Bêtisier du Val d'Oise : faut-il relancer le BIP, voie rapide inutile à 97 % ?
Malgré 4 jugements défavorables, le Conseil départemental 95 s'entête dans un pourvoi en cassation pour défendre le bouclage du BIP, voie rapide reliant Argenteuil à Gonesse, détruisant plus de 100 ha d'espaces naturels. Un Collectif d'associations et d'élus de tous bords réclame l'abandon du projet, qui bénéficierait d'après nos chiffrages à moins de 3 % de la main-d’œuvre locale. Démonstration.
N.B. Dans cet article, le terme « Vallée de Montmorency » sera toujours employé au sens géographique du terme, désignant un « Val » un espace en dépression qu’on appelle en géomorphologie une « fausse vallée » non irriguée par une rivière. Ce terme ne doit pas être compris au sens étroit, correspondant à un périmètre institutionnel de l’intercommunalité « Vallée de Montmorency », ne regroupant qu’une partie des communes de cet ensemble, qui possède une unité historique (le berceau du peuple gaulois des « Parisii ») et géographique, indispensable à prendre en compte dans une réflexion globale sur l’aménagement de ce territoire.
L’ARISO, un projet d’avant-guerre
Le projet de BIP (Boulevard Intercommunal du Parisis) est une très vieille histoire. Imaginée avant-guerre, cette voie rapide initialement appelée ARISO, « Autoroute interurbaine de Seine-et-Oise », fut inscrite en 1960 au PADOG, le premier schéma d’urbanisme de ce qui allait devenir l’Ile-de-France : le « Plan directeur d’organisation générale de la région parisienne ». Cette autoroute a été reprise dans le SDAU de 1965, le « Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région de Paris » mis en œuvre par le préfet Paul Delouvrier. Sur la carte jointe extraite de ce document (Figure 1), on voit que l’ARISO marquait la limite nord de la zone agglomérée de ce qui s’appelait à l’époque la « région de Paris », reliant deux pôles tertiaires abandonnés depuis (Beauchamp et Le Bourget) et se prolongeant jusqu’à Marne-la-Vallée. Un axe décrit comme constituant une grande tangentielle Est-Ouest, selon « une trame de voirie de même orientation que celle de la vallée, dont l’élément essentiel retrouve l’ancien tracé de la chaussée Jules César. » Cette voie gallo-romaine avait généré le tracé rectiligne de la nationale 14, devenue ensuite la départementale D 14. Il est dit dans le SDAU de 1965 que le long de cet axe urbain « s’échelonneront, autour d’espaces plantés, des équipements publics et des groupes d’habitation de forte densité ». Mais il était nullement question de réaliser un continuum urbain comme aujourd'hui.
Dès 1965, le SDAU intégrait le projet d’aéroport de Roissy inauguré en 1974 et anticipait ses servitudes de bruit, présentant « une des options majeures du parti d’aménagement, qui est de limiter vers le nord l’extension de l’agglomération parisienne en maintenant en zone agricole la Plaine de France. »Choix constamment oublié dans les années 70-90 par le département du Val d’Oise et les élus de Pierrelaye à Roissy, qui ont « tartiné » le territoire à l’envi, alors que l’essentiel de l’urbanisation devait se concentrer sur la Ville nouvelle de Cergy-Pontoise (voir mon article sur la densification de l’Est-95 « 40 ans de désordre urbain [1]») ! C’est ainsi que la Vallée de Montmorency a été le théâtre d’une spéculation foncière exacerbée, se traduisant par un mitage désordonné, en raison de « coups partis » qui n’ont pas pu être maîtrisés, initiés par des promoteurs (notamment la SCIC, filiale de la Caisse des Dépôts) qui avaient acquis des belles demeures avec parcs dans les années 50, ensuite massivement urbanisées dans les années 70, avec le soutien