Tout se passe en France comme si les prédictions de Abu Musab al-Suri (penseur syrien fondateur de la troisième génération du djihadisme selon Gilles Kepel) arrivaient à échéance. En effet, ce dirigeant terroriste publiait en 2005 l’Appel à la résistance islamique mondiale proposant le développement de la guerrecivile en Europe, ventre mou de l’Occident, en s’appuyant sur la jeunesse musulmane mal intégrée. L’objectif stratégique visé est de produire une implosion de ces sociétés par une multiplication d’actions terroristes, en dressant les unes contre les autres les composantes ethno-culturelles et en homogénéisant, selon Kepel, une communauté musulmane qui se dé-savoue de la société globale et engage le combat avec elle. La ressource principale de cette politique est de produire une exacerbation de l’islamophobie.
Ces prédictions de Suri, dix après, sont là (Da en allemand) dans leur présence historique effective ou dans leurs manifestations phénoménales effrayantes. On ne peut que reconnaître que le nouveau terrorisme de Daech produit des mutations politiques incontestables dans une grande partie de l’Europe : montée des mouvements nationalistes d’extrême droite ; même aux Etats Unis, on peut citer le cas de Donald Trump qui ne cesse d’augmenter sa popularité avec son discours antimusulman ; mouvements migratoires dus à la situation en Syrie et provoquant des réactions xénophobes allant jusqu’à affaiblir Angela Merkel ; de surcroit, le terrorisme islamique se répand de plus en plus en Afrique et jusqu’en Orient, affaiblissant les équilibres politiques traditionnels. En ce sens, Daech réussit à provoquer la déchéance de l’Etat de droit dans les puissances occidentales démocratiques.
De quoi est donc le nom de l’organisation islamique ? C’est un « signifiant vide », désignant une totalité impossible (un monde idéal régi totalement par la loi de Dieu et faisant fi des lois humaines) mais, comme nous l’apprend la psychanalyse, c’est ce vide qui déclenche des mécanismes puissants d’actions incontrôlées. Ce terrorisme islamique, quoiqu’entretenant un rapport avec l’islam, n’est pas un pur produit de cette religion. C’est une réaction post-moderne contre la postmodernité, une crise interne à l’islam et travaillant les pays arabes mais pas seulement. C’est aussi un signifiant vide qui peut se remplir de manière plurielle, réticulaire et non hiérarchique, et telle est la nouvelle forme de terrorisme qui secoue le monde aujourd’hui. Même si l’âge des héros est dépassé depuis la naissance des Temps Modernes, c’est tout de même une forme d’appel à un héroïsme postmoderne mortifère qui séduit certains jeunes désocialisés des pays européens, notamment la France. Il s’inscrit dans des réactions subjectives nihilistes face à cette nouvelle forme de subjectivité produite par le néolibéralisme à l’échelle mondiale, en une sorte de biopolitique engendrant un sujet dont la vie se résume à une unique dimension, celle de l’homme consommateur régi par la seule rationalité économique au détriment d’une rationalité morale et juridique. En ce sens, ce nouveau terrorisme peut bien être détruit sur les bords de l’Euphrate, mais il risque tout de même de rejaillir sous d’autres formes dans nos sociétés. On ne peut en venir à bout dans une guerre classique comme on veut nous le faire croire. Tout terrorisme d’ailleurs est toujours vaincu essentiellement au plan politique. Le nouveau terrorisme dont le nom pour l’instant est Daech risque d’être une menace constante durant des années à venir. Maintenir l’Etat d’urgence durant un temps long, faire de lui un état permanent, c’est produire la déchéance irréversible des principes républicains fondamentaux de nos sociétés démocratiques.
Dans de telles circonstances, comment ne pas être totalement sidérés par la tournure prise par les débats et les déclarations des responsables de l’Etat dans l’Hexagone, dans cette France « en bouleverse » pour reprendre ici une expression créole ? En témoigne cette proposition ahurissante du président Hollande de déchéance de la nationalité réservée aux binationaux nés français qui auraient commis des actes terroristes, ce qui n’est d’ailleurs, qu’une reprise d’une revendication du Front National. Malgré notre profond désarroi, essayons malgré tout de comprendre sachant que toute explication ne vaut pas nécessairement justification.
