On connaît la distinction entre l'angoisse et la peur. La peur a un objet précis. Je marche dans la forêt, un lion surgit, j'ai peur. Dans l'angoisse, je ne sais pas ce qui m'angoisse. Si on me pose la question, je réponds tout. C'est-à-dire ? Rien. C'est que tout, équivaut à rien ; la totalité du monde sombre dans le néant, dans le non- sens. Qu'on nous pardonne ces petits rappels, quelque peu de nature professorale. Mais plus sérieusement, on pourrait, au-delà de Heidegger et de Sartre, repenser le rapport entre l'être et le néant mais non pas strictement dans l'existence individuelle, mais surtout dans celle de l'existence collective politique.
La xénophobie est sans doute une angoisse qu'on transforme, selon un processus psychologique connu, en peur. Qu'est-ce donc qui peut angoisser les peuples en ce moment ? L'existence commune politique est angoissante. C'est comme si le lien social politique, qui s'était élaboré au cours des siècles à l'opposé de liens sociaux pré-politiques (religieux ou ethniques), ne fait plus sens aujourd'hui. La crise sociale aggrave la demande ou l’angoisse du sens politique de l’existence collective. Les Etats sont affaiblis, la rationalité économique (qui ne peut être le lieu du sens) prétend gérer l'intégralité de l'existence humaine, la rationalité éthico-juridique se délite, on peine à penser une morale commune ou civique, la morale religieuse est revendiquée par des leaders politiques, les jeunes ont le choix entre la réussite individuelle à tout prix (ce sur quoi se fonde Macron) ou au contraire la désespérance, le nihilisme que leur offre Daech pour l’instant mais on peut s’attendre aussi à d’autres offres et à l’apparition de groupes terroristes d’extrême droite ou d’extrême gauche. Le social est gros de lourdes violences à venir.
Au plan collectif, il faut trouver un ennemi intérieur qui puisse transformer l'angoisse en peur. Hier, ce fut le Juif, aujourd'hui c'est le musulman, en Angleterre c'est le polonais, aux USA, le mexicain. On produit donc une division ennemi/ami qui fait le lit de tous les populismes. Au plan international, le délitement du politique entraîne l’affaiblissement extrême de tout ce qui pourrait relever du droit international et a fortiori des droits de l’homme et l’ONU devient un machin inutile. Les relations internationales tendent désormais à s’inscrire dans le seul registre de la rationalité instrumentale, dans celui du deal comme dans la Mafia, ce qui produit un cynisme radical avec Trump et Poutine et qu’un Chateaubriand aurait qualifié de « cynisme des chiens ». Mais au plan des nations, on risque de voir s’épanouir une transition des démocraties vers des autocraties, avec l’obsession sécuritaire et l’état d’exception, ce qui a commencé en Turquie et pourrait menacer les Etats Unis et d’autres pays européens.
Mais les premiers penseurs du politique, les philosophes grecs, avaient aussi compris que le lien social politique (il faudrait vraiment saisir sa spécificité) produisait aussi un autre type de subjectivité, un autre rapport au discours, à la vérité. Le parler vrai de Socrate n'est pas forcément l'énoncé d'une vérité mais il est déterminé par le souci de vérité. Le délitement du politique produit par le néolibéralisme entraîne, avec ses moyens de communication sophistiqués, un rapport que certains appellent la "post-vérité" engendrant une dégradation de la société civile et de la communauté des citoyens avec des groupes de « communicants » séparés et devenant des loups les uns pour les autres. En ce sens, dire la vérité n'est pas l'objectif, il s'agit de parler faux en l'assumant dans l'espace public. Et nous avons Trump. Il ne faudrait pas prendre ce dernier pour idiot. Lui, aussi bien que ses supporters, savent qu'il parle faux. Mais ils s'en fichent. C'est le parler faux qui est payant et qui est revendiqué avec une arrogance jusqu'ici inconnue dans l'histoire des démocraties occidentales.
On dira qu'on qu'est mal barrés. C'est vrai mais notre vigilance citoyenne - ou ce qui veut en rester chez nous - commande de ne pas transformer notre angoisse en peur. Car l'angoisse, Sartre l'avait vu, est aussi le signe de notre liberté. Que faire alors, si nous voulons remobiliser nos libertés ? Redonner sens au politique oui mais comment ? On nous pardonnera sans doute de n'avoir pas la réponse à la question. Elle ne sortira pas de la tête d’un seul citoyen.
Commençons toutefois par mettre en commun nos paroles et nos actes (pour parler comme Hannah Arendt) et redynamisons la société civile. Là peut croître ce qui sauve. Sinon, attendons la catastrophe, elle pourrait être régénératrice. Reste aussi les arts et les lettres. Ecouter, comme l'a fait Glissant, le "bruit du monde" qui est aussi celui de la trace constituant un autre imaginaire, celui du Tout-monde, où l'identité n'est plus pensée comme racine unique et où s'élabore un autre rapport à l'autre, une nouvelle poétique de la Relation, loin des angoisses identitaires produisant des xénophobies destructrices. L’Europe devrait repenser l’histoire de son rapport à l’autre, ce par quoi elle a conquis le monde. Ceci est nécessaire à une nouvelle fondation de la république, loin des crispations identitaires de toutes sortes et en éliminant du républicanisme français son nationalisme insistant, cette sorte de théologie laïcisée. En ré-instituant une instruction publique, chère à Condorcet, loin d’une éducation nationaliste avec ses récits réducteurs comme celle s’inspirant souvent de Jules Ferry, loin aussi d’une tradition socialiste réduisant l’école à une simple question sociale en occultant ainsi sa dimension symbolique institutionnelle fondamentale. La crise du politique est nécessairement celle aussi des institutions fortes de la société.
Plus fondamentalement : au-delà de Glissant, il faut aussi penser une politique et un droit de la Relation qui devrait accompagner le nouvel imaginaire proposé par l’écrivain martiniquais. En ce sens, le spectacle ou les engagements dans la politique ne devrait pas masquer l’interrogation nécessaire sur le politique. Ce qui fait défaut à la gauche. L’obstacle théorique qui la taraude peut être cherché dans les deux théories du peuple qui accompagnent sa tradition. L’une, réside dans une conception populiste ayant dominé surtout l’Amérique Latine, l’autre dans la tradition marxiste. Il y a une vérité du populisme, quand il exprime les souffrances des couches populaires que la politique ne prend pas en compte. Il y a un danger du populisme quand les réponses qu’il donne au plan de la politique rate ce qui dans le politique est lieu du sens du vivre ensemble, ce qui provoque un malencontre symbolique. Il y a une vérité du socialisme de tradition marxiste quand il dévoile la réalité de la lutte de classes et de l’exploitation capitaliste. Son erreur est de réduire tout le politique à la seule expression de l’infrastructure économico-sociale donc de ne pas comprendre que le politique est aussi la fondation d’un sens symbolique du lien collectif, quand il ne s’appuie plus sur le religieux. Cette erreur conduit les classes populaires, en une sorte de servitude volontaire, à suivre des politiques populistes mortifères.
Repenser le politique, c’est ce à quoi nous invite la crise profonde que nous traversons, lourdes de tragédies à venir. Peut-être faudrait-il tout reprendre, depuis Platon et réinterroger la tradition en fonction de nos préoccupations présentes. Cette tâche incombe à de plus jeunes que nous. Mais en vérité, l’histoire n’attend pas et les bruits du monde risquent d’être plus assourdissants qu’on ne le croit. Telle est notre tragédie.