de bon nombre d’élus locaux, pris dans une fièvre de bétonisation, malgré des problèmes géologiques qui ont été totalement sous-estimés. Le record d’irresponsabilité est atteint avec la construction de la ZUP de la SASEF (Sannois-Ermont-Franconville), édifiée sur une zone de carrières de gypse qui a nécessité des pieux en béton de 20 m de profondeur, d’un surcoût tel qu’il a fallu sur-densifier l’opération. Ceci explique que l’opération la plus dense du Val d’Oise a été édifiée sur la zone la plus instable du département. Nul ne sait comment le sous-sol va vieillir avec le réchauffement climatique et la dessication liée à la sécheresse [2]…
Ainsi, cette magnifique Vallée de Montmorency située de part et d’autre d’un alignement de buttes-témoins forestières a été défigurée par des constructions intempestives de logements, avec une fonction habitat prédominante voire exclusive, en sacrifiant la majorité des anciens parcs urbains, sans équipements et sans implantations significatives d’emplois, en dehors d’un ruban de grandes surfaces commerciales généralistes et d’équipement de la maison, alignées le long de l’ancienne chaussée Jules César. Une gigantesque « rue commerçante » allant de la Patte d’oie d’Herblay à Franconville, qui a constitué la plus grande concentration de surfaces de vente de toute l’Ile-de-France (environ 250 000 m2, soit l’équivalent du mégaprojet abandonné d’Europacity, ce qui aurait sans doute précipité le déclin de cet ensemble, qui vit aujourd’hui une lente obsolescence). Après l'abandon du projet de "pôle tertiaire de Beauchamp" (carré noir sur la carte, Figure 1), rien ne justifiait une telle explosion d'offre de logements, dans l'incapacité de mettre en face une offre d'emplois correspondante. Il est assez paradoxal de constater que la Vallée de Montmorency a accueilli davantage de logements dans les années 70-80 que la Ville nouvelle de Cergy-Pontoise qui s’édifiait à proximité et qui aurait dû concentrer les efforts, puisque cette dernière bénéficiait d’une programmation urbaine cohérente multifonctions, avec des zones d’activités, des équipements et des moyens de transports à la hauteur de sa croissance démographique (obligation d'un taux d'emploi de 1 : un emploi pour un actif), grâce à des financements, une règlementation (dispense de redevance pour l'installation d'activités) et des moyens humains de l’État (un Établissement Public d’Aménagement d’une centaine de personnes) considérables.
L’autoroute A 87, anneau médian entre l’A 86 et la future Francilienne
On retrouve le tracé de l’ARISO dans le SDAU de 1976, qui est revenu à un schéma beaucoup plus classique d’organisation urbaine de l’agglomération parisienne par couronnes successives. Sur la carte jointe (Figure 2), on observe une débauche de liaisons routières, propre au temps des 30 glorieuses. L’ARISO devenue l’autoroute A 87, s’intègre dans une succession de rocades formant des cercles qui s’élargissent à mesure qu’on s’éloigne du cœur d’agglomération, à l’image des ronds formés par un caillou jeté dans l’eau :
le Boulevard périphérique ;
l'A 86 - formant aujourd’hui une boucle complète autour de Paris, à une distance de 2 à 7 km du Boulevard périphérique -;
l’A 87, une rocade devant encercler la banlieue dense de Paris à 15 km de la capitale, dont seulement un certain nombre de tronçons ont été réalisés (notamment un segment dans l’Essonne entre Palaiseau et Chilly-Mazarin, reliant les radiales A 6 et A 10, appelé aujourd’hui A 126).
à titre indicatif, citons encore la future Francilienne, aux frontières d’une métropole beaucoup plus largement étalée, qui ne figurait pas encore dans le SDAU de 1976.