Il existe déjà une loi prévoyant une déchéance de nationalité pour ceux ayant acquis après leur naissance la nationalité française et disposant aussi de leur nationalité d’origine. Pourquoi l’étendre aux binationaux nés français ? Cela peut-il avoir une efficience dans la lutte contre le terrorisme ? Non répondent en chœur nos dirigeants politiques, ne vous inquiétez pas, c’est simplement symbolique. Mais quel est le sens de ce symbole ? Va-t-il protéger du terrorisme ? Pas du tout nous dit-on mais c’est un symbole qu’il faut affirmer. Pourquoi ? Pas de réponse claire, nous restons donc dans le flou.
La réponse la plus évidente pour certains est à chercher dans des stratégies politiciennes de Hollande et de Valls : ils’agit d’aller dans le sens du Front national pour mettre la droite dans l’embarras, séduire une opinion publique traumatisée, virant à droite de surcroit, et de remporter ainsi les élections présidentielles futures. Cela est sans doute vrai, on connaît le cynismede Valls et de Hollande, mais pour qu’ils maintiennent malgré tout une telle proposition de loi créant de graves contradictions au parti socialiste au pouvoir, c’est qu’ il y a des raisons, d’ordre symbolique bien sûr, qu’on n’a pas encore élucidées.
La chose est particulièrement grave. Celle loi concernant des Français de naissance et binationaux est une remise en cause du principe premier de la constitution, car elle introduit une distinction entre citoyens. Des militants du PS en ont conscience et proposent que tout citoyen français quel qu’il soit ayant commis des actes terroristes contre des Français doivent être déchus de leur nationalité, ce qui serait plus égalitaire. Non ! dit Valls car la loi nous interdit de faire des apatrides. Il ne précise pas si cela l’arrange ni si c’est parce que faire des apatrides contredit les droits de l’homme car on sait depuis Arendt que les droits de l’homme sans la nationalité n’ont guère de sens. Cela dit, un étranger adulte élevé sous d’autres lois qui demande la nationalité française, si celle-ci lui est accordée et qu’il commet ensuite des actes terroristes, il y a de ce fait, une rupture de contrat, une trahison de la confiance qui lui a été faite, et on peut à juste titre lui enlever la nationalité ce qui lui fait retrouver sa nationalité d’origine. Mais l’enfant qui est né français a fréquenté l’école de la république et ce n’est pas rien. On naît français mais on ne naît pas citoyen, on le devient par l’instruction publique ce par quoi la république institue le citoyen, d’où le beau nom d’instituteur. Comment se fait-il qu’un nombre important de jeunes nés français partent faire le djihad et vouent une telle haine à la France ? Ne faut-il pas se demander si la république n’a pas failli dans ce cas et pourquoi ? « Pas d’explication ! » répond Valls. Expliquer c’est justifier. Surprenant pour un premier ministre ! Gouverner n’est-ce pas prévoir et peut-on le faire sans une analyse rigoureuse des situations ? Il y a chez le premier ministre comme un défaut d’instruction publique. Tout élève de classe terminale connaît ce sujet de dissertation philosophique célèbre : « Expliquer une conduite est-ce la justifier ? ». Mais Valls a l’excuse de ne pas être passé vraiment par le moule de l’école républicaine française.
De ce fait on arrive un peu à percevoir le sens symbolique de la proposition de loi sur la déchéance de nationalité. Il faut montrer qu’une catégorie de citoyens, quoique nés français, ne sont pas vraiment éducables à la citoyenneté. Au fond ils sont sans doute français par les hasards de l’histoire mais fondamentalement ils n’ont pas vocation à l’être. Valls le disait d’ailleurs pour les Roms. En vérité quels sont les binationaux nés français visés par cette proposition de loi et susceptible de sombrer dans l’idéologie de Daech? Les enfants issus de l’immigration maghrébine et surtout de l’histoire coloniale de la France.
En ce sens on comprend mieux cette insistance à vouloir maintenir le projet de loi sur la déchéance de la nationalité. Sa finalité n’est pas la lutte contre le terrorisme mais s’inscrit dans la dimension symbolique d’une affirmation identitaire. Celle-ci n’est pas du tout républicaine malgré la rhétorique avancée. Au contraire, elle se fonde sur la déchéance des principes éminemment républicains. « Pas de juridisme, pas de grandes valeurs, pas d’explications ! » On nous a avertis. « Pas de juridisme ; pas de grandes valeurs » : effondrement de la raison pratique (morale et juridique). « Pas d’explications » : effondrement de la raison théorique. Que reste-t-il ? La seule raison instrumentale ou calculatrice qui triomphe avec le capitalisme mondialisé. Ainsi, on comprend que pour Hollande et pour Valls la politique se réduise essentiellement à l’art du calcul. Pourquoi chercher un sens plus élevé ? La question reste posée au PS. Mais avec tout cela, on devrait tout de même se demander pourquoi des enfants de France se ferment ainsi dans le mutisme de la pulsion de mort.
