Noémie aimait les super-héros depuis l’enfance. Son intérêt était devenu un goût, puis une passion ardente. Durant son adolescence, elle collectionnait des images de super-héros, suivait les reportages sur les super-héros, apprenait les chansons composées à la gloire des super-héros. Sa vie toute entière était consacrée au super-héros. Son préféré était Ver5Gtorix, le Gaulois Moderne, sans doute parce qu’ils habitaient la même ville. Parfois, quand elle levait la tête, elle l’apercevait au loin, qui fendait avec fougue les fumées de charbon pour aller botter le cul des voyous. À 18 ans, désireuse d’aider ses idoles à la mesure de ses modestes moyens, elle s’engagea dans la police. En fait, comme elle s’en aperçut rapidement, son travail consistait surtout à espionner les conversations téléphoniques de musulmans présumés et à s’efforcer de rire aux gauloiseries obsessionnelles de ses collègues. Seul Kevin, un quadragénaire aux moustaches blondes, lui montrait du respect et de la bienveillance. Attentif, jamais condescendant, il l’écoutait en silence, apprenant à connaître ses goûts, ses craintes, et son culte secret.
Un jour, elle reçut une convocation pour le bureau B-132 du Mont des Anges. Le Mont des Anges, comme chacun sait, était une tour de 1320 m, édifiée dix plus tôt, lorsque la France avait été annexée par les États-Unis pour sa sécurité et ses gisements de lithium. Elle abritait le Bureau du Gouverneur, le Ministère de l’Intérieur, le Ministère de la Transition Extractiviste, ainsi que l’Office des Interrogatoires Musklés. Dans l’immense hall d’entrée, un fonctionnaire fit signer à Noémie un papier par lequel elle s’engageait à garder le silence sur tout ce qu’elle allait voir et entendre.
Onze jeunes gens, tous policiers comme elle, s’étaient déjà rassemblés devant l’ascenseur. Noémie était la dernière. Durant la montée, chacun regardait les autres à la dérobée, sans oser parler. Le bureau B-132 était situé tout en haut de la tour. C’était une vaste salle circulaire, coiffée d’une coupole de verre offrant une vue panoramique sur Start-Up-City, la capitale ultra-moderne qui avait remplacé en quelques mois une sinistre bourgade moyenâgeuse dont le nom ridicule – Courge ? Bouge ? – avait déjà sombré dans l’oubli. Tout était blanc, resplendissant, sans ordure ni verdure. Même les bidonvilles, à l’arrière-plan, avaient quelque chose de grandiose.
Quatre vieillards souriants se tenaient au milieu de la pièce, sur une estrade dorée, saluant les jeunes policiers « à la romaine ». Il y avait là le Gouverneur Mc Ronsey et ses plus proches vassaux : Renaud Brutalio, le Ministre de l’Intérieur, Jer Al-Dar-al-Manin, de l’Office des Interrogatoires Musklés, et Jourdain Bardelle, le Ministre de la Laïcité Chrétienne. Noémie était aux anges – c’est le cas de le dire ! Pourtant, le meilleur restait à venir. Quelques secondes plus tard, tandis que retentissait Blanche France de Trénet et Zemmour, la coupole s’ouvrit avec une majestueuse lenteur, laissant entrer une douzaine d’hommes volants. Noémie les reconnut sans peine : c’étaient le Grand Charles, l’Empereur, le Borgne Électrique, le Maréchal, le Père Bugeaud, le Kärcher… tous les super-héros de son enfance, chacun d’eux incarnant l’une des grandes figures de l’Histoire Nationale. Une voix étrangement familière se fit entendre : « Salut, la bleusaille ! Comment ça va, depuis hier soir ? » Se retournant, Noémie vit un grand Gaulois qui la regardait en souriant. Ver5Gtorix – car c’était lui ! – enleva son casque et ses fausses nattes, dévoilant ainsi son identité secrète. « Kevin ! », bafouilla Néomie. « C’était donc vous… euh… toi ? Et dire que je ne t’ai jamais reconnu ! » Elle pleurait, riait, chantait, criait sans pouvoir s’arrêter, tant elle était bouleversée par la joie. Quand elle fut un peu calmée, elle demanda : « C’est grâce à toi que je suis ici ? » « Disons que j’ai donné un coup de pouce », répondit Kevin. « Mais le Ministère te surveille depuis l’enfance. De tous les fans de super-héros, c’est toi qui as passé le plus de temps à les étudier. »
