Lors du meeting tenu à Paris mercredi soir au Salon de l’Aveyron et en compagnie de Cambadélis, Le Foll et El Khomri, le premier ministre a déclaré : « La démocratie ce n’est pas la rue. La démocratie c’est le vote. C’est la démocratie sociale dans l’entreprise ». Mis à part l’oubli de la République, ces trois assertions peuvent paraître simples, anodines voire d’une banalité déconcertante. Nous voudrions montrer au contraire que Manuels Valls, comme d’habitude, exprime par ces propos la philosophie néolibérale du gouvernement actuel de la France, laquelle le conduit à sa perte. Expliquons-nous.
Que la démocratie « ne soit pas la rue », on en conviendra aisément. La démocratie c’est la souveraineté du peuple et celui-ci ne peut se réduire à la rue. Mais qui est le peuple ? La souveraineté réside bien dans la nation entendue comme communauté des citoyens. Le citoyen est défini comme détenteur d’un certain nombre de droits dont le droit de vote. Mais on ne peut réduire le citoyen au seul droit de vote. Le citoyen en démocratie a aussi le droit de circuler, de s’exprimer, de manifester de même que le droit de grève. Il y donc une vie c’est-à-dire une expérience démocratique. Sans elles, la démocratie est glacée. Le rôle des institutions est de servir de cadre à cette vie démocratique.
Or, en insistant seulement sur le vote, Manuel Valls veut signifier simplement que puisque les citoyens ont voté pour leurs représentants (le président de la république et la représentation parlementaire par exemple) ils doivent nécessairement se plier aux décisions de ces élus. Mais il évite cependant de poser le problème de la représentation qui accompagne la démocratie depuis Rousseau. Il se peut en effet que les représentants démocratiquement élus trahissent ceux qui les ont élus. L’exemple le plus édifiant est bien celui du Président Hollande qui fait le contraire de ce qu’il avait promis c’est-à-dire poursuit une politique de droite. Ainsi, comme l’écrit Dominique Rousseau, « la démocratie a été happée par le principe de représentation, elle n’est pensée que par lui, elle en est devenue prisonnière. (cf. Radicaliser la démocratie, Seuil).
Cette première réduction de la démocratie opérée par le premier ministre s’accompagne d’une élimination du rôle de la rue. Que la rue en tant que telle ne soit pas la démocratie n’empêche pas qu’elle puisse être aussi le lieu de manifestations d’exigences démocratiques. Le citoyen a le droit de s’exprimer sur les places publiques. Pas de démocratie sans ce que les Grecs appelaient Agora. Que des citoyens s’arrachent de leur espace privé pour aller rejoindre d’autres sur des places publiques (à la République ou ailleurs) est le signe que la démocratie est bien vivante. En éliminant la rue, Valls oublie l’histoire de France. Dans ce pays, le développement de la démocratie est inséparable des grandes manifestations de rue de la prise de la Bastille aux manifestations du 11 janvier. En effacant le rôle de la rue dans la vie démocratique Valls entreprend d’une autre manière de glacer la démocratie.
Mais ce n’est pas tout. En réduisant la démocratie à la démocratie sociale dans l’entreprise le premier ministre élimine la dimension du principe républicain de la question sociale. Pour un républicain en effet, la république doit être laïque et sociale. Que l’entreprise soit le lieu de conflits ou d’ententes sociaux, nul n’en disconvient. Mais l’entreprise ne peut être le lieu d’une fondation de la démocratie sociale. Celle-ci s’opère essentiellement, dans la formulation des principes et des droits, dans un espace public républicain visant le bien commun, celui de la représentation nationale si on veut et qu’accomplit l’Etat. Ainsi, si la république définit par la loi la durée quotidienne du travail, ce n’est pas dans l’intérêt des entreprises mais dans celui des travailleurs. Des accords peuvent être établis dans l’entreprise mais ils ne peuvent contredire la loi générale au risque de provoquer une dangereuse inversion des normes. Les Français demeurent attachés à une tradition républicaine selon laquelle c’est l’Etat qui réalise les grandes conquêtes sociales. Ce qui s’est toujours vérifié dans le passé. Les Français doivent-ils abandonner leur tradition sociale, se ranger derrière les politiques néolibérales dominant l’Europe ou, au contraire, en imaginant qu’une autre vie est possible, prendre la tête d’une contestation européenne de l’ordre établi ? Le droit du peuple à la contestation est aussi une composante de la démocratie et un peuple peut toujours changer de Constitution.
