Etrange ce Jorge Mario Bergoglio, plus connu désormais comme le Pape François. Je dois avouer que quoique n’étant pas croyant, il m’est sympathique et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, étant grand amateur et professeur de valse et de tango argentins, j’ai toujours trouvé scandaleux qu’un Pape, Pie X en l’occurrence, ait, au début du XXe siècle, vertement condamné le tango comme danse immorale. Je me demandais ce qu’en pensait le Pape François.
Or j’apprends –et c’est une heureuse surprise– que Jorge Mario Bergoglio aime le tango. Ainsi aurait-il déclaré : « J’aime le tango, cela vient du plus profond de moi, j’adore ça » et il a dansé le tango quand il était jeune. Son amour va surtout à Carlos Gardel, Julio Sosa, D’Arienzo et Astor Piazzolla. A l’âge de dix ans, Jorge Mario fut amoureux d’une petite voisine de Buenos Aires, et lui écrivit dans une lettre « Si tu ne te marie pas avec moi, je deviens curé ». Telle fut sa « vocation » pour utiliser un terme que le Ministre de l’intérieur de François Hollande, Manuel Valls, a malheureusement rendu tristement célèbre en parlant de la « vocation des Roms à rentrer chez eux », niant ainsi des tentatives d’intégration réussie comme celle opérée par la municipalité d’Indre, petite ville de la région nantaise où les Roms furent amenés à signer un contrat républicain définissant leurs droits et leurs devoirs !
Toutes ces caractéristiques papales me sont fort sympathiques car nous caribéens, nous aurions du mal à imaginer la vie sans la danse. Nous viennent en ce moment les paroles d’Emma Goldman, cette anarchiste russe, qui aurait déclaré à Lénine « Que peut me faire ta révolution si je ne peux pas danser ? » Mais de Lénine, revenons à notre Papam saltantem. Je réprouve bien sûr les propos de tous ces catholiques conservateurs qui reprochent au Pape François d’être un peu trop saltimbanque et de faire l’éloge d’une danse immorale et je trouve bienvenu qu’après son élection à la tête du Vatican, le Maire de Rome ait eu l’heureuse idée d’inviter les gens à une soirée spéciale tango, à la Piazza del popolo le 20 avril dernier, en l’honneur du « Papa Francisco ». Je reste persuadé que Nietzsche avait raison d’affirmer que le philosophe de l’avenir sera danseur. Aujourd’hui, je me demande sérieusement si le Pape de du futur ne devrait pas être lui aussi danseur (la question de savoir si cela devrait être aussi appliqué aux républicains authentiques reste posée. Je poserai la question à mon ami Régis Debray). En ce sens, si le Pape nous rendait visite en Guadeloupe, je m’engagerais à organiser en son honneur, non pas une zouk-partie, mais une soirée tango en notre déjà célèbre Casa del tango. J’y inviterai Régis bien sûr, lui qui a aimé notre salle, de même –je ne sais pas encore par quelle voie diplomatique- Cristina Fernandez de Kirchner à nous rejoindre.
Parce qu’il m’arrive, quand j’ai l’humeur un peu vagabonde, d’imaginer parfois, le Pape François évoluant sur air de D’Arienzo, dans un doux abrazo avec Cristina Kirchner, présidente d’Argentine, sur la Plaza del Mayo. On me dira que la chose est difficile car les Kirchner s’étaient opposés au Pape, notamment sur la question du mariage des homosexuels et Nestor Kirchner considérait le cardinal Bergoglio comme le véritable chef de l’opposition. Mais il y a eu réconciliation et Cristina fut la première des chefs d’Etat à être reçue par le nouveau Pape qui, au grand étonnement de la présidente paraît-il, lui fit une bise quand elle lui remit comme cadeau un poncho en laine de vigogne pour mieux se protéger du froid européen. Réconciliation donc et on a pu voir en Argentine une affiche de propagande montrant une photo de Cristina et du Pape François avec la devise du nouveau Pape : « Ne vous découragez jamais, ne laissez pas l’espoir s’éteindre » ce qui bien sûr a provoqué la colère de l’opposition. Cela dit, j’ai du mal à imaginer, je ne sais pourquoi, Manuel Vals et Marine Le Pen dansant on ne sait quel tango de l’amour ou de la haine, en guise de réconciliation populiste mais je les vois très bien produire sur scène ensemble une sorte de salsa médiatique.
Etrange cadeau offert à un Pape ! En vérité, Cristina Kirchner sait bien que le Pape peut très bien se protéger du froid et l’Argentine connaît l’hiver. Le poncho contre le « froid européen » a donc un sens symbolique. D’une part, c’est comme si elle voulait lui signifier « n’oublie jamais que tu n’es pas un européen ! ». François est le premier Pape non européen, ce qui est une nouveauté, mis à part Grégoire III au XIII° siècle. Ceci est d’une grande importance. Quel axe Vatican/Buenos Aires veut créer celle qui se proclame anti-impérialiste ? C’est comme si Cristina Kirchner désirait que le Pape François garde une certaine chaleur que sa présence en Europe menacerait. Mais laquelle ?
