Commentant sur LCI l'élection cantonale de Brignoles, Marine Le Pen a déclaré que si les socialistes reprennent certaines de ses expressions –en l’occurrence celle de l’Etat stratège– c’était par « capillarité ». Etrange expression pour caractériser la propagation des idées ! Que veut-elle dire par là ?
Sans doute que si certaines de ses idées peuvent atteindre la gauche, ce n’est pas par la voie de l’argumentation. Leur mode de transmission est autre. On pense évidemment, dans cet automne européen, à l’humidité qui se répand sur des murs vieux et fragiles, image qui pourrait caractériser aussi bien le Parti socialiste que l’UMP. Le FN est en train de devenir le principal parti de France au sens où tous les autres sont obligés aujourd’hui de se déterminer par rapport à lui. Tel est le triomphe de Marine Le Pen, sans doute plus astucieuse que son père. Elle peut se moquer du « front républicain » que pourraient élever contre elle UMP et PS pour une simple raison : le « républicanisme » de ces deux partis ne veut plus dire grand-chose, ce que comprennent déjà Fillon et Valls. L’idée républicaine en France en ce moment est en totale déshérence, et s’il est de bon ton, un peu partout, de se proclamer républicain, c’est que le mot, comme dit le philosophe Alain Badiou à propos de la démocratie, est comme « une pornographie du temps présent ». (C’est le titre de l’un de ses livres).
Si donc les idées du FN ne se répandent pas par la voie de la raison publique, c’est que leur transmission s’opère selon une autre logique : celle du sentiment, voire du pathos. Et cela ressemble fort à ce que certains théoriciens de la fin du XIXe siècle, en particulier Gustave Le Bon et Sigmund Freud ont essayé de penser sous l’expression de la « psychologie des foules ». Marine Le Pen travaille sur ce que pourrait être une psychologie des masses, en France, en ce début de XXIe siècle. En ce sens, elle s’inscrit résolument dans ce qu’on pourrait appeler la logique populiste, laquelle affecte l’ensemble de l’Europe en ces temps obscurs. Nombreux d’ailleurs sont ceux qui l’affirment. Mais la notion de « populisme » est très vague et rares sont ceux qui précisent le sens de ce terme – rares sont ceux capables de lutter efficacement contre ce phénomène. Il y a tant de populismes dans le monde depuis la Révolution française qu’on aurait du mal à les ranger sous une dénomination commune.
Malgré cette difficile conceptualisation, prenons le risque de tenter une analyse. On peut dire en un premier temps qu’il y a populisme quand une opinion populaire (au sens aussi où elle doit rencontrer un écho dans les classes populaires) devient non seulement majoritaire mais hégémonique. Un parti peut être majoritaire et remporter des élections sans être à proprement parler « populiste ». Ernesto Laclau, dans La raison populiste, explique cette « hégémonie » : une série de demandes insatisfaites (qu’il qualifie de « démocratiques »), finissent – sans forcément qu’il existe un lien entre elles– par se condenser en une autre demande partielle qui signifie la totalité. En cela, elle devient hégémonique. Mais ce mode de condensation ne relève pas d’une logique rationnelle ou discursive mais plutôt d’un processus psychologique qui s’imposerait par « capillarité », si on veut retenir le mot de Marine Le Pen. En général, la demande hégémonique relève d’une quête de l’identité collective pleine et entière.
Or, celle-ci est impossible, le « peuple » demeure toujours introuvable et cela essemble selon Laclau à notre quête inconsciente d’une unité perdue, l’union avec la mère. Mais qu'elle soit impossible n’interdit pas qu’une pulsion partielle joue le rôle de cette unité fantasmée. En tant que telle, elle ne peut donc pas être conceptualisée mais, selon les termes que Laclau reprend à Jacques Lacan, elle peut être nommée. Ce sera donc un « signifiant vide » mais qui dégage une grande énergie libidinale. Le populisme pour Laclau, c’est quand une demande d’identité collective, fantasmée, trouve un signifiant vide pour se faire hégémonique, et c’est le parti populiste et son leader qui jouent ce rôle en déterminant une frontière entre « nous » (le peuple français) et les « ennemis du peuple ». Nous avançons cette hypothèse que le Front national est en train d’obéir à cette logique populiste.
