Ce titre peut faire sourire. Avons-nous jamais eu de volonté collective, au sens fort du terme ? La question reste posée mais ce que je veux dire est fondamentalement ceci : ce qui nous a été ravi, c’est la possibilité même, l’utopie si l’on veut, d’une volonté collective authentiquement démocratique c’est-à-dire tout simplement le droit de rêver. Ou encore l’audace de se poser la question : un autre monde est-il possible ? Qu’est-ce qui nous a été laissé en partage ? Des crispations identitaires variées et sans doute mortifères, le découragement, la dépression, et surtout une sorte de folie qui peut pousser dans certains cas à des massacres de masse, mais plus généralement qui fait de nos vies des vies figées et inaccomplies, comme ce squelette dont parle Achille Mmenbé dans son dernier livre Politiques de l’inimitié :
« La présence d’un os, d’un crâne de mort ou d’un squelette à l’intérieur de l’élément. Cet os, ce crâne mort et ce squelette ont des noms-le repeuplement de la Terre, la sortie de la démocratie, la société d’inimitié, la relation sans désir, la voix du sang, la terreur et la contre-terreur en tant que médicament et poison de notre époque ».
Pourtant, nous dira-t-on, pourquoi parler de « sortie de la démocratie » alors que nous, ressortissants des Outre-mer, faisons partie d’une des plus vieilles puissances démocratiques, la France, pays de la grande Révolution française ? Et s’il faut parler de médicament dans le temps présent ne disposons-nous pas du Zook, « Sèl médikaman nou ni » comme le chantait naguère le groupe Kassav ? N’est-il pas vrai aussi que nous sommes des citoyens participant régulièrement, grâce au vote, à la formation de l’autorité politique aussi bien au plan local qu’au plan national et notre pays d’ailleurs a voté massivement en 2012 pour François Hollande aux élections présidentielles.
Le problème cependant est que la démocratie est en crise comme en témoigne l’actualité et comme le décrivent des théoriciens de la chose politique, aussi bien économistes, sociologues que philosophes. Les faits sont là, multiples : montée des populismes en Europe et même aux Etats-Unis ; abstention aux élections d’une grande partie de l’électorat ; déclin du nombre d’adhérents des partis et aussi des syndicats ; crise d’une institution, la V° République en France, qui fut pourtant réputée pour sa solidité ; multiplication des candidats aux primaires à droite et organisation d’une primaire tout à fait fumeuse par le parti socialiste ; crise des institutions européennes. Les peuples ne font donc plus confiance à toutes ces institutions censées régir la vie démocratique. Comme si celles-ci s’étaient substituées à la volonté des peuples, comme si ces derniers avaient d’énormes difficultés à récupérer leur volonté, enfin, comme si « la démocratie s’était glacée », titre d’un de mes articles précédents publiés sur Médiapart.
A cela il faudrait ajouter le redéploiement d’un capitalisme mondialisé dans une forme nouvelle dite néolibérale, qui n’est plus comme dans le libéralisme classique l’affirmation du moins d’Etat. Ce qui perturbe d’ailleurs le grand libéral classique français, Alain Madelin ! Car ce qui est visé désormais c’est le redéploiement des missions de l’Etat au service des puissances financières qui utilisent les progrès technologiques, notamment dans le numérique, pour, sous prétexte de « modernisation », accroître la richesse des oligarchies et en appauvrissant l’immense majorité de la population de la planète. Ces puissances oligarchiques sont présentes au sommet de l’Etat dit socialiste français. Elles dénaturent le service public, confondent les intérêts publics et les intérêts privés et on a vu un très haut fonctionnaire du Trésor se mettre au service d’une entreprise privée et plus récemment le grand chef de la gendarmerie démissionner pour se faire embaucher par Total. Ce sont des représentants de cette oligarchie de dimension internationale qui se sont entendus, dans des négociations sans doute obscures, pour vendre l’exploitation de notre patrimoine géothermique à une entreprise américaine.
Mais ce n’est pas tout. Le système de domination néolibérale avec une hégémonie ultra-puissante, atteint nos esprits, nos subjectivités même. Le philosophe chrétien Emmanuel Mounier, dans une optique morale et humaniste, affirmait que la personne doit triompher de l’individu. Avec le néolibéralisme, c’est l’individu qui triomphe de la personne. Dans son dernier livre Dans la disruption, comment ne pas devenir fou (dont le journal Le Monde fait un compte-rendu) Bernard Stiegler affirme : « les processus d’individuation psychique et collective qui caractérisent la vie de l’esprit sont lentement mais sûrement anéantis par les industries culturelles, passées au service exclusif du marché et de l’organisation de la consommation ». Ce serait en quelque sorte cette démoralisation généralisée qui expliquerait la prolifération de comportements meurtriers et suicidaires, partout dans le monde. Il est surprenant de constater que des intellectuels français virés à droite attribuent essentiellement une source religieuse, l’Islam, aux attentats en France se réclamant de Daech. Or, la question essentielle est de savoir ce qui fait que des jeunes français sont attirés par ce nihilisme religieux mortifère et si ce n’est pas la même pulsion de mort qui travaille d’autres terroristes, avec d’autres références, aux USA comme en Europe. En vérité, c’est l’entreprise qui est devenue fondement des normes ce qui nous pousse à concevoir notre propre vie comme une entreprise. En hissant l’intérêt de l’entreprise au niveau des Droits humains, la loi El Khomri ne produit pas seulement un renversement des normes du droit du travail. C’est un renversement de toute éthique de la vie et la production d’une subjectivité cadavérique. Le développement de logiques entrepreneuriales visant à nous vendre des techniques du bonheur n’y changera rien. C’est dans ce cadre de vie qui nous est désormais offert qu’il faut comprendre le délitement des consciences collectives et du lien social. Notre île, la Guadeloupe, et l’ensemble des Outre-mer ne sont pas épargnés.