Le Gouverneur eut quelques mots flatteurs pour les jeunes policiers (« espoir de la Nation », « fleuron de la Race Française »…) puis il les appela un à un pour leur attribuer un nouveau nom et un costume de super-héros. Un genou à terre, Noémie reçut une armure et une épée argentées. Le Gouverneur lui donna l’accolade, puis la baptisa : « Dorénavant, tu seras appelée Jeanne. Nous avions d’abord envisagé Jeanne Dark, à cause de ta peau foncée, mais notre cher Jourdain trouvait que ça faisait woke, alors ce sera Jeanne tout court. En te choisissant, Jeanne, nous apportons une nouvelle preuve de la vigueur exceptionnelle de la Civilisation Française, puisqu’elle est capable de dompter et d’assimiler pleinement les sauvages enfants du Continent Noir. » Ne voulant pas gâcher ce moment magique, Noémie s’abstint de dire qu’elle était issue d’une famille kanake et n’avait donc rien d’africain.
Guidée par Kevin, elle apprit en trois semaines à maîtriser son épée électrique, le dispositif antigravitationnel qui lui permettait de voler et l’armure qui démultipliait sa force musculaire. « Tu es prête, maintenant », dit Kevin. « Tu commenceras dès demain. N’oublie pas la règle d’or : pas de sortie quand il fait plus de 40°. »
Ce matin-là, Noémie survolait sa bonne ville de Metz, à l’affût d’une victime à secourir. Pour l’heure, elle n’avait rien eu à se mettre sous l’épée, à part quelques dealers qu’elle avait gentiment électrifiés avant de leur confisquer leur marchandise. Soudain, elle aperçut des petits vieux qui brandissaient des pancartes. Elle savait ce qu’ils étaient, pour en avoir vu dans des documentaires historiques : des MANIFESTANTS. D’après l’Académie Française, cette dénomination était une déformation populaire de « malfaisant », mais des coupeurs de cheveux en quatre contestaient cette saine étymologie. Une chose était sûre : ces manifestants étaient de dangereux terroristes. Qu’ils fussent islamo-gauchistes, éco-terroristes, judéo-bolcheviques ou féminazies, ils étaient tous unis par une haine fanatique pour les Valeurs de la République. Et pourtant, les frêles vieillards qu’observait Noémie paraissaient bien inoffensifs, avec leurs slogans étranges et ridicules : « Liberté », « Égalité », « Fraternité ». Comme les apparences pouvaient être trompeuses ! Heureusement, une brigade mobile arriva pour s’occuper de cette vermine. À défaut d’être subtile, sa méthode était efficace : renverser les éléments subversifs, les matraquer et rouler sur eux jusqu’à la pacification totale. Horrifiée par cette scène pourtant banale, emportée par sa fougue juvénile, Noémie ne prit pas le temps d’écouter la voix de la raison. Elle se rua sur un des policiers, le fit tomber, ramassa la vieille dame sur laquelle il s’acharnait et la transporta vers l’hôpital le plus proche.
Le soir, dans un café, elle regarda les informations avec Kevin. Le Gouverneur était dans une chambre d’hôpital, au chevet d’une patiente comateuse. C’était la vieille manifestante que Noémie avait tenté de sauver. Comme toujours, le noble visage du Gouverneur respirait la gravité et la bienveillance. « Cette dame a été bousculée par un journaliste », dit-il aux téléspectateurs. « C’est regrettable, mais elle a manqué de prudence. On ne se rend pas à un rassemblement interdit, surtout quand on est âgé. Nous espérons que cet incident lui apportera une forme de sagesse ».
