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Billet de blog 28 juin 2022

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"Wokisme" et "universalisme républicain"

Hier, je suis tombé par hasard sur un exposé prétendant réfuter "la pensée woke" au nom de "l'universalisme républicain". Voici les réflexions que ce discours m'a inspirées.

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Je n'aurais sans doute pas pris la peine d'écouter cet exposé du Précepteur (tel est le pseudonyme de l'auteur) ni d'en faire la critique s'il s'était agi d'un phénomène tout à fait marginal. Mais j'ai bien peur que ce ne soit pas le cas, comme en témoignent des discussions que j'ai pu avoir avec certains de mes collègues professeurs de philosophie. De plus, la chaîne du Précepteur a une audience qui n'est pas tout à fait ridicule, puisqu'elle a 580 000 abonnés.

Voici le lien vers la conférence du Précepteur :

https://www.youtube.com/watch?v=JLyf30q1mHk&t=245s

Et voici le commentaire que j'ai laissé.

[N. B. Ce commentaire semble avoir été censuré par le Précepteur. Je viens de lui écrire à ce sujet : "Hier, j'ai laissé un long commentaire... Il a été rapidement supprimé, alors qu'il n'était ni raciste, ni haineux, ni insultant. Je viens de laisser un nouveau commentaire. Là encore il a été supprimé. Heureusement, contrairement à ce que j'avais fait hier, je l'ai écrit d'abord dans un fichier à part que j'ai enregistré. Et j'ai publié cela sur mon blog hébergé par Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/j-grau/blog/280622/wokisme-et-universalisme-republicain

En tout cas, je m'interroge. Au début, je me suis dit qu'il y avait peut-être un bug... Maintenant, je me dis que vous, Précepteur, exercez sur ma prose une censure systématique. Pourquoi ? Seriez-vous à court d'arguments pour réfuter mes propos ?"]

Bonjour.

Il y a dans votre exposé beaucoup de choses fausses, ou du moins très contestables.

D'abord, il n'est pas du tout sûr qu'il existe quelque chose comme « la pensée woke ». Comme vous le dites vous-mêmes, ce sont les opposants au « wokisme » qui utilisent ce terme. Or, il semble bien qu'ils mettent dans le même sac des discours et des pratiques très variés. Cf. cet article à ce sujet : https://www.francetvinfo.fr/societe/l-article-a-lire-pour-comprendre-ce-que-signifie-le-mot-woke-qui-s-installe-dans-le-debat-public_4770865.html

En faisant la même chose, vous associez des choses à mon avis respectables (dénonciation d'un racisme structurel, études sur l'intersectionnalité, par exemple) avec des abus assez évidents (refus de Malcolm X d'accepter une alliance avec des Blancs antiracistes, auto-humiliation de certains Blancs....).

Ensuite, vous vous trompez largement sur la motivation des gens qui soutiennent ce que vous appelez « la pensée woke » alors qu'ils ne sont « pas concernés ». D'après vous, ce serait lié à l'impuissance de l'Occident qui, ne pouvant plus désormais accroître sa puissance, revient sur son passé et pleurniche ridiculement sur la violence qu'il a commise. Je pense qu'il y a une double erreur dans cette analyse. Les injustices dénoncées par les mouvements féministes, antiracistes, LGBT, etc., ne sont pas seulement passées : elles sont encore tout à fait actuelles. Le racisme structurel existe encore, même s'il n'est pas légal. Les discriminations à l'emploi ou au logement sont avérées. On pourrait aussi parler des violences policières à l'égard des Noirs et des Arabes. En admettant que seule une minorité de la police ait des idées ou des sentiments racistes, il n'en demeure pas moins qu'il y a un très fort esprit de corps dans ce métier, qui fait que de petites brutes racistes sont couvertes systématiquement par leurs collègues et leur hiérarchie. Il faudrait encore parler des violences verbales ou physiques subies régulièrement par les femmes et les homosexuels (quoi de plus commun que l'injure « pédé », et ce dès l'école primaire?), et bien entendu des inégalités socio-économiques engendrées par l'organisation capitaliste de la société. J'en viens maintenant à votre deuxième erreur d'analyse. Contrairement à vous, je pense que nous sommes tous concernés par ces injustices, ne serait-ce que parce que nous sommes des êtres humains, et parce que nous connaissons des gens qui sont victimes d'injustice à cause de leur couleur de peau, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur classe sociale.... Pour parler de mon cas personnel, je suis un homme bourgeois blanc et hétérosexuel, mais je me sens solidaire des personnes qui sont un peu différentes de moi, parce que je peux dans une certaine mesure m'identifier à elles.