Il faudrait donc sortir de ce nombrilisme paresseux -surtout fort dans la classe moyenne- qui nous pousse à croire que les désordres du monde ne viendraient jamais échouer sur nos rives et que nous pourrions continuer à consommer paisiblement comme c’est le cas aujourd’hui. Le délitement des politiques publiques notamment concernant l’intérêt général nous frappe de plein fouet d’autant plus que l’extrême faiblesse du secteur productif nous rend totalement dépendants des transferts de l’Etat. Le chômage a toujours un taux très élevé et produit la désespérance des jeunes. La production agricole, canne et banane, fortement subventionnée, est menacée par les logiques financières qui dominent l’Europe. La présidente du Conseil départemental nous alerte sur les menaces qui pèsent sur le RSA. Le délitement des consciences collectives nous touche aussi, entrainant des crispations identitaires, la montée des sentiments xénophobes spectaculaires à Mayotte mais présente aussi aux Antilles concernant les émigrés d’origine caribéenne. Quant à la disruption dont parle Stiegler, elle affecte aussi nos enfants et petits-enfants. Quand vous les amenez en sortie, visiter la Guadeloupe par exemple, ils restent le front penché vers de petits appareils qu’il pianotent sans cesse, ne s’intéressent pas à ce que vous racontez, ne savent pas distinguer un merle de l’oiseau sucrier, ignorent que c’est à l’Ouest que le soleil disparaît dans la mer des Caraïbes et croient que Saint John Perse est le nom d’on ne sait qu’elle capitale d’un pays du Moyen-Orient. Et si vous leur donnez, en classes terminales, comme sujet de dissertation philosophique : « Autrui peut-il être pour moi autre chose qu’un obstacle ou un moyen ?», ils vous répondent tous sans exception, non ! Pour eux, il est impensable qu’autrui puisse être une personne c’est-à-dire un être ou plutôt une existence non réductible à une logique instrumentale. Quant aux enfants des milieux défavorisés, ils considèrent souvent que leurs parents sont responsables de leur pauvreté. Ils auraient raté en quelque sorte leur vie comme entreprise ! Enfin, concernant des militants d’associations plus ou moins nationalistes, ils développent un rapport pathologique au passé esclavagiste, ce qu’on appelle en psychologie une mélancolie : la difficulté à dépasser un passé traumatique lequel demeure éternellement présent. C’est le signe d’une incapacité à se projeter dans le futur pour toutes les raisons que nous avons développées tout au long de cet article.
Il est vrai que l’avenir pour l’instant s’annonce de toutes parts sous la forme immonde de la monstruosité. La violence endémique en Guadeloupe en est le signe. Un avocat du barreau de Pointe-à-Pitre déclarait sur les ondes ce matin que ce qui le frappe le plus chez ces jeunes délinquants, c’est leur inhumanité. Ce que j’appelle la « subjectivité cadavérique ». Mais dans tous les cas, ces travers que l’on peut noter chez les jeunes ont pour origine la démission des adultes qui consiste, disait Hannah Arendt, dans le fait que les adultes refusent d’assumer le monde dans lequel ils ont mis les enfants. Il se pourrait que le monde ne puisse plus être assumé tant il aurait atteint un stade de « démondéanisation ». Que faire alors ? Certains de mes amis, retraités comme moi, m’affirment qu’il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à attendre la catastrophe qui vient et qui pourra permettre ensuite à l’humanité de rebondir. Je dois avouer que je suis tenté par ce retrait car, n’ayant pas vu passer le temps, je constate aujourd’hui que je marche déjà, pour parler comme le poète, sur « les pas précipités du soir ». Mais je pense aux générations futures et j’ai conscience que nous sommes responsables de la Guadeloupe d’aujourd’hui comme de celle de demain. Plus fondamentalement, quoique l’histoire ait toujours une dimension tragique, philosophiquement je suis opposé aux visions déterministes qui atténuent le rôle positif de l’homme comme sujet de l’histoire.
Mais comment pouvons-nous être sujets de notre propre histoire ? Depuis la crise de 2008, je défends l’idée que face au délitement de l’Etat et de la représentation politique le rôle moteur appartient à la société civile. Nous avons donc les élus que nous méritons et certains font ce qu’ils peuvent. Le grand mouvement social de 2009 fut effectivement un réveil de la société civile guadeloupéenne. Mais il fut accaparé et dénaturé par des dirigeants du LKP lui imposant un « verticalisme » peu démocratique. Il faut donc tirer des leçons du passé et en ce sens, une mobilisation de la société civile doit demeurer démocratique et son pire ennemi est le populisme. L’expérience latino-américaine devrait nous éclairer. Nous sommes donc condamnés à penser une convergence des luttes que mènent des associations diverses dans la défense du bien commun, convergence qui n’exclut pas le débat démocratique. Il ne s’agit pas non plus de vouloir supprimer le vote et l’importance des élus mais de comprendre que la démocratie ne se réduit pas au fait de voter et qu’elle vit profondément dans les mobilisations de la société civile. La mobilisation pour l’arrêt de l’épandage aérien a été victorieuse et celle du collectif pour la défense de la biodiversité aussi. Cette dernière a su impliquer des élus pour la défense de nos droits. Faisons de même pour la défense de notre géothermie. Quelles que soient nos différences et nos divergences, soyons tous samedi matin pour manifester notre mécontentement. Ce n’est qu’à partir de l’agrégation de toutes ces luttes que pourra s’édifier en Guadeloupe une véritable conscience collective démocratique ouverte aussi sur les luttes qui se mènent dans l’Hexagone et ailleurs dans le monde.