L’égalité n’empêche pas la liberté
Si l’égalité est désirable, c’est d’abord parce qu’elle est une condition essentielle de la liberté. Par liberté, je n’entends pas ici l’idéal puéril des libertariens, qui aimeraient bien faire ce qu’ils veulent, sans se soucier des conséquences.
Quand on « fait ce qu'on veut », quand on accomplit n’importe quel désir sans réfléchir, on se heurte tôt ou tard au désir et à la colère d’autrui, sans parler des éventuelles catastrophes écologiques qui s’ensuivent. On est aussi en proie à des contradictions internes, car on ne parvient pas à harmoniser ses propres désirs. La véritable liberté est raisonnable : elle consiste à agir de façon cohérente, logique, de manière à réaliser au mieux des projets individuels ou collectifs, mais aussi à se dégager de l’emprise des dominants, qui cherchent toujours à orienter nos désirs dans un sens qui conforte leurs privilèges (par exemple, par l’intermédiaire de la publicité ou de discours politiques démagogiques).
Cette liberté raisonnable a un lien essentiel avec l’égalité, et ce pour deux raisons au moins. La première, c’est que de fortes inégalités privent certains individus ou certains groupes des moyens de réaliser leurs désirs. Si un groupe social (les capitalistes, les Blancs, les hommes….) s’accapare les richesses, le prestige, le pouvoir, les réseaux influents et le savoir nécessaire pour conserver ces privilèges, cela implique que d’autres groupes sociaux ont à peine de quoi subvenir à leurs besoins fondamentaux et n’ont guère la possibilité de réaliser leurs désirs.
Par ailleurs, le pouvoir des privilégiés ne s’exerce pas seulement sur des ressources matérielles ou immatérielles : il opprime les groupes défavorisés. Des inégalités modérées sont sans doute inévitables, peut-être même souhaitables dans une certaine mesure (ceci pourrait faire l’objet d’un long débat !) Mais, passé un certain seuil, elles entraînent nécessairement des rapports de domination.
Cette idée est ancienne. On la trouve déjà dans Du Contrat social, de Rousseau, et – plus près de nous – dans la Théorie de la justice de Rawls. Elle a été illustrée tout récemment par le fameux économiste Gabriel Zucman. Dans cet entretien accordé à Blast, il donne (à la minute 24) l’exemple d’Elon Musk, que sa richesse a rendu extrêmement puissant en matière politique.
Ainsi, contrairement à ce que disent certains libéraux, on n’a pas à choisir entre une société très inégalitaire mais avec beaucoup de liberté et une société égalitaire dirigée par un État de type soviétique. En réalité, les sociétés inégalitaires sont des systèmes de domination, où tout est organisé pour perpétuer de multiples formes d’oppression. Réciproquement, les tyrannies ne sont jamais compatibles avec l’égalité.
Par essence, une tyrannie implique une énorme inégalité politique. Mais cette dernière entraîne à son tour des privilèges économiques : la minorité dominante s’approprie les richesses produites par la collectivité, non seulement pour son confort, mais pour se donner les moyens de conserver son pouvoir. Il est donc absurde de présenter les régimes dits « communistes » comme des modèles d’égalitarisme. Le système soviétique était inégalitaire à tout point de vue.
L’égalité n’est pas l’uniformité
On voit maintenant en quoi une certaine forme d’égalité est hautement désirable. Définie comme absence de domination, elle est ce qui rend possible la liberté, donc l’épanouissement maximal des êtres humains. Elle ne doit donc pas être confondue avec l’égalité mathématique, c’est-à-dire l’identité pure et simple. Si des personnes sont égales, cela ne veut pas dire qu'elles sont interchangeables, mais qu’aucune d'entre elles n’a les moyens d’imposer durablement son pouvoir sur les autres. Cela veut notamment dire qu’elle ne peut pas leur imposer un cadre de vie uniforme.
Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce n'est pas l'égalitarisme qui produit la grisaille, le conformisme et l'ennui, mais les rapports de domination. Les personnes issues des classes populaires sont orientées malgré elles vers des emplois peu qualifiés, mal payés mais aussi monotones et interchangeables. Les hommes sont tenus d’avoir des manières « masculines ». Les femmes sont tenues d’être « féminines ». Les Blancs font tout ce qu’ils peuvent pour ne pas se mêler aux non-Blancs. Chacun doit rester à sa place, ne pas oublier son rang, comme dans une armée bien disciplinée.