Je note à ce propos qu'il semble y avoir une contradiction dans votre exposé. Selon vous, je ne devrais pas me sentir concerné par les injustices subies par des gens qui appartiennent à des catégories différentes. Mais alors comment pouvez-vous faire l'éloge de l'universalisme républicain ? Si on ne peut pas se sentir solidaire d'autres êtres humains, le mot « universalisme » n'a plus aucun sens. Au fond, vous faites ce que vous reprochez à vos adversaires : vous établissez des barrières entre les groupes humains qui constituent la société.

Maintenant, est-ce que vous avez raison de reprocher ce défaut à vos adversaires ? Je n'en sais rien. Comme on ne sait pas très bien qui vous attaquez, comme vous mettez beaucoup de gens dans le même sac, il se peut que votre jugement soit valable pour certains d'entre eux. Mais vous avez tort de généraliser. L'approche intersectionnelle, que vous semblez critiquer, montre justement un souci de ne pas rester enfermé dans une identité bien définie. Une femme, par exemple, peut reconnaître qu'elle fait partie d'un groupe privilégié (la bourgeoisie, les hétérosexuels...) tout en ayant parfaitement conscience qu'elle est désavantagée en tant que femme.

De plus, peut-on sérieusement reprocher aux personnes subissant une forme d'oppression de se regrouper pour pouvoir s'en libérer ? Si des féministes se réunissent entre femmes pour organiser leur lutte, ce n'est pas forcément parce qu'elles considèrent qu'elles sont d'une nature différente de celle des hommes. Ce ne sont pas elles qui ont créé l'essentialisation que vous dénoncez : c'est bien plutôt la domination masculine qu'elles combattent. Il en va de même pour les prétendues « races ». Bien entendu, il n'y a pas de races biologiques. Mais à cause du racisme, il se trouve que des gens qui parfois n'ont presque rien en commun sont victimes d'un même type de discrimination. Dès lors, n'est-il pas logique qu'ils se regroupent pour mettre fin à leur injustice, et qu'ils retournent le stigmate (« sale nègre ! », « sale Arabe! »...) pour restaurer leur fierté mise à mal par la violence qu'ils subissent ? À noter que ce phénomène n'est pas simplement une importation états-unienne. Pensez seulement à la « négritude » brandie par notre poète national Aimé Césaire.... On pourrait aussi parler des Juifs. Dans Fin du peuple juif ?, le sociologue et philosophe Georges Friedmann explique qu'il ne se considérait pas du tout comme juif avant la Seconde Guerre Mondiale. Mais l'antisémitisme vichyssois et nazi lui a fait prendre conscience qu'il était de facto solidaire de toutes les personnes d'ascendance juive qui subissaient une incroyable violence meurtrière en Europe, quelles que fussent leur nationalité, leur croyance religieuse (ou leur absence de croyance), leurs convictions politiques, leur classe sociale, etc. Ainsi, à cause du racisme antisémite, beaucoup de gens qui n'avaient rien à voir au départ se sont senties unis par un destin commun, et ils ont revendiqué le nom de Juif ou de Juive pour se désigner. Cela ne veut pas dire qu'ils aient forcément essentialisé la judéité.

De manière générale, ce sont les structures de domination qui créent l'essentialisation, en faisant croire à une infériorité naturelle des femmes, des gens « de couleur », des homosexuels, mais aussi des classes laborieuses (souvent perçues comme « dégénérées » au 19ème siècle, par exemple). Les luttes des catégories opprimées ont justement pour but de mettre fin à ces classifications injustes et de manifester l'égalité de tous les êtres humains. En cela, elles sont beaucoup plus utiles à la réalisation de l'idéal universaliste que la dénonciation d'un prétendu « communautarisme ». Pour que les droits humains deviennent réellement universels, il faut que les catégories opprimées s'organisent de manière autonome, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'ont pas besoin d'alliés extérieurs. Marx, que vous citez, disait que les prolétaires devaient s'émanciper eux-mêmes, et non pas attendre qu'un pouvoir extérieur veuille bien leur accorder l'émancipation. La remarque vaudrait pour n'importe quel groupe opprimé.

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