L’extrême droite attise les affects qui peuvent la servir : colère, ressentiment, peur… Mais elle ne les crée pas de toutes pièces. Des individus épanouis, confiants en eux-mêmes et dans la société où ils vivent, n’auraient aucune envie de voter pour le RN ou d’autres partis semblables. Reste à savoir pourquoi la peur et la frustration profitent davantage à l’extrême droite qu’à d’autres formations politiques. Face aux injustices sociales, à la baisse du pouvoir d’achat, à la déliquescence des services publics et aux catastrophes écologiques présentes et à venir, il pourrait sembler logique de voter pour la gauche radicale ou pour un parti écologiste. Et pourtant, en France comme dans d’autres pays du monde, un nombre croissant d’électrices et d’électeurs semble considérer que d’autres menaces sont plus sérieuses et urgentes, alors même qu’elles sont en grande partie imaginaires.
Les personnes étrangères sont accusées de voler le travail et les allocations sociales des Français, quand elles ne sont pas tout bonnement criminalisées ou considérées comme une masse d’envahisseurs destinées à remplacer les autochtones.
Les personnes musulmanes sont suspectées d’être complices des islamistes, voire des terroristes, surtout si elles portent un vêtement ou un prénom susceptibles de rappeler quelle est leur religion (ou celle dans laquelle elles ont été élevées).
Les personnes pauvres sont soupçonnées de recevoir des aides sociales dont elles n’ont pas besoin, ou qu’elles utilisent mal – quand elles ne sont pas considérées comme des fraudeuses.
Pourquoi tous ces problèmes sont-ils montés en épingle – quand ils ne sont pas inventés de toutes pièces par les personnes qui votent pour l’extrême droite ? Pourquoi les problèmes les plus graves sont-ils minorés ou niés ?
Pour comprendre ce phénomène, il faut se souvenir qu’un individu use d’autant plus mal de sa raison qu’il se sent davantage menacé. La peur, lorsqu’elle nous domine, nous pousse à trouver des solutions immédiates, parce qu’elle nous donne l’impression que notre survie est en jeu. Parfois, cela peut s’avérer utile. Dans le monde animal – dont l’être humain fait partie – la peur est omniprésente, parce qu’elle permet de fuir les prédateurs ou d’autres dangers.
Mais si la peur sauve des vies, elle est aussi, souvent, une mauvaise conseillère. Lorsqu’elle domine notre esprit, elle nous incite à fuir des problèmes qu’il conviendrait de regarder en face pour les résoudre. Elle peut aussi nous pousser à chercher des solutions immédiates, qui sont souvent trop simples, pour ne pas dire simplistes. Il me semble que ces deux processus expliquent en partie le succès de l’extrême droite.
Je parlais à l’instant de notre tendance à fuir les problèmes qui nous font peur. Cela vaut notamment pour les catastrophes écologiques, qui sont souvent minimisées ou niées par l’extrême droite (mais pas seulement par elle !) Prévenir ou atténuer ces catastrophes nécessiterait un immense travail collectif, aux niveaux national et international. Il faudrait profondément changer les structures économiques, sociales et politiques. Une transformation aussi radicale peut paraître irréaliste, lorsqu’on est un individu isolé, dans une société fragmentée, structurée par des rapports de domination toujours plus rigides. Or, si on part du principe que les catastrophes écologiques ne peuvent être évitées, la vie risque fort de devenir insupportable. D’où la tentation du déni. Inconsciemment, on préfère nier ou minimiser un problème parce qu’on se sent incapable de le résoudre.
La tentation du déni est d’autant plus forte qu’on se rend compte que des mesures écologiques contraignantes seraient difficiles à supporter – dans le système économique et social actuel, en tout cas. En l’absence d’une politique anticapitaliste ou fortement redistributive, l’effort écologique pèserait sur les classes moyennes et populaires, et il serait d’autant plus insupportable qu’il serait imposé par une petite élite qui n’a aucune conscience de ce que vivent concrètement les « gens d’en-bas ». N’oublions pas que le mouvement des Gilets Jaunes (qui ne saurait évidemment se réduire aux personnes d’extrême droite qui y ont participé) a commencé par une révolte contre une taxe censée être écologique.