On tolère les différences, à condition qu’il n’y en ait pas trop, et qu’elles servent à distinguer clairement les dominants et les dominés. Il ne faut que deux genres, bien reconnaissables : mâle et femelle. Il faut que les « Blancs » soient bien distinguables des « non-Blancs » (même si ces derniers, tels les « Arabes », ont parfois la peau aussi claire que celle des « Blancs »). Il faut que les différences de richesses – en apparence purement quantitatives – permettent de séparer qualitativement les classes sociales, en faisant en sorte qu'elles n'aient pas accès aux mêmes quartiers, aux mêmes loisirs, aux mêmes écoles, aux mêmes filières, aux mêmes métiers, etc.
La différence est donc exacerbée entre les catégories hiérarchisées, mais elle est gommée au maximum à l’intérieur de chacune de ces catégories. Et cette uniformisation vaut aussi, dans une large mesure, pour les plus privilégiés. Certes, ils mènent une vie plus confortable, sans avoir toujours conscience de l’étendue de leurs privilèges, mais ils sont malgré tout tenus de respecter les codes de leur groupe : ne pas se comporter comme une femmes (quand on est un homme, un vrai), ne pas trop fréquenter les personnes racisées (quand on est blanc), et ne pas mettre en question les inégalités économiques quand on fait partie des classes moyennes et supérieures (sous peine d’être stigmatisé comme « gauchiste », à l’instar du pauvre Zucman).
Loin d’être aussi libres qu’ils le croient, les dominants s’enferment eux-mêmes dans une prison dorée, où ils ne fréquentent que leurs semblables, et mènent finalement une vie bien étriquée.
Comment instaurer une société réellement égalitaire ?
Puisque l'égalité est hautement désirable, il serait judicieux de se demander comment l'instaurer réellement dans la société. Il ne suffit pas que le mot « égalité » soit présent dans la devise de la république française et dans les textes de loi pour que disparaissent les rapports de domination. D’où l’idée que l’égalité juridique ne suffit pas, et qu’il faut la compléter par une politique promouvant une égalité des chances.
En général, les discours sur l’« égalité des chances » sont surtout utiles pour rendre acceptables les hiérarchies sociales. On essaie de faire croire qu’il suffirait de donner un petit coup de pouce aux enfants des classes populaires pour que, à force de travail et de ténacité, ils ou elles parviennent à occuper un emploi prestigieux et bien payé ou une fonction politique importante. En réalité, seule l’abolition des classes sociales pourrait permettre une réelle égalité des chances, en tout cas en matière d’instruction et de métier.
Pour ce qui est des fonctions politiques, il serait tout à fait envisageable que certaines d’entre elles soient occupées par des citoyennes et des citoyens tirés au sort. Là, on pourrait vraiment parler d’égalité des chances. Mais il serait très difficile – malgré ce que suggère l’exemple de la démocratie athénienne – d’instaurer une telle pratique dans une société comme la nôtre, où les classes dominantes font tout ce qu’elles peuvent pour empêcher les « sans-dents » d’avoir une quelconque influence politique. Encore une fois, instaurer l’égalité réelle des conditions est la meilleure façon de garantir une véritable égalité des chances.
Reste à voir comment parvenir à cette égalité réelle. À l’évidence, il faut modifier les rapports de force. Et comme le capital constitue aujourd’hui la puissance principale, il s’agit de s’attaquer au cœur du système : la propriété privée des moyens de production.
Cependant, mettre fin au capitalisme ne serait pas suffisant. La domination masculine, par exemple, est un phénomène quasi universel depuis des siècles, voire des millénaires. On la retrouve dans presque toutes les sociétés humaines, qu’elles soient ou non capitalistes. Il n’y a donc pas de raison qu’elle disparaisse comme par enchantement avec le capitalisme. On pourrait en dire autant du racisme, mais aussi des classes sociales. Même dans une société post-capitaliste, la reproduction sociale risque fort de se poursuivre si rien n’est fait pour s’y opposer. Les familles les plus riches en capital culturel profiteront de leur avantage pour avoir plus d’influence politique, de prestige et de confort que les autres.
Il est donc indispensable que les combats pour la justice revêtent des formes multiples (féminisme, antiracisme, lutte contre le capitalisme, la technocratie, la « méritocratie », le validisme, l’homophobie, la transphobie, etc.), et que chaque personne comprenne que ces formes de luttes sont davantage complémentaires que concurrentes.