L’A 87 partie Val d’Oise d’une longueur de 21 km est une voie rapide à 2 fois 2 voies, ayant une double fonction, comme toutes les rocades de la région, à la fois reporter le trafic du centre de l’agglomération vers la périphérie, mais aussi relier des autoroutes radiales, ici A 15 (à Argenteuil) avec A1 (à Gonesse). Par suite de l’urbanisation massive de la Vallée de Montmorency, les emprises de cette voie rapide ont été largement construites, correspondant à la perte de prééminence du « tout automobile », au profit de liaisons de transports en commun. Car en zone dense, on découvre que les autoroutes forment des coupures urbaines très mal vécues par les populations et les élus locaux, tout en ne répondant pas aux besoins de liaisons domicile-travail avec le cœur d'agglomération. C’est pourquoi dans le Val d'Oise, l'autoroute A 87 a été rebaptisée prudemment par le directeur des routes de la DDE "Boulevard Intercommunal" - avec des caractéristiques autoroutières revues à la baisse -, auquel a été rajouté le terme de "Parisis" qui caractérise l'origine gallo-romaine du territoire traversé.
Sur la carte ci-dessous (Figure 3), nous observons un ruban de territoire traversé par le projet de voie rapide, composé de 14 communes alignées d’ouest en est - que nous appellerons en raccourci « Linéaire du BIP ». Une partie de cet axe a été réalisée à partir de 1992 (figurant sur la carte en traits pleins, par opposition aux pointillés), avec la mise en service du tronçon le plus à l’Est d’une longueur de 3,4 km, traversant le Triangle de Gonesse à partir de l’autoroute A1 (en bleu ciel) puis jusqu’à Bonneuil-en-France (en violet). A l’autre extrémité de cet axe, le tronçon Ouest partant de l’A 15 à hauteur d’Argenteuil et desservant Saint-Gratien, Sannois et Eaubonne a été inauguré en 1999, puis en 2003 jusqu’à Soisy-sous-Montmorency (en bleu turquoise). De l’autre côté de la frontière du Val d’Oise, à l’Est de l’autoroute A1 en Seine-Saint-Denis, un segment de 3,5 km de l’ancienne A 87 a été réalisé en 1980 entre Gonesse et Villepinte et a été intégré à l’A 104 permettant ainsi provisoirement le bouclage de la Francilienne en Plaine de France, alors que le vrai tracé passait au nord de l’aéroport de Roissy. Ce tronçon d'autoroute depuis longtemps programmé est enfin actuellement en travaux.
En 2004, dans le cadre de la loi de décentralisation, la domanialité du BIP est passée de l’État au département du Val d’Oise et le projet a été reconfiguré sous forme non plus d’une voie rapide, mais d’un boulevard urbain, multimodal et sans carrefours dénivelés, affublé désormais du nom d'« avenue du Parisis ». Notons au passage le manque de vision d'ensemble de l'aménagement de cette rocade, dont la vitesse est établie à 110 km /h à l'Est - mais qui devait devenir une voirie intérieure "apaisée" au sein d'Europacity, limitée à 50 km / h avec feux tricolores - ; tandis qu'à l'Ouest cette "avenue du Parisis" est limitée à 90 km/h. La densification des villes situées le long du tracé du BIP - dans la portion de 15 km restant à construire - rend aujourd’hui très problématique le bouclage de ce projet vieux de plus d’un demi-siècle.
Une relance absurde du projet de BIP, hautement nuisible en matière environnementale et socio-économique
Il fait l'objet d'une opposition acharnée du collectif "Vivre sans le BIP" créé en 2009, qui regroupe plusieurs associations et des élus de tous bords [3]. En 2016, trois des associations du Collectif (Amis de la Terre Val d’Oise, SOS Vallée de Montmorency et Val d’Oise Environnement) ont déposé un recours contre la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) de cet axe. Depuis, toutes les décisions de justice ont donné raison au Collectif :
en 2018, le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise ;
en 2019, la Cour d’appel administrative de Versailles ;
en 2021, le Conseil d’État, saisi en cassation par le CD du Val d’Oise, renvoie le dossier vers la CAA de Versailles ;
en juillet 2022, la CAA de Versailles confirme sa décision de 2019.
