une maison, par exemple, ce n'est pas seulement le fait de celui qui la construit, mais celui qui s'en sert en juge mieux que lui, et celui qui s'en sert, c'est le chef de famille ; de même en est-il du pilote par rapport au charpentier, pour le gouvernail, et dans le cas du festin, c'est le convive et non le cuisinier qui jugera le mieux. [...]»

Aristote, Les politiques, III, chapitre 11, traduction de Pierre Pellegrin, GF-Flammarion­

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