De plus, le fait de voter, d’une manière générale, n’est pas forcément le signe d’un régime politique démocratique et républicain. Une vraie démocratie se donne toujours des limites transcendantales de nature républicaine. Prenons un exemple : imaginons que dans une entreprise les employés votent à une large majorité pour le non recrutement d’ouvriers noirs ou musulmans contredisant ainsi la loi générale. Parlerons-nous encore de démocratie ? Ou encore si des actionnaires d’une entreprise votent à l’unanimité une augmentation mirobolante des salaires des directeurs, parlera-t-on dans ce cas de démocratie, au sens politique du terme ?
En somme, que signifient ces réductions que Valls opère ainsi de la démocratie ? Suite à ses déclarations antérieures : « pas de juridisme, pas de grandes valeurs » il poursuit dans une même continuité logique. D’un côté, il s’agit de refuser une limite transcendantale, extérieure au pouvoir, les droits de l’homme par exemple, ce qui est au fondement du néolibéralisme. Ainsi est-ce sans doute lui qui a dicté l’article 1 du préambule de la loi travail qui affirme noir sur blanc que les Droits humains peuvent être limités par la bonne marche de l’entreprise. Jamais celle-ci n’avait-elle été élevée à un si haut niveau, celui des droits humains ce qui signifie par la même un rabaissement de la valeur de ces droits y compris des droits sociaux. Une fois cette problématique posée, le reste s’en suit, en particulier l’article 2. D’autre part, il s’agit de poser l’entreprise comme fondement du lien social.
Cela signifie que l’on réduit l’individu-citoyen à une unique dimension économique et nos gouvernants sont beaucoup plus soucieux de s’aligner sur la gouvernance des marchés plutôt que sur la souveraineté populaire dont la dimension démocratique est forcément réduite. Avec les socialistes au pouvoir, la démocratie s’est glacée, le socialisme aussi. Les déclarations anti-droite prononcées par ces dirigeants socialistes au Salon de l’Aveyron ne convainquent plus personne. Il est trop tard. La trahison de la social-démocratie européenne qui s’est ralliée au néolibéralisme est l’une des causes fondamentales de la crise politique actuelle qui risque de gangrener l’Europe. La réduction de la démocratie est du même coup le délitement de la politique confondant droite et gauche, abolissant le nécessaire conflit démocratique, les Etats étant soumis comme en Europe à des Traités élaborés de façon non démocratique et au service des marchés. Ceci explique la montée des populismes. Comment faire comprendre à des citoyens français qu’ils doivent abandonner leur modèle social traditionnel sous prétexte de modernisation et de progrès quand le triomphe des politiques néolibérales produisent une détérioration incontestable de leurs conditions de vie dans le même temps où les riches deviennent de plus en plus riches, font tout pour ne pas payer des impôts quand, dans le même temps, la crise de 2008 produite par le néolibéralisme lui-même, a conduit que ce soit nos impôts qui ont renfloué les banques ? Comment un Macron peut-il croire qu’un modeste travailleur puisse se payer comme lui un costume à 1000 euros ? Macron travaille-t-il plus qu’un ouvrier du rail ? Cela, les Français le savent, ils ont conscience de l’injustice et au fond ils ne sont pas vraiment hostiles à la contestation sociale.
Cette période de crise grave risque de se prolonger ne serait-ce que jusqu’aux élections. Dans de telles périodes historiques, l’avenir surprend toujours. Ce qui est sûr, c’est que le PS est moribond. Beaucoup de militants de gauche ne voteront pas Hollande s’il est présent au deuxième tour. La vraie gauche doit se rassembler, bâtir un Front de la Gauche populaire avec un programme fédérateur. Mélenchon est bien positionné. Peut-il en être le leader et gagner des voix dans les couches populaires qui votent Front National ? La question reste posée.