C’est également sur le terrain des idées qu’il faut lutter inlassablement, même si cela ne se suffit pas. Et dans ce domaine, nous n’avons pas besoin de tout inventer à partir de rien. Ainsi, contrairement à ce qui est souvent répété, des alternatives démocratiques au capitalisme ont déjà été pensées. On n’a pas à choisir entre Trump et Pol Pot.
Pour s’en convaincre, on pourra lire avec profit ce livre, écouter l’un des auteurs de ce dernier, ou consulter cette page du site Mr Mondialisation. De multiples utopies raisonnables ont été imaginées. Il ne s’agit pas de les considérer comme des solutions clé en main (ce serait une démarche peu réaliste et antidémocratique), mais comme des réservoirs d’idées à expérimenter, et comme un moyen de regarder autrement l’organisation de la société qui nous est familière, « naturelle » : non comme une évidence indépassable, mais comme une construction branlante à remplacer de toute urgence par un édifice plus raisonnable.
Faut-il opposer l’égalité réelle à l’égalité des droits ?
Pour terminer, j’aimerais revenir à la critique qui est souvent faite de l’égalité des droits. On dit qu’elle est insuffisante, voire nuisible dans la mesure où elle sert à donner une légitimité trompeuse aux inégalités sociales et politiques. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe », écrivait déjà Rousseau dans Du contrat social (Livre I, chapitre 3).
Est-ce à dire qu’il faille renoncer à améliorer les lois et tout miser sur une modification des rapports de force ?
Rousseau lui-même, dans le texte cité plus haut, montre que les lois ne sont pas seulement un moyen pour les plus forts de consolider leur pouvoir. En réalité, le « droit du plus fort » n’est qu’une absurdité, une contradiction dans les termes. Ce n’est pas parce qu’on est le plus fort qu’on a le droit d’opprimer les faibles.
Les notions de droit et de devoir supposent l’acceptation libre, par des citoyens, de règles collectives. Une loi digne de ce nom est l’expression de la volonté générale, celle du peuple tout entier, et elle est donc un cadre qui protège la liberté individuelle et collective.
Nous n’avons donc pas à choisir entre l’égalité des droits et l’égalité réelle : c’est par une réelle égalité des droits que nous pouvons jouir d’une égale liberté et empêcher le retour de toute forme de domination. Même dans une société anarchique, où il n’existerait pas à proprement parler de lois, au sens de règles assorties de punitions sanctionnant toute désobéissance, on devrait limiter le pouvoir de chacun et de chacune par des règles explicites.
Par exemple, il faudrait des règles claires permettant à toutes les citoyennes et à tous les citoyens de s’exprimer de manière égale dans les débats démocratiques, de manière à empêcher les forts en gueule, les sots et les suffisants de monopoliser la parole.
Mais qu’en est-il des règles juridiques actuelles ? N’instaurent-elles pas déjà une égalité des droits ? Eh bien ! c’est ce qu’on dit. Mais je suis loin d’en être convaincu. En sacralisant la propriété privée, la loi donne un vernis de légitimité à des inégalités économiques parfois énormes – alors même que ces inégalités ont souvent pour origine un enrichissement illégal (lié à la fraude fiscale, à la corruption, au détournement de fonds public, etc.) ou à des pratiques jadis légales mais interdites aujourd’hui (esclavage, colonisation, travail des enfants….).
Or, cette inégalité économique implique une inégalité juridique : ceux qui ont beaucoup d’argent ont plus de droits que les autres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mot « droits » peut signifier une certaine somme d’argent permettant d’acheter des droits : « Somme d'argent perçue par l'administration (ou par une personne privée [infra droit d'auteur]) en échange d'une autorisation, d'un droit. » (Source de cette définition, le Trésor de la langue française : https://www.cnrtl.fr/definition/droit).
Et, comme on l’a vu plus haut, les différences de richesse ne sont pas purement quantitatives : elles entraînent des modes de vie qualitativement différents. Sans une loi encadrant strictement les écarts de fortune entre les membres de la société, il n'y aura pas de réelle égalité des droits.
Nous sommes encore en août 1789. L’abolition des privilèges ne fait que commencer.
P. S. Si cet article vous a intéressé, peut-être aurez-vous envie de lire cet essai, que j’ai écrit il y a une dizaine d’années pour réfuter 24 idées reçues sur l’égalitarisme.