Kevin, mâcha quelques cacahuètes de synthèse, but une gorgée de bière et se racla la gorge avant de se décider à parler : « Il paraît que c’est toi qui a emmené la vieille à l’hôpital. Erreur classique de débutant. Ce n’est pas bien grave, mais il ne faut pas que ça se reproduise. Écoute-moi bien, Noémie, parce que je ne le dirai pas deux fois : on n’interfère jamais, JAMAIS, avec l’action des policiers ! Je sais ce que tu penses : la police est loin d’être parfaite. Et tu as raison. Il y a des abus, je suis le premier à le déplorer. Mais cette putain de police, que tu le veuilles ou non, tu en fais partie ! Parce que les super-héros, qu’est-ce que c’est, au fond ? Des gardiens de la paix. On fait le même boulot que nos collègues, sauf qu’on ne se salit pas les mains en réprimant des révoltes imbéciles. La police, c’est une grande famille, tu comprends ? On n’est pas obligé d’aimer tous ses cousins, mais on doit rester soudé. Nous n’avons qu’un seul super-pouvoir, et c’est notre unité. »
Bientôt, Jeanne devint populaire, admirée, adulée par la France toute entière. Dans les yeux des braves gens, elle voyait avec émotion de magnifiques étoiles : une lueur d’espoir, des larmes de bonheur, une gratitude infinie. Donald, son époux, n’était pas le dernier à lui vouer un culte, sans se douter une seule seconde qu’il était marié avec elle. Souvent, Noémie le surprenait à regarder en boucle un reportage à sa gloire. Sur le visage fiévreux, brillant de sueur, de cet homme qu’elle avait cru aimer, elle lisait un mélange un peu répugnant d’adoration et de lubricité. Un jour, au risque de griller sa couverture, elle lui demanda : « Tu ne trouves pas que je lui ressemble un peu ? » Donald éclata de rire. « Excuse-moi », dit-il. « Ta question était tellement bizarre ! Pour être franc : non, tu ne lui ressembles pas du tout. Tu n’es pas aussi… Enfin, bon, c’est pas comparable. »
Suivant les conseils de Kevin, Noémie évitait de survoler les quartiers les plus misérables, où la police faisait couler le sang chaque mois pour calmer la sauvagerie des habitants. Un jour, pourtant, elle s’égara à la lisière d’une cité, et elle aperçut trois hommes qui tabassaient un adolescent.
« Minute », dit l’un d’eux, en voyant la super-héroïne foncer vers lui. « On est des policiers en civil. On fait juste notre travail. »
« Qu’est-ce qu’il a fait ? » demanda Noémie en montrant le jeune.
« ― Outrage à magistrat. Et puis, c’est un musulman.
― Il vous l’a dit ?
― Non, mais y a qu’à le regarder. C’est un beau basané que nous avons là, un bougnoule AOC !
― Mais ça n’a rien à voir avec la religion ! Moi, par exemple, je suis noire, et pourtant je suis chrétienne.
― Ah ! oui, mais vous, c’est différent. On sait qui vous êtes, mademoiselle Jeanne. Au fait, ce serait possible d’avoir un autographe ? C’est pour ma fille. »
Noémie continua d’accomplir sa mission. Ce qui la motivait encore, c’étaient les étoiles qu’elle voyait briller dans les yeux des braves gens.
En juin, les super-héros furent mis au chômage technique, car la température avait dépassé 40°. Au fur et à mesure que la canicule se prolongeait, les gens commencèrent à jaser : « Où sont passés nos héros ? Nous ont-ils abandonnés ? Seraient-ils trop douillets pour affronter le soleil ? Si ça se trouve, ils se la coulent douce au Groenland... » Craignant une amplification du mécontentement, le ministère ordonna la fin du congé. Ver5Gtorix, le premier à reprendre du service, fut carbonisé quelques jours plus tard. Le Gouverneur répondit à ce lâche attentat terroriste en proclamant l’état d’urgence.