Pourtant, le 30 septembre dernier, le Conseil départemental 95 s’entête en décidant à nouveau de se pourvoir en cassation ! Et envisage de dépenser 7,2 millions € pour de nouvelles études, dont la moitié serait financée par la région Ile-de-France...
Deux tronçons de cette voie rapide n’ont jamais été réalisés :
la section Est de l’avenue du Parisis (2 fois 2 voies, voire 2 fois 3) comprend un segment de 5,5 km situé entre Bonneuil-en-France et Groslay. Il coûterait a minima 150 millions € (valeur 2015) ;
la section Ouest, de Groslay à Soisy-sous-Montmorency.
Le bouclage complet, évalué à plus de 500 millions € en 2012, serait sans doute plus proche du milliard aujourd’hui.
a/ Le collectif Vivre sans BIP a régulièrement dénoncé « les multiples atteintes à l’environnement et au cadre de vie que provoqueraient ce projet routier anachronique ». Ses arguments sont les suivants en matière écologique :
Destruction de plus d’une centaine d’hectares d’espaces naturels riches en biodiversité et de terres agricoles (dont la Ferme Lemoine à Garges-lès-Gonesse et Arnouville littéralement transpercée par l’avenue), en contradiction avec l’objectif de "Zéro artificialisation nette" du futur Schéma Directeur de l'Ile-de-France, qui a été doté désormais d'un "E" (SDRIF-E) comme Environnement [4].
Accroissement des émissions de polluants atmosphériques alors que la région connaît des pics de pollution récurrents.
Accroissement des nuisances sonores, alors que le Val d’Oise est déjà fortement impacté par un niveau de bruit aérien qui dépasse les mesures fixées par l’OMS[5].
Accroissement des émissions de gaz à effet de serre, alors que la France a subi cet été de plein fouet les conséquences du changement climatique : canicules à répétition, sécheresses, feux de forêt incontrôlables…
b/ Pointons également d'autres arguments cette fois en termes de bilan socio-économique
Aujourd’hui, le territoire est une zone résidentielle fortement dépendante de l’extérieur, en raison d'un grave déséquilibre emploi/ main-d'oeuvre. Un tel constat découle effectivement du mode d’urbanisation de la Vallée de Montmorency, qui n’a pas fait l’objet d’un schéma d’ensemble, mais d’une urbanisation au coup par coup sans cohérence, avec une fonction habitat presque exclusive. Mais contrairement aux idées reçues du Conseil Départemental du Val d'Oise et d'un certain nombre d'élus, les pôles d'emplois du Val d'Oise situés à proximité ne correspondent pas aux besoins des actifs résidents, comme nous allons le voir ci-après. Il s'agit d'une question socio-économique et nullement d'une question d'aménagement du territoire. Répondre aux demandes de transport des populations supposerait d'améliorer en priorité les liaisons plus lointaines vers les pôles d'emplois de la petite couronne (93 et 92) et surtout vers la capitale et de prendre en compte le mode de déplacements principalement utilisé par les usagers, c'est-à-dire en majorité des transports en commun. Aux antipodes d'une offre routière en voie rapide !
Un Linéaire composé à majorité de « communes-dortoirs », sauf Gonesse, « ville dissociée »
Nous avons souhaité mesurer l’utilité réelle du projet de BIP pour les populations locales des communes traversées. Pour ce faire, nous avons la chance de bénéficier des dernières données statistiques parues cet été : le recensement INSEE de 2019. Dans le tableau ci-dessous (Figure 4) nous avons listé les 14 communes de ce que nous avons appelé le « Linéaire du BIP ». Nous avons également indiqué à titre de comparaison Argenteuil et Roissy, deux pôles d'emplois situés de part et d'autre de l'axe routier, mais qui n'appartiennent pas au territoire et dont les données ne sont pas comptabilisées dans le total.