Des remarques analogues pourraient être faites pour le capitalisme – qui est d’ailleurs l’une des principales causes des catastrophes écologiques actuelles. Remplacer le capitalisme par un autre système social et économique semble aujourd’hui totalement irréaliste, alors même que ce fléau nous mène à des désastres financiers, économiques, sociaux, politiques et écologiques. Il est donc tentant de se dire que le vrai problème n’est pas le capitalisme en lui-même, mais quelques minorités censées profiter du système au détriment des honnêtes gens : étrangers, musulmans, « assistés », féministes, LGBTI+, « wokistes »… Certes, l’oligarchie est également la cible de l’extrême droite. Mais ceux qui sont visés, ce ne sont pas tous les dirigeants politiques et économiques : ce sont seulement les plus impopulaires (tel le président Macron) ou quelques personnages influents, « mondialistes » censés tirer les ficelles (tels George Soros, Jacques Attali ou Bill Gates). Comme dans les années 30, l’extrême droite déteste une petite fraction des capitalistes (des Juifs, notamment), mais elle s’accommode très bien d’une forme de capitalisme censée être compatible avec les intérêts nationaux.
Se sentant trop faibles pour affronter réellement les classes dirigeantes dans leur ensemble, les individus tentés de voter pour l’extrême droite se rabattent sur des boucs émissaires, de préférence plus faibles qu’eux. Sans espoir d’un monde meilleur, ils cherchent à conserver ce qu’ils ont déjà contre des gens qu’ils perçoivent comme des rivaux dans le domaine de l’emploi ou des aides sociales. On a toujours besoin d’un plus petit que soi : pour se défouler sur lui.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Déjà en 1972, Fernand Raynaud se moquait des xénophobes qui accusaient les étrangers de venir manger le pain des Français. Mais à cette époque, l’extrême droite était encore très faible sur le plan électoral. Qu’est-ce qui a changé depuis lors ? Les mentalités sont-elles devenus plus racistes ? Non. Il semble même que ce soit le contraire : les préjugés racistes, antisémites et xénophobes ont plutôt tendance à reculer. Ce qui a changé, ce sont les perspectives d’avenir. Dans les années 70, le ralentissement de la croissance et l’ambiance quasi révolutionnaire qui régnait dans certains pays (la France et l’Italie, notamment), ont incité les dirigeants politiques et économiques à changer en profondeur le système capitaliste. Le compromis social entre les travailleurs et les capitalistes, sous l’égide d’un État social, a été rompu à la fin des « Trente Glorieuses ». Avec la complicité de dirigeants politiques – notamment issus de la gauche – différentes mesures ont été prises pour diminuer le pouvoir des travailleurs et renforcer la domination des propriétaires du capital. Dès lors, les protections sociales, les services publics et la redistribution des richesses par l’impôt ont diminué comme peau de chagrin. Les travailleurs ont été de plus en plus mis en concurrence, notamment à l’aide d’une mondialisation financière et économique, mise en œuvre par des gouvernements néolibéraux et des institutions supranationales (Union européenne FMI, Banque mondiale, OMC).
Ces bouleversements économiques et sociaux ont affaibli les organisations syndicales et politiques qui avaient jusqu’à présent fait la force des travailleurs. Quand elles n’ont pas purement et simplement trahi les gens qu’elles étaient censées représenter, elles se sont généralement avérées impuissantes à arrêter le rouleau compresseur néolibéral. Dès lors, le racisme et la xénophobie – qui n’avaient jamais disparu – ont refait surface au niveau politique. Lorsque la CGT et le PCF étaient encore des organisations puissantes, elles contribuaient à créer un sentiment de classe qui aidaient les travailleurs à surmonter leurs préjugés ethnocentriques et racistes. Aujourd’hui, la solidarité de classe s’est considérablement affaiblie et le vieux fond raciste et xénophobe remonte à la surface. Faute d’appartenir à un vaste mouvement d’émancipation, beaucoup de travailleurs et de travailleuses se replient sur des solidarités locales étriquées, qui rassemblent des gens qui se ressemblent d’un point de vue ethnique ou « racial », en excluant les personnes perçues comme étrangères.