Quand Noémie revit la foule de ses admirateurs, avec leurs stupides étoiles dans les yeux, elle fut tentée de tout laisser tomber, mais son sens du devoir reprit le dessus. Faute de voyous à sa portée, elle avisa une vieille aveugle qui peinait à se frayer un chemin dans la foule. « Laissez-moi vous aider », dit-elle en prenant le bras de la vieille. À sa grande surprise, celle-ci la repoussa. Puis, avec une sorte de frénésie diabolique, elle se mit à battre Noémie de sa canne blanche. Les badauds étaient scandalisés : « Eh ! Madame, c’est Jeanne, quand même ! »
« Je m’en fous », dit la vieille. « J’emmerde les super-héros. On n’a pas besoin de ces bons à rien. »
« Comment osez-vous ? », dit un homme en larmes. « Quelle ingratitude ! »
« Elle a raison ! » dit quelqu’un d’autre.
Les mots étaient sortis tout seuls de la bouche de Noémie. « Nous ne sommes pas des héros », poursuivit-elle. « Juste des policiers. On vous fait rêver au lieu de vous matraquer, mais le but est le même : tuer en vous le désir de révolte. »
« Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? On est complètement impuissant ! » dit une adolescente.
« C’est vrai. », répondit Noémie. « Nous sommes impuissants parce que nous sommes séparés les uns des autres. Les pauvres regardent avec mépris les miséreux. Les soi-disant chrétiens se réjouissent des violences subies par les musulmans. Les hommes brutalisent les femmes. Et nous, les super-héros, nous existons pour vous faire croire que seuls des individus isolés peuvent combattre les injustices. Mais si nous unissions nos forces, rien ne pourrait nous résister. Nous n’avons qu’un seul super-pouvoir, et c’est notre unité. »
Un vieil homme suffisant tenta de sauver la situation :
« ― Vous dites que vous ne servez à rien… Mais vous pouvez au moins lutter contre les terroristes, non ?
― Il n’y a plus de terroristes depuis des décennies. Les seuls qui existent encore, à ma connaissance, ce sont les policiers.
― Plus de terroristes ? Mais que faites-vous de votre collègue Ver5Gtorix ? Qui l’a tué, si ce ne sont pas des terroristes ?
― La chaleur. Oui, la chaleur, et les ordres imbéciles qu’il a reçus. Notre équipement fonctionne à l’aide d’une batterie au lithium, qui explose facilement quand la température atteint 40°. Et maintenant, si vous permettez, je vais enlever ce déguisement gro... »
Subitement transformée en torche humaine, Noémie n’eut pas le loisir de terminer sa phrase.
Sa mort marqua le début d’une nouvelle époque, qui est encore la nôtre. Sous le manteau, à toute vitesse, des vidéos ont circulé en France, dans le reste de l’Amérique, puis dans le monde entier, faisant connaître à l’humanité les scandaleuses révélations de la bonne Lorraine. Du jour au lendemain, les braves gens ont cessé de croire aux super-héros. Les petites étoiles, dans leurs yeux, ont à jamais disparu. Pour le reste, rien ne semble avoir changé. L’ombre de la Tour des Anges s’étend toujours sur les bidonvilles de Start-Up City. Matin, midi et soir, le Gouverneur Mc Ronsey contemple avec satisfaction l’image flatteuse que lui renvoie sa cour. Les policiers continuent leur difficile, courageuse, indispensable œuvre pacificatrice. Les braises de la révolte, cependant, ont été ravivées dans la cervelle des opprimés. Lentement, chaque jour un peu plus, elles évaporent l’eau glacée de la résignation.