En 2019, les localités traversées regroupent près de 150 000 travailleurs, dits « actifs totaux », comprenant 22 300 chômeurs (à ne pas oublier, car ils sont présentés comme les soi-disant premiers bénéficiaires de l’amélioration de l’offre de transports). Le Linéaire du BIP constitue un long ruban de ce qu’on appelle des « communes-dortoirs », une caractéristique exprimée par le taux d'emploi (emplois /actifs totaux) avec deux fois moins d’emplois (77 600) que d’actifs (148 600), Un tiers des villes accuse même des records de pénurie, avec un emploi pour 3 actifs : Arnouville, Deuil-la-Barre, Groslay, Montmagny, Sannois. Deux villes seulement offrent un nombre de postes de travail significatif, à peu près de même importance : Sarcelles (14 600 emplois) et Gonesse (15 000) ; mais la première est deux fois plus peuplée, donc déficitaire (26 000 actifs), tandis que la deuxième représente la seule commune excédentaire du Linéaire (12 200). Toutefois, si Gonesse est bien dotée en activités, elles sont très peu utiles à la main-d’œuvre locale, ce qui explique un taux de chômage de 16%, supérieur à la moyenne du territoire. Car cette commune représente un cas de ce que j'ai appelé une « ville dissociée », notion que j'ai créée pour exprimer le décalage entre les emplois implantés et la population active résidente, résumée par la formule : « l'habitant n'y travaille pas, le travailleur n'y réside pas » (voir mon article spécifiquement consacré au cas de « Gonesse, ville dissociée », avec une analyse en termes de catégories socio-professionnelles et de filières de métiers [6]).
En examinant cette fois les seuls actifs dit « occupés » (ayant un emploi), on constate sans surprise que les travailleurs « sur place » - œuvrant dans leur commune de résidence - sont peu nombreux (17,8 %, score médiocre, même en banlieue périphérique), ce qui démontre la forte dépendance de la main-d’œuvre vis-à-vis de l’emploi extérieur. Rien ne prouve toutefois qu’une offre de voie rapide reliant Argenteuil à Gonesse vers Roissy puisse constituer une réponse appropriée aux besoins du territoire. Le tableau joint fournit le détail de ces données, actualisées en 2019 (Figure 4).
Le BIP, transport de transit, ne répond pas aux besoins de transport de desserte
Le Collectif « Vivre sans le BIP » pointe dans son communiqué de presse une « absence d’activités économiques d’envergure desservies ». Un tel constat découle effectivement du mode d’urbanisation du territoire, zone résidentielle dépendante à 80% de l’extérieur en matière d’emplois. Rajouter un moyen de transport de « TRANSIT »[7] (c’est-à-dire traversant rapidement le territoire sans le desservir) - a fortiori routier - n’a strictement aucun intérêt. Ça ne peut qu’encombrer encore davantage les communes traversées. Ce ruban de villes déficitaires a besoin de transports qui aillent des zones d’habitat vers des pôles d’emplois, ici forcément extérieurs. Compte tenu de l’absence de concentrations d’activités sur le Linéaire du BIP, les besoins essentiels portent sur une offre de « DESSERTE » locale permettant des rabattements vers des lignes de transport en commun. Or les deux extrémités du BIP conduisent l’une vers l’aéroport de Roissy en récession – qui a perdu un quart de ses postes de travail depuis 2008 - et l’autre vers Argenteuil, pôle industriel en crise, alors que les qualifications et compétences de la main-d’œuvre locale sont positionnées sur les services. Dans ces conditions, l’achèvement du BIP entraînerait des passages supplémentaires de véhicules qui ne peuvent que saturer la voirie des communes traversées, sans offrir de réelles solutions aux actifs du territoire.
Le bouclage du tronçon médian du BIP est défendu par le CD 95, au prétexte de doter ce segment de territoire d'un Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) et d'une piste cyclable. Argument fallacieux qui n'est que du greenwashing, puisque le tracé de l'avenue du Parisis ne passe par aucune gare du réseau ferré radial.
