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Billet de blog 23 février 2023

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L’Afrique du Sud est-elle devenue un État mafieux ?

L’Afrique du Sud a toujours été un pays violent, colonisation puis apartheid se sont construits sur une culture de la violence. Devenu un état démocratique, après les élections de 1994, on aurait pu espérer que cette violence diminue. Il n’en est rien et les dernières statistiques ne sont pas seulement effrayantes, elles montrent que le crime organisé fait partie de la vie quotidienne du pays.

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 Pour l’année 2022, les statistiques donnent le chiffre abyssal de 10950 meurtres, soit 30 par jour. Pour les trois derniers mois de l’année, 7655 personnes ont été tuées, dont 3144 par armes à feu. Trois fois plus que dans des pays comme le Nigeria, le Congo ou l’Ethiopie qui sont pourtant des pays qui connaissent des « guerres de faible intensité » comme le veut la terminologie qui distingue ces conflits de la guerre en Ukraine qu’il est convenu d’appeler « guerre mondialisée ».

 Quel que soit la subtilité du vocabulaire utilisé, le fait le plus alarmant est que le crime organisé joue un rôle de plus en plus important dans ces homicides. Trois secteurs sont particulièrement ciblés par les syndicats du crime : les mines, le bâtiment et les transports.

 Il existe ce qu’on appelle « la mafia du charbon » qui est capable de subtiliser du bon charbon destiné aux centrales thermiques et de le remplacer par du charbon de mauvaise qualité qui endommage les centrales. Un responsable d’Eskom donne un exemple clair “ une nuit, 2000 tonnes de bon charbon ont été volées et cela représente la cargaison de 65 camions ». Un vol de cette ampleur demande une logistique impeccable. Les autres mines, platine, chrome, sont victimes de chantages aux contrats, aux extractions illégales ou blocages des puits. Tout cela fait sous la menace de groupes armés.  

 L’industrie du bâtiment est le lieu de toutes sortes de marchandages. Octroi de contrats sous la contrainte ou appels d’offre truqués donnent, après beaucoup de retard et de rallonges financières, des bâtiments truffés de malfaçons. Les centrales thermiques de Medupi et Khosile en sont des exemples spectaculaires et plus modestement les logements sociaux fissurés dès la livraison, laissant passer l’eau et autres désagréments.   

 Les taxis sont le domaine réservé de groupes organisés et rivaux depuis des décennies.  Chaque groupe a ses trajets bien définis et malheur à celui qui vient empiéter sur le domaine de l’autre ; les batailles rangées et la solution des litiges par les armes restent pratique courante. Depuis quelques années ce système mafieux s’est étendu aux transports routiers  vers le Zimbabwe et dans les provinces minières, comme le Mpumalanga.

 De grands pans de l’économie sud-africaine, et non des moindres, sont ainsi sous la coupe de groupes mafieux qui n’hésitent pas à avoir recours à des tueurs à gages pour régler leurs comptes. Le musicien Aka Forbes vient d’être abattu par un tueur à gages, tout comme l’a été Babita Deokaran, la lanceuse d’alerte, qui dénonçait la corruption au sein du système de santé au plus fort de la pandémie du Covid.  Selon le journaliste Nathi Oliphant rien n’est plus facile que de trouver un tueur et pour 2400 Rands (moins de 200 euros) vous trouvez quelqu’un prêt à faire le job.

Mais que fait donc la police ?

Rien ou pas grand-chose parce qu’elle n’en pas les moyens et que la police sud-africaine a dû gérer un lourd héritage. Mark Shaw dans son livre « Hitmen for Hire » publié en 2017 résumait en une phrase la situation actuelle : « L’avenir de la criminalité sud-africaine a été conditionné par son passé ».

Le régime d’apartheid pour éradiquer toute opposition n’a pas hésité à recruter des criminels pour ses sinistres commandos de la mort et à manipuler des prisonniers pour en faire des indics ou des tueurs. Le monde interlope de la drogue et la police de l’apartheid avaient d’étroits liens comme le démontre Caryn Dolley dans son livre Clash of the Cartels. « Les officiers de la police de l’apartheid étaient employés à des tâches directement contraire à qu’ils auraient dû faire. Ils étaient formés à commettre des crimes ». Les déplacements forcés de population ont déraciné des générations entières de jeunes qui n’avaient comme repaire que d’appartenir à un gang qui faisait la loi comme au Cap, dans Michell’s Plain où les règlements de compte entre bandes rivales sont quotidiens. Le racket est une pratique courante à Kayelitsha, l’immense township du Cap, où les jeunes femmes doivent payer une protection pour sortir dans la rue.

 Cette collusion entre le pouvoir et le monde criminel a été mis à jour par la Commission Vérité et réconciliation, par des criminologistes et experts du « sous-monde » du crime. La Commission Zondo a clairement établi les cas de corruption à tous les niveaux de l’administration dans la capture de l’Etat sous la mandature de Jacob Zuma, et aussi les liens entre la politique et le crime organisé. Jackie Selebi,un dirigeant de l’Anc, nommé chef de la police, a fini ses jours en prison. Les autres partis ne sont pas en reste : le parti de Julius Malema EFF est impliqué dans la corruption massive de la banque VBS, et des nouveaux partis comme le Patriotic Alliance a pour dirigeants deux anciens prisonniers.Le limogeage éclair du PDG de Eskom à la suite d’un entretien télévisé où il a clairement dit que la corruption était un des problèmes des entreprises nationales montre que le gouvernement n’est pas prêt à agir contre des pratiques mafieuses.

 Le public a perdu toute confiance dans une police inefficace et corrompue ; les électeurs ont perdu confiance dans un pouvoir qui parle beaucoup, mais n’agit pas pour mettre les escrocs sous les verrous. Pourtant experts, juges intègres, journalistes courageux, organisations de la société civile ne manquent pas pour dénoncer une dérive qui pourrait mettre l’Afrique du Sud sur la liste infamante des états mafieux.

 Sources

Hitmen for Hire, Exposing South Africa’s underworld Mark Shaw. Editions Jonathan Ball 2017

Clash of the Cartels, Unmasking the global drug kingpins stalking South Africa Caryn Dolley  Editions Maverick 451, 2022

The ANC billionaires, Big Capital’s Gambit