La loi concernant la déchéance de nationalité fait signe –et c’est son sens symbolique- vers une quête d’identité française qui se voudrait pure en se repliant sur elle-même sur fond de grande déshérence de l’identité républicaine. Avec la crise, on voit monter partout en Europe des nationalisme inquiétants et ailleurs des crispations identitaires , des ethnicisassions lourdes de dangers mais qui n’empêchent pas la minorité de riches qui dominent le monde de dormir paisiblement. Après les attentats perpétrés par les terroristes en France, on peut comprendre la haine qui envahit de nombreux français. Mais la politique ne doit pas se fonder sur ces « passions tristes » dont parle Spinoza. Le peuple comme démos n’est pas le peuple dans sa spontanéité. C’est le peuple réfléchi. La grande erreur de Hollande est d’avoir convoqué le congrès de Versailles au lendemain des attentats. Il est contrait aujourd’hui d’entretenir la peur. La crise affecte une identité républicaine française, toujours fragile –l’histoire l’a montré- et qui a du mal à interroger son propre inconscient colonial.
Dans de telles situations, il s’agit de trouver l’autre, proche de nous mais ennemi, et tel est le sens de cette islamophobie grandissante qui gagne la France et que Suri avait prédit. Si Elisabeth Badinter a raison de dénoncer que toute critique de la religion ne doit pas être taxée d’islamophobie, sa faute morale et philosophique est de ne pas interroger l’islamophobie et ainsi elle risque de s’en rendre complice. Car la laïcité est difficilement compatible avec l’islamophobie, la christianophobie, et la judéophobie. Les philosophes des Lumières qui critiquaient le christianisme n’étaient pas des christianophobes. La frontière qui sépare l’islamophobie de la musulmanophobie est aussi mince que celle distinguant la judéophobie de l’antisémitisme. Elisabeth Badinter le sait. Freud, à la fin de sa vie, cherche dans L’homme Moïse et le monothéisme, les racines profondes et inconscientes de l’antisémitisme en Europe et il la trouve dans la judéophobie d’une certaine tradition chrétienne. La critique (intellectuelle) d’une religion, n’est pas une phobie. Celle –ci relève du registre du pathos de la haine et la vengeance et vise, au-delà d’une religion concernée, la détestation de ceux qui la pratiquent. Et il faut écouter ce que dit RégisDebray à ce sujet ce républicain qui met en garde contre l’islamophobie. En ce sens, il est à parier que Mme Badinter détesterait une montée de la judéophobie en France. Elle dénoncerait là de l’antisémitisme. Les nazis avaient bien compris l’intérêt qu’il y avait de distiller la haine de l’autre. Leur grand théoricien, Carl Schmitt, lui aussi avait saisi que l’Etat d’exception a pour fondement d’abord la distinction entre l’ami et l’ennemi. La gauche véritable doit se prémunir de ces dérives droitières de certains de ses dirigeants et continuer à se battre pour une France solidaire dans ses principes fondant une identité politique républicaine unifiant la communauté de tous les citoyens mais qui accepte des identités culturelles multiples c’est-à-dire consent à sa créolisation irréversible. L’identité politique ne se réduit pas à l’identité culturelle comme veulent nous le faire croire tous les nationalismes. Il s’agit surtout, non pas seulement de se battre pour remplacer nos politiciens moralement et politiquement déchus selon nous (la démocratie ne se résume pas à l’électoralisme) mais de faire triompher dans la société civile où l’usage public de la raison dominerait les passions, les véritables idéaux de la gauche. C’est une tâche très difficile, qui devrait en un temps ne pas se focaliser sur les élections, véritable travail d’éducation populaire accompagné d’une autoanalyse du républicanisme français. Peut-être –du moins est-ce notre humble avis- on poserait ainsi des jalons pour que le terrorisme de Daech connaisse une déchéance progressive même si à l’évidence les opérations policières et militaires (dans le cadre de l’Etat de droit bien sûr) ne peuvent être abandonnées.
Jacky Dahomay