Des flux de déplacements largement surestimés
En préalable, précisons que même si les motifs des usagers des transports peuvent être très divers, ce sont les déplacements domicile-travail qu’il convient de prendre en compte ici, parce que les plus contraints, les plus longs en distance, les plus chronophages et les plus coûteux. Et surtout parce que, concentrés dans le temps (cf. la fameuse HPM : heure de pointe du matin), ils sont structurants pour le territoire et ils déterminent le dimensionnement des infrastructures à prévoir.
Le dernier argument du Collectif « Vivre sans le BIP » porte sur les « besoins largement surestimés des déplacements vers la plate-forme aéroportuaire de Roissy Charles de Gaulle ». Nous avons tenté dans le présent article de préciser cette surestimation, mais aussi d’élargir l’analyse à d’autres destinations, comme Saint-Denis, La Défense ou Paris.
Il s'agit de mesurer l’utilité réelle du projet de BIP, destiné à permettre aux populations locales d’accéder plus aisément aux pôles d’emplois. Certes, nous disposons des dernières données statistiques parues cet été : le recensement INSEE domicile-travail de 2019, mais il ne comptabilise que les flux de 100 actifs et plus au départ des communes de résidence, ce qui constitue un excellent taux de couverture (70% du total des flux) pour les statisticiens. Toutefois nous avons préféré ici, compte tenu de la finesse de l'analyse intercommunale nécessaire, choisir les données du recensement de 2016, plus anciennes mais ayant le mérite de l'exhaustivité. L’écart entre les deux dates 2019-2016 joue sur 5,6% d’actifs supplémentaires en 2019, différentiel que nous considérons comme négligeable pour notre démonstration. Par souci de professionnalisme et de transparence, nous avons mis en annexe les tableaux des flux de 100 et plus, aux dates de 2019 et 2016, ce qui permet à la fois de disposer des données les plus actualisées et d'effectuer sans problème l'appariement statistique entre les deux années.
La très faible utilité d'un axe routier Argenteuil/Roissy pour la main-d'oeuvre locale
Nous examinons ici dans un premier temps la pertinence d'une offre routière de PROXIMITE en voie rapide, au vu des flux domicile-travail locaux observés sur le territoire.
Dans le tableau ci-après (Figure 5), nous avons listé les 14 villes du Linéaire (par ordre alphabétique en lignes, à gauche du tableau) et indiqué les lieux de destination des actifs migrants (par ordre alphabétique, en colonnes). Nous avons calculé d'une part l’attractivité des deux pôles d’emplois situés aux extrémités de l’axe - Roissy et Argenteuil – ; d'autre part les échanges internes d’actifs des 14 localités entre elles. La population active (colonne de droite) concerne les « actifs totaux » (chômeurs compris), parce que la mesure de l'utilité d'un transport doit intégrer les actifs en recherche d'emploi, puisqu'on prétend à chaque fois que c'est prioritairement "pour eux" qu'on prévoit cette offre nouvelle. Précaution importante, qui n'est généralement pas respectée par le Conseil Départemental du Val d'Oise, par exemple lors du débat public de 2016 consacré au projet Europacity.
L'analyse qui suit se base sur les données exhaustives du recensement de 2016, portant sur les actifs habitant l'une ou l'autre des 14 communes du Linéaire du BIP et qui effectuent des migrations quotidiennes domicile-travail. Nous comparons l’importance de ces flux au regard de la totalité de la population active du territoire étudié, soit 147 212 actifs totaux, comprenant les chômeurs -utilisateurs potentiels -. Nous effectuons les constats suivants :
Les 14 communes du Linéaire génèrent entre elles des flux d’actifs très modestes : 11 352 personnes soit 7,7 % de leur population active totale. Voir le détail des échanges Figure 5.
L'attractivité de Roissy est dérisoire : 3516 travailleurs y occupent un emploi, 2,4% des actifs du territoire étudié.
Et le pôle d'Argenteuil, bien que desservi par le tronçon du BIP achevé n’attire que 2097 actifs du Linéaire, soit 1,4% du total.