Le racisme et la xénophobie traversent toutes les couches de la société et on les retrouve, à des degrés divers, dans toutes les formations politiques – y compris à gauche – et dans tous les syndicats. Mais ils jouent un rôle secondaire – mais pas sans conséquence – dans la vie de tous les gens qui ont encore l’espoir de changer le système social d’après des principes de justice au lieu de se replier sur soi. Dans l’extrême droite – et dans la fraction de la droite qui s’en rapproche – la peur et la haine des personnes étrangères (ou perçues comme telles) jouent un rôle central, parce que la perspective d’une société vraiment juste et harmonieuse a disparu.
Que faire pour lutter contre ce délitement de la société ? S’en remettre à des organisations politiques ne suffit pas. On peut évidemment souhaiter la victoire du Nouveau Front Populaire aux prochaines élections. Mais quels que soient les résultats du scrutin, il nous faut patiemment tisser de nouveaux liens sociaux. Si l’extrême droite est victorieuse, il faudra que nous soyons fort-e-s – donc uni-e-s – pour résister à son entreprise destructrice. Et si la gauche l’emporte, rien ne dit qu’elle ne trahira pas ses engagements, ni qu’elle sera assez forte pour résister à la pression des grandes entreprises et des marchés financiers. Mêmes des dirigeants politiques sincères et de bonne volonté ne peuvent pas grand-chose s’ils ne sont pas soutenus par un peuple déterminé.
Pour finir, j’aimerais expliquer ce que j’entends par « tisser de nouveaux liens sociaux ». Cela veut dire au moins trois choses, à mon sens :
1. Démocratiser les rapports humains, y compris dans les organisations de gauche (partis, syndicats, associations), où la tyrannie et l’exploitation sont malheureusement courantes ; y compris dans sa propre famille, où la domination masculine est toujours présente.
2. Surmonter sa peur de l’autre, parler avec des gens qu’on évite d’habitude à cause de différences sociales, ethniques, religieuses ou politiques.
Les femmes voilées ne sont pas nécessairement des marionnettes manipulées par des imams intégristes, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, y compris à gauche. Discuter avec ces femmes permettrait de mettre en doute un certain nombre de préjugés.
Les gens qui votent RN ne sont pas fondamentalement différents de nous. Leur racisme et leur xénophobie sont sans doute plus marqués, mais ces maux touchent toute la société, y compris les personnes victimes de racisme, qui intériorisent malgré elles les stéréotypes qu’elles subissent. Peut-être que nous n’arriverons pas à convaincre les personnes de notre entourage qui sont attirées par l’extrême droite, mais nous ne pouvons pas décréter a priori qu’elles sont irrécupérables.
Enfin, tâchons de tisser des liens – sur notre lieu de travail, dans un syndicat, une association, un parti politique – avec des gens qui n’appartiennent pas à notre milieu social. Il ne s’agit pas de nier l’existence des classes, mais de créer des alliances susceptibles de renverser l’oligarchie politique, économique, sociale et médiatique.
3. Faire la paix avec soi-même. Chaque individu est une micro-société. Il est travaillé par des opinions, des désirs, des besoins qui reflètent la diversité de ses appartenances sociales et familiales. Chacun, chacune d’entre nous, est donc en proie à des contradictions, parce qu’il ou elle essaie de satisfaire des exigences extérieures souvent opposées les unes aux autres. Il en résulte un sentiment de culpabilité qui nous ronge et nous empêche de nous ouvrir aux autres. Tâchons de nous réconcilier avec nous-mêmes, de nous désintoxiquer progressivement des dépendances malsaines vis-à-vis du monde extérieur. La méditation, l’hypnose, la pratique d’activités épanouissantes, l’amitié… peuvent être autant de moyens de changer son rapport à soi-même.
Pour aller plus loin, je conseille deux émissions qui m’ont aidé à écrire ce billet :
https://www.hors-serie.net/Aux-Sources/2024-06-13/Macron-dissolution-Macron-explosion--id594
Dans la deuxième émission, on peut entendre le sociologue Willy Pelletier défendre une initiative très intéressante, et susceptible de créer du lien social : les banquets citoyens.