Sans doute pense-t-elle à une chaleur typiquement latino-américaine, une chaleur –disons esthétique- de la rencontre humaine. L’Amérique est un continent de haute migration des peuples, dans la désespérance de communautés désunies et « parlant toutes les langues » pour reprendre l’expression de Saint-John Perse, avec les esclaves noirs surtout mais avec les autres aussi venus d’Europe. La danse, loin d’être immorale, a été la première forme de rencontre, de dialogue, en deçà même des langues. Le tango fut la danse des émigrés européens en Argentine, qui allaient imiter ce qu’ils appelaient le « tango des Noirs ». Dans l’abrazo du tango (contact quelque peu intime il faut l’avouer) c’est comme si l’esprit se faisait chair dans la rencontre des corps. Peut-être que le corps parle avant l’esprit, aurait dit Spinoza ! Je ne sais si Papa Francisco pratique la contradanza, cette danse d’origine caribéenne, issue de la Habanera, danse qui a influencé le tango argentin, la meringue d’Haït et le quadrille guadeloupéen. Au XVII° siècle, les religieuses d’un couvent de La Havane, furent surprises en train de danser la Habanera. Comme quoi, sous les Tropiques, la religiosité a du mal à se séparer d’une certaine chaleur ! En ce sens je propose modestement que le Maire de Paris organise, le I° novembre par exemple, des bals dans divers quartiers en invitant toutes les communautés –Roms y compris- à venir danser dans une sorte de grande fête de la Fédération des diversités au sein de la république. Sans doute, qu’avant l’esprit, les corps auraient beaucoup de choses à dire !
Mais plus fondamentalement, quoiqu’athée j’aime beaucoup ce nouveau Pape -moi qui jusqu’ici n’avait jamais aimé les Papes- car il nous donne une grande leçon d’humanité. Comme s’il nous rappelait que Rousseau n’est pas seulement l’auteur du Contrat social mais aussi celui de La profession de foi du vicaire savoyard où l’amour est placé au fondement du lien. C’est Papa Francisco qui, quelques jours avant Pâques, était allé laver les pieds d’une musulmane atteinte du Sida. C’est lui qui s’est rendu dans l’île de Lampedusa pour dénoncer ce monde « qui se moque autant que des gens fuient la pauvreté et la faim pour retrouver la liberté et qui rencontrent la mort ». C’est lui qui ne cesse de répéter des paroles contre « un libéralisme sauvage qui rend les forts plus forts, les faibles plus faibles et les exclus plus exclus ». C’est lui enfin qui a déclaré quand il était cardinal : « Prions pour avoir un cœur qui accueille les émigrés ». Car pour le Pape François, son expérience lui a montré que « la douleur est un champ ouvert. Le ressentiment est comme une maison habitée par beaucoup de gens qui ne voient pas le ciel. La douleur au contraire c’est comme une ruelle où il y a foule mais où l’on voit le ciel ».
Sans doute la présidente d’ Argentine veut-elle souligner que le nouveau Pape n’est pas européen et que son expérience est fondamentalement argentine, pays qui a connu une atroce crise économique et sociale mais qui en 2002 n’a pas sombré dans la dictature comme de coutume ni vraiment dans le populisme, mais qui a su se relever et assumer la transition démocratique. A l’inverse d’une Europe qui s’enfonce dans la crise économique et sociale, une Europe obsédée par des questions identitaires et cherche l’autre, l’émigré et en particulier les Roms, comme bouc émissaire, une Europe qui refuse d’assumer sa multi-culturalité, une Europe en déclin, qui accepte mal que des anciennes colonies soient devenues des puissances émergentes et qui, en ce moment, risque de sombrer dans les « eaux glacées du calcul égoïste ». La tragédie de Lampedusa est un gouffre où fait naufrage la conscience européenne.
Les paroles du Pape François sont donc contre le refus de l’autre, de ces émigrés en grande souffrance, contre les populismes qui s’abattent sur l’Europe, contre la montée du FN en France et aussi contre les propos inadmissibles de Manuel Valls, chef du nouveau populisme de gauche. Certes, on ne peut fonder une politique seulement sur le sentiment et il appartient à la raison théorico-politique de penser un nouveau républicanisme ferme sur ses principes mais ouvert à la diversité. Mais l’émotion suscitée par l’affaire Léonarda, la révolte des lycéens dans l’Hexagone et les paroles du Pape François nous montrent que la politique, sans des sentiments humanistes les plus élémentaires, risque de nous conduire au désastre. On ne sait quel jeu joue Manuel Valls en ce moment avec les valeurs républicaines mais ce qui est sûr c’est qu’il twiste allégrement dessus.
Jacky Dahomay