Il n'était pas possible dans le cadre limité de cet article d'effectuer une répartition entre les différents modes de transports pour chacune des communes du linéaire. Mais nous avons calculé globalement que dans le cas où les actifs travaillaient dans leur commune de résidence (soit 24614 personnes, 16,7%), ils utilisaient leur voiture relativement rarement ( 39 % des cas), mais probablement sur des voies de circulation ordinaires. Par ailleurs, quand il s'agit d'échanges domicile-travail inter-communaux, la voiture est utilisée dans 70 % des cas, ce qui réduit à 7946 actifs le nombre d'utilisateurs potentiels de cette voirie. De plus, rien ne prouve que pour ces trajets, les usagers emprunteraient une voie routière de type 2 x 2 voies, voire 3 traversant rapidement le territoire...
Nous avons calculé également une minorité non négligeable de travailleurs utilisant les transports en commun pour aller à Roissy (943 actifs, 26,7%) et à Argenteuil (437 actifs, 20,8%). Ce qui explique le titre de notre article : les deux pôles d'emplois situés aux extrémités du BIP n'attirent au total que moins de 4 % (3,8%) de la main-d’œuvre résidente du Linéaire. Et si nous ne comptabilisons que ceux qui utilisent un véhicule, le score tombe à 2,8%.
Ce qui démontre la très faible utilité du projet de bouclage du BIP !
Des destinations domicile-travail vers Paris et la proche couronne effectués essentiellement en transports en commun
Pour analyser la répartition des déplacements effectués par les travailleurs du Linéaire, entre différentes destinations notamment plus lointaines, nous devons étudier cette fois les comportements des travailleurs en situation réelle, donc au regard des seuls « actifs occupés », soit 124 587 personnes. Notre analyse est illustrée par le graphique ci-dessous (Figure 6).
a/ Pour les déplacements de proximité
Bien entendu, les travailleurs « sur place » (24 614) - ceux qui œuvrent dans leur commune de résidence - n’ont nullement besoin d’une offre de transport lourd, soit 19,8 % des actifs occupés.
Les 14 communes du Linéaire génèrent entre elles des flux très modestes, qui représentent ici 9% des travailleurs en emploi.
l'attractivité de Roissy (3516 actifs) passe désormais à 2,8 % du total, arrondi à 3%.
Le pôle d'Argenteuil qui comprend également Bezons : 2643, soit 2,1%
b/ En ce qui concerne les destinations plus lointaines :
en tête Paris, avec 28 539 actifs, accueille près de 23 % des flux, dont 40% de déplacements à destination du Quartier Central des Affaires parisien (QCA) [8]
Le pôle de Saint-Denis (avec Saint-Ouen et Aubervilliers) attire 6470 actifs, 5,2%
La Défense (Nanterre, Courbevoie, Puteaux) : 4959 travailleurs, 4%
la Boucle de Gennevilliers (avec Colombes et Asnières sur Seine) : 3633 personnes, soit 2,9%
c/ Moins d'un tiers des actifs (31,2%) emprunte d'autres destinations.
Par ailleurs, nous avons calculé l'importance des travailleurs utilisant les transports en commun pour les destinations les plus stratégiques. Sans surprise, ce mode de déplacement est privilégié pour Paris /petite couronne, notamment à destination des pôles d'affaires : 57% des flux à destination de La Défense s'effectue en transports en commun et cette proportion atteint même 80% pour le QCA de Paris.
- En matière de déplacements de proximité : l’offre routière du BIP ne concerne qu'à peine 3 % des actifs des 14 communes travaillant à Roissy et à Argenteuil et qui utilisent leur véhicule, ce qui est dérisoire. Ces besoins ne peuvent en aucun cas justifier une voie rapide.
- Pour les déplacements plus lointains : les principaux flux domicile-travail s'effectuent vers la banlieue dense (Saint-Denis, La Défense, Boucle de Gennevilliers) et vers Paris et sont couverts dans leur large majorité par des transports en commun.
En conséquence, le projet de bouclage du BIP est indéfendable.
