Plastiques, pesticides, déforestation, surpêche, climat… Il m’est difficile, en tant que citoyen lambda, de ne pas me sentir totalement impuissant. Le découragement s’empare facilement de moi quand je prends conscience que, certes, si tout le monde agit pour sauver l’espèce humaine, il est encore temps de s’en sortir, mais que justement, tout le monde n’agit pas dans ce sens (au contraire). Quel poids, en effet, mes initiatives individuelles peuvent-elle avoir, face à la surpuissance économique – et indirectement politique – des entreprises multinationales qui continuent allégrement à polluer notre monde et à réchauffer notre atmosphère ?
La légende du colibri – reprise notamment sur ce site : https://lesecolohumanistes.fr/la-legende-du-colibri/ – est intéressante, mais reste insuffisante pour me convaincre de faire à mon tour comme le petit colibri, à savoir d’apporter quelques gouttelettes d’eau pour éteindre un incendie de forêt. À ceux qui le dénigrent, le colibri répond : « certes, mais je fais ma part de travail ». Soit, mais la faiblesse de cette réponse est justement une histoire de goutte d’eau, une goutte dans l’océan qui au fond restera toujours dérisoire.
Et puis, on l’oublie trop souvent, l’action écologique n’est pas à la portée de tout le monde. Quand on vit loin des grands centres urbains, on est bien obligé de se déplacer en voiture. Par ailleurs, tout le monde n’a pas le temps ou l’énergie d’acheter écolo, de vivre écolo, en somme de faire comme le petit colibri. À ce propos, si la première attitude citoyenne est de prendre conscience du danger mortel qui menace notre espèce, la seconde attitude est peut-être d’éviter de se culpabiliser ou de culpabiliser les autres. Quand la maison brûle, chacun fait ce qu’il peut : certains apportent une contribution majeure, d’autres une aide plus modeste, d’autres encore ne peuvent que constater leur impuissance.
Un argument souvent énoncé, non seulement à propos de l’écologie, mais aussi dans d’autres débats (comme celui du vote) met en avant l’impact de la somme des actions individuelles. Si tout le monde se dit : « mon action ne sert à rien », rien ne changera. En revanche, si tout le monde se dit : « mon action compte », tout changera. Argument intéressant mais, là encore, insuffisant. Car cet argument sous-entend que lorsque j’agis tout seul dans mon coin, je suis solidaire et coresponsable de la somme de toutes ces actions. Si j’ai voté pour Dupont, candidat au poste de Président de la République, je serais donc responsable de la victoire de Dupont. Il est évident que c’est faux, puisque ce n’est jamais à une voix près. Si je ne m’étais pas rendu aux urnes pour voter pour Dupont, celui-ci aurait quand même été élu.
On peut faire exactement le même raisonnement à propos de l’action écologique individuelle. Cette action citoyenne que je fais tout seul dans mon coin est une goutte d’écologie dérisoire face à l’océan de pollution et de réchauffement produit par les multinationales et les grands états pollueurs comme les États-Unis et la Chine. Pire : même si l’économie de la France toute entière passait au vert, ce petit pays que nous sommes eu égard au reste du monde aurait un impact ridicule sur l’environnement de la planète.
En réalité cette impression d’inutilité, d’absurdité, que la métaphore de la goutte d’eau exprime si bien, est radicalement fausse. Elle vient du fait que nous ne sommes, généralement, pas du tout informés de l’efficacité réelle d’une action individuelle, quelle qu’elle soit. À moins en effet d’être un ermite, totalement coupé du reste du monde, il se trouve que lorsque nous agissons individuellement, en votant ou en ne votant pas, en achetant du plastique ou en n’en achetant pas, nous le faisons rarement tout seul, dans notre coin. Ce que nous faisons, notre façon de vivre, notre comportement citoyen, eh bien il se trouve que nos proches, nos amis, voire nos collègues ou connaissances diverses, le savent généralement. Et ils le savent d’autant plus si nous saisissons toutes les occasions d’en parler (en évitant de prendre un ton de juge moralisateur, si possible). Une bonne partie des gens que nous connaissons savent si nous prenons souvent l’avion ou non, trions nos déchets ou non, surchauffons notre logis ou non, mangeons trop de viande rouge ou non.
Et le fait même qu’ils le sachent nous donne un pouvoir bien plus important que nous le pensons.
Comme le dit le sociologue Mehdi Moussaïd dans son très amusant et captivant livre Fouloscopie (voir aussi sa chaîne YouTube du même nom), notre comportement individuel est contagieux. Il évoque à ce sujet une étude menée par les sociologues américains Nicholas A. Christakis et James H. Fowler, qui a mis en évidence l’existence d’un étrange phénomène qui imprègne nos sociétés modernes : la contagion sociale.
« Les gens deviennent similaires parce qu’ils sont amis. Le tabagisme, les habitudes alimentaires, l’activité sportive, l’état émotionnel… Tout est susceptible de se propager, comme un virus. Nous pouvons par exemple grossir simplement en fréquentant des amis en surpoids ».
[…] « Nous sommes ainsi en grande partie façonnés par la position que nous occupons dans ce gigantesque réseau humain. Même les personnes que nous ne connaissons pas peuvent nous transmettre par ricochet leur façon de vivre ».
La conclusion donne le vertige (un très agréable et fascinant vertige) :
[…] « Chacun a le pouvoir d’initier un comportement qui entraînera les autres dans la bonne voie ».
Ce phénomène, aussi étrange que puissant, de la contagion sociale, ouvre donc des perspectives prodigieuses. Il en résulte que non, assurément non, moi, citoyen lambda, je ne suis pas un insignifiant petit colibri avec sa ridicule goutte d’eau, qui combat l’incendie tout seul dans son coin, en faisant simplement ma part de travail. Je suis beaucoup plus que cela. Ma façon de vivre, de penser, de parler, d’acheter, de voter, est une onde qui se propage de proche en proche et d’ami en ami. Sans le savoir, j’influence peut-être un ami qui influence un ami qui influence un ami. Et au bout de cette longue chaîne, ou plutôt de ces longues chaînes (car mon influence est un rayonnement, une vague qui se propage dans plusieurs directions), qui sait si mon onde ne vas pas contribuer à faire naître, très indirectement, mais réellement, tout un vaste mouvement écologiste d’un impact considérable, ou susciter la vocation d’une personnalité phare de l’écologie ?
De façon plus générale, une évidence saute aux yeux : je n’ai aucun moyen de savoir si mon impact écologique est négligeable ou non. Peut-être n’est-il pas négligeable du tout. Alors, dans ces conditions, l’impression d’inutilité, d’impuissance, ne peut que s’évanouir et laisser place à l’espoir, et par conséquent, à l’action.
On parle souvent de « sauver la planète ». C’est un peu maladroit. Ce qui compte surtout pour nous, c’est la survie de l’espèce humaine. Vivre (ou plutôt mourir) à dix milliards dans un dépotoir géant, arrosé d’égouts, où plus rien ne pousse, est une possibilité que nous pouvons éliminer grâce à l’action – collective et individuelle - par la magie de la contagion sociale.
N’oublions pas non plus cette autre grande loi de notre économie actuelle : l’offre et la demande. Le jour où chaque citoyen du monde diminuera, par exemple, sa consommation de plastiques de 50%, alors les grandes entreprises qui transforment le pétrole en plastique seront bien obligées de diminuer leur production de… 50 %.
Philippe PRAGUE