Comment expliquer aujourd'hui que des délits sexuels, subitement, envahissent le champ politique au point de le pervertir ? Car de tels délits ne sont pas nouveaux dans l'histoire politique et si on veut remonter aux origines on peut penser que l'Œdipe de Sophocle est bien la mise en scène de deux crimes au fond sexuels, l'inceste et le parricide, qui viennent infester la vie de la polis. Il est en vérité surprenant d'entendre certains responsables politiques affirmer que l'affaire DSK n'a rien de politique. Il y a quelque chose du sexe qui a été refoulé du politique et qui fait comme un retour inopiné. Mais quoi ?
Que certains responsables politiques abusent de leur pouvoir dans le domaine sexuel est une pratique très ancienne dans l'histoire surtout dans l'Europe catholique. Certains ont vu dans l'affaire DSK la persistance en France du vieux droit de cuissage propre aux Rois, ce qui est bien plus qu'un simple troussage de domestique. Peut-être cette piste mérite-t-elle d'être explorée. Le droit de cuissage en effet, qui est l'affirmation du pouvoir politique sur le sexe, est pourtant inséparable de la théorie des « deux corps du roi ». C'est parce que le roi avait deux corps, l'un mortel et l'autre immortel car renvoyant à une dimension symbolique transcendante, que le pouvoir sur le sexe prenait un sens dans le collectif. En France, très tôt, on a coupé le cou du roi mais est-on réellement assuré d'avoir totalement liquidé ce qui pourrait rester de théologico-politique dans l'exercice du pouvoir ? Si une telle hypothèse se vérifiait, on comprendrait alors que ce que nous ont donné à voir les médias américains, c'est un DSK, menottes aux mains, pardessus froissé sur le dos, qui n'avait qu'un corps essentiellement mortel. La puissance politique d'un homme écroulée sous le poids de ce corps de pauvre mortel livré aux policiers et aux regards ébahis des téléspectateurs. Le choc produit en France est la découverte à travers cet épisode, que le pouvoir désormais est totalement nu, ne renvoyant plus à aucune transcendance. Il faut aussi interroger l'unanimité suspecte de la condamnation dont Luc Ferry fait l'objet. Ce qu'on lui reproche, ce n'est pas tant le « mentez, il restera toujours quelque chose » des nazis, mais que lui, le philosophe médiatique, entonne bizarrement la voix innocente de l'enfant pour dire que le roi est nu.
Il y a un bon moment qu'en France le pouvoir est nu mais nous ne le savions pas ou plutôt, un tel savoir n'avait pas accédé à la clarté de la conscience. C'est comme si Ferry donnait un coup de pied dans ce bordel qu'est la déliquescence d'une certaine classe politique. C'est tout à son honneur. Sans doute ces affaires liées au sexe ne sont-t-elles pas la cause de cet écroulement symbolique du pouvoir. Mais la vérité du sexe ne se résume pas aux rapports sexuels, quels qu'ils soient. Le sexe est comme un miroir qui dévoile le signifiant le plus caché. La nudité du pouvoir, c'est l'échec de son incarnation. Marcel Gauchet a bien montré dans L'avenir de la démocratie ce qui persistait de théologico-politique dans la république après la chute de la royauté : une quête de l'Un transcendant pouvant donner sens au fondement de l'existence collective. Mais le parlementarisme libéral ne pouvant régler le problème de l'incarnation du pouvoir a connu dans la première moitié du XX° siècle une crise produisant la montée des nationalismes, des totalitarismes et du stalinisme, comme quête laïque de l'Un transcendant. Après la seconde guerre mondiale les démocraties occidentales ont résolu le problème avec l'élection au suffrage universel du président de la république. En France, le gaullisme a été une solution positive au problème de l'incarnation du pouvoir.
C'est ce dispositif gaullien qui est en crise aujourd'hui, en ces temps post-modernes, avec le poids de la mondialisation néolibérale. Nicolas Sarkozy, sachant qu'il n'avait qu'un corps, a tenté de résoudre cette difficulté de l'incarnation en le donnant frénétiquement à voir partout, médias obligent. Dans cette dérive empirique, cela ne pouvant suffire, il a dû s'adjoindre le corps de Carla Bruni et comme dans une fuite en avant, il lui faut un autre corps et, avec le soutien inattendu de Bernadette Chirac, il espère vivement la naissance d'un enfant. La campagne pour les élections présidentielles s'ouvre sur un fond de crise de l'incarnation du pouvoir et c'est dans ce contexte qu'il faut appréhender les scandales liés aux délits sexuels. Certes, le lien entre ces deux choses, déficit symbolique du politique et délits sexuels est obscur. Mais faut-il pour autant refuser de le penser ? Un corps renvoyé à la pulsion pure est-il le miroir de la dé-symbolisation du pouvoir ?