En conséquence, on ne peut pas se contenter de dire que le FN est un parti d’extrême droite comme le répète Harlem Désir, ce qui relève d’une cécité théorique et d’une inefficience politique qui taraude en ce moment le PS. Si le FN de Jean-Marie Le Pen était effectivement un parti d’extrême droite posant la question de l’identité en des termes frôlant le racisme, il ne pouvait devenir hégémonique car il ne prenait pas en compte la question sociale. Sa fille Marine a eu l’intelligence d’intégrer dans sa dynamique idéologique des demandes populaires non satisfaites : concernant le chômage, les effets désastreux au plan économique et social de la mondialisation, la crise de l’école républicaine, la laïcité, question de l’immigration et joint à cela, le problème de l’identité, facteur hégémonique, mais transcrit en termes culturels et non en termes de race. Ces demandes populaires auraient pu se régler dans une problématique démocratique, mais ni le PS ni l’UMP n’ont trouvé la solution et il faut reconnaître que cela est difficile. Marine Le Pen va plus loin : elle investit la problématique républicaine de l’école et celle de la laïcité mais en les détournant bien sûr de leur sens véritable. Il faut dire que l’école républicaine en France connaît une crise certaine et cela depuis l’époque où Lionel Jospin fut ministre de l’Education nationale.
Marine Le Pen a su donc subordonner des demandes démocratiques en une demande hégémonique, celle de l’identité, tout le problème étant de savoir comment une logique identitaire factice et populiste peut utiliser des revendications ou demandes populaires justifiées. Cela est sans doute possible parce qu’en tout régime démocratique, l’identité collective ne pouvant se clore en un Un transcendant, demeure toujours fragile, le théologico-politique ne pouvant plus fonder l’être ensemble ni l’autorité politique. La nation française a commencé à se forger sous le centralisme de l’absolutisme royal et la tradition républicaine s’est toujours accommodée d’un certain nationalisme. L’école de Jules Ferry était déjà une dénaturation de l’école républicaine quand il a remplacé le terme d’ « instruction publique » chère à Condorcet par l’ « éducation nationale ». En outre, Jules Ferry fut un grand colonialiste. En résumé, l’évolution du monde contemporain crée une grave crise de l’identité française comme d’ailleurs des identités européennes. Cela engendre donc un fort sentiment de perte qui, précisément parce qu’il est de l’ordre des affects, devient hégémonique et se répand de façon capillaire.
En somme, le populisme c’est quand le peuple cesse d’être le dêmos et obéit à d’autres logiques que celles de la citoyenneté. Face à une dé-symbolisation constantes des règles républicaines de l’existence collective, l’esprit des ténèbres, progressivement, le gouverne. François Hollande se trompe quand il croit que l’annonce d’une possible reprise de l’activité économique pourrait stopper l’avancée populiste. La démocratie c’est l’acceptation que l’identité collective sera toujours ouverte, inachevée, et que la quête de l’infini doit s’effectuer ailleurs que dans le politique, mais aussi c’est la conscience que sans la dimension transcendantale républicaine – mais non transcendante car ne visant pas l’absolu – le populisme sera toujours son possible. Cela dit, si le FN joue un rôle de signifiant vide, la logique populiste n’est pas encore achevée car le nom du leader ne joue pas encore ce rôle, Marine Le Pen n’étant pas (encore ?) comme une Evita Peron.
Que faire alors pour contrer le populisme ? Nul ne le sait encore clairement mais ce qui est sûr c’est qu’il grand temps pour qu’une gauche laïque, républicaine et sociale mais d’un genre totalement nouveau voie le jour. Mais cela ne pourra se faire que dans l’intensification de débats citoyens dans l’espace public, celui du dêmos comme société civile et non comme peuple obscur. C’est la tâche d’une gauche qui se veut réellement progressiste d’animer un grand débat national sur toutes ces questions ayant pour but dans l’immédiat d’exiger la démission de Manuel Valls et, à plus long terme, permettre l’émergence d’une identité républicaine qui ne sombre pas dans les ornières du national-populisme.