Pour conclure : Le meilleur transport est celui qu’on évite
Rechercher le "meilleur transport" est un objectif à courte vue qui ne répond pas à la vraie question d'une meilleure autonomie actifs/emplois du territoire, comme le démontre un article co-écrit avec H. Smit paru dans Métropolitiques[9], C'est pourquoi l'injonction "Éviter les transports" apparaît la stratégie la moins coûteuse en temps et en finances et la moins énergivore, notamment pour les territoires fortement déficitaires en emplois comme les communes du Linéaire du BIP. Les travailleurs de ces localités n’ont pas d’ABORD besoin de transports, mais avant tout d’être plus nombreux à œuvrer sur place ou à proximité.
La vraie solution pour l'avenir des populations de la Vallée de Montmorency, c'est de créer de nouveaux emplois, en correspondance avec les compétences et qualifications de la main-d'oeuvre, centrée sur les activités de services. C'est pourquoi la seule politique raisonnable consisterait à développer un vaste programme d'activités en "tertiaire de proximité" qui ne réclament pas d’espaces dédiés, mais se localisent dans le tissu urbain, dans les filières : éducation-formation ; sanitaire et social ; services aux personnes ; petit commerce et artisanat ; emplois publics ; économie sociale et solidaire. Ces activités ayant l’intérêt d’embaucher localement, il serait possible qu'on puisse aller y travailler à pied, ou en modes doux. Autre avantage : permettre d'économiser une offre routière prétendument structurante, fortement génératrice de GES.
Par contre, un maillage de transport en commun « de desserte » (bus, tram...) faisant du cabotage entre communes et du rabattement vers des gares permettant l'accès aux pôles de petite couronne et à Paris, serait extrêmement utile, en deuxième urgence. A cet égard, la mise en service du tronçon du tram-train T11 de Sartrouville-Argenteuil jusqu'à Épinay-sur-Seine qui permettrait de desservir directement 110 000 Argenteuillais, mais aussi sans doute des populations actives du Linéaire du BIP est hautement recommandée. On trouvera une analyse de l'intérêt de cette liaison, programmée depuis des décennies, dans un autre article de ce blog [10].
NOTES
[1] J. Lorthiois, "Bêtisier du Grand Roissy n° 5 - Aménagement : 40 ans de fabrication d'un désordre urbain"
[2] Sources de ce paragraphe : les nombreuses discussions avec Michel Pasquier, directeur de l’Atelier d’Urbanisme de la DDE du Val d’Oise, mon chef, décédé accidentellement avant d’avoir rédigé sa thèse sur la Vallée de Montmorency. Mis à disposition par l’IAURIF (Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Ile-de-France, devenu ensuite IAU, puis IPR), personnel d’État rattaché à l’époque au Ministère de l’Équipement, son statut lui permettait une indépendance technique s’affranchissant des stratégies à courte vue de la plupart des élus du Val d’Oise, assurant la prise en compte à 25 ans des besoins des générations futures. Qu’il soit remercié ici de m’avoir tout appris de l’intérêt général à long terme des populations, qui ne sont aujourd’hui plus défendues que par la société civile et quelques rares élus.
[3] Source de l'ensemble de ce paragraphe : communiqué de presse "Le BIP relancé au mépris du bon sens" du 11 octobre 2022 d'un ensemble d'associations signataires, sous la houlette du Collectif Vivre sans BIP
[6] Pour le distinguo entre transport de transit et transport de desserte, se reporter aux pages 9 et 10 de la conférence que j'ai prononcée aux Assises de la Mobilité à Gif-sur-Yvette
[8] QCA, Quartier Central de Paris, qui regroupe les 1er, 2e, 8e, 9e, 16e, 17e arrondissements et pesait en 2016 environ 640 000 emplois, soit deux fois La Défense et 6 fois plus que le plus gros pôle de banlieue.
[9] Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Les-ecueils-du-Grand-Paris-Express.html
[10] J. Lorthiois, se reporter au tableau figure 9 et aux commentaires en fin d'article