Deux candidats à la présidence ont l'intuition d'une telle difficulté de l'incarnation du pouvoir : Marine Le Pen et François Hollande. La première croit résoudre le problème de la fondation en une synthèse originale de Jeanne la Pucelle et de Marianne aux seins clairs. Mais elle fait du neuf avec du vieux, une telle synthèse n'est pas possible aujourd'hui, non parce qu'elle n'est pas pucelle mais parce que les Français sont tout de même instruits de ce qu'une telle quête nationaliste de transcendance peut produire comme mal en politique. Cela dit, il se pourrait que la montée de l'extrême droite en Europe puisse produire des catastrophes inédites.
Reste François Hollande qui me touche le plus, pas simplement parce que je suis du peuple de gauche. C'est son innocence qui m'émeut. Il veut être un président « normal », se déplaçant à scooter, éliminant toute transcendance dans une sorte d'empirie à la dérive pétaradante. De surcroît son mot d'ordre est de « convaincre Madame Dugenou ». Etrange ! Et Monsieur Dugenou ? Il y a là un déficit d'universalité. C'est comme si Ségolène Royal affirmait, elle, qu'elle voulait surtout convaincre Monsieur Dugenou. Croyez bien que nous serions nombreux à être tout de suite convaincus ! Pourquoi Hollande veut-il convaincre surtout les femmes. Est-ce parce qu'il a compris comme Hegel que la femme est « l'éternelle ironie de la communauté » ? Ou, comme dit Lacan que « jadis, le dévoilement du signifiant le plus caché était dévolu aux femmes » ? Peut-être veut-il résoudre politiquement la contradiction opposant deux catégories ontologiques : le féminin et le masculin. Ce serait donc, juste retour des choses, par les femmes qu'il faut passer si on veut accéder au pouvoir. Mais notre candidat dit aussi autre chose pour qui sait écouter. Est-ce par madame qu'on passe du je au nous ? Est-ce là qu'il faut penser le sens du collectif ? Ensuite, le genou ce n'est ni l'orteil ni le poing. C'est la partie du corps qui manifeste notre humilité. Convaincre les femmes du genou (cela me rappelle ma jeunesse !), c'est mieux que d'utiliser comme certains la manière forte. Voilà ce que veut nous dire François Hollande. Mais est-ce ainsi qu'on peut fonder une nouvelle politique ?
Tout cela pour dire, citoyens français de l'Hexagone ou d'ailleurs, que nous sommes en ce moment très mal barrés dans la chose politique. Peut-être que la solution serait qu'une femme soit élue présidente. Mais qui ? Marine ne convenant pas, que reste-t-il ? Martine l'austère ? Ségolène la mignonne ? Eva la jolie ? Je proposerai sincèrement une quatrième femme : Anne la captive de New-York aux yeux clairs. Cela ne manquerait pas de sel !
Enfin, si DSK s'est suicidé politiquement, Luc Ferry le fait en tant que philosophe médiatique, sans doute pour mieux rebondir comme philosophe authentique. Tous deux sont en quelque sorte des victimes émissaires et en ce sens, dans une sorte d'identification cathartique, ils ont droit à notre humanité car ils révèlent sans doute une part maudite de notre existence collective. La perte d'un fondement transcendant donc religieux avait poussé les républicains à chercher un fondement transcendantal à l'existence collective. La période actuelle est à la dé-transcendantalisation à tous crins, à une dé-symbolisation des institutions de la république donc de la fonction présidentielle. Le libéralisme avait cherché une transcendance dans l'immanence de la logique des intérêts. L'argent prenait la place de Dieu. Le néolibéralisme élimine toute transcendance : tout n'est que flux et machines désirantes. La pulsion a du mal à se symboliser comme désir et même la politique en est atteinte. Luc Ferry cherche une transcendance dans l'immanence de l'amour. C'est une régression pré-kantienne qui le conduit aux apories de Rousseau analysées par Zizek (Vivre la fin des temps). Si la transcendance est ce qui est hors de l'homme parce que plus haut que lui, le transcendantal est ce qui dans l'homme n'est pas pure immanence, ce qui indique l'humanité comme pur devoir-être. C'est une dimension éthique qui transcende Eros. Est-ce là qu'il faut fonder le politique même si l'on sait -ce que ne cessent de nous indiquer les tragiques- que Eros tournera toujours autour du politique quitte à se déguiser sous la catégorie ontologique du féminin ? En tout cas, reconnaissons que c''est la quête du transcendantal qui a donné le coup d'envoi à la révolution en Tunisie.
Mais pour revenir à notre pauvre Mère-Patrie, que faire ? Je n'ai ici à proposer aucune thèse, ni de Marx ni d'Avril. Simplement, on peut dire que si la politique continue son cours en France depuis quelques années alors que le politique est en dérade, la refondation transcendantale ne pourrait venir que d'une forte mobilisation de la société civile, ( laquelle n'est pas le peuple des nationalistes), pouvant donner un cours nouveau aux élections à venir. Tel pourrait être notre printemps. Pour l'instant, je me rapproche de la mare en guise de solidarité amicale avec la nouvelle pratique philosophique proposée par Luc Ferry : philosopher en ces temps obscurs à coups de pavés dans la mare. Tel est le petit pavé que j'envoie, d'Outre-mer, de ce lieu ou la Patrie est souvent bien amère.
Jacky Dahomay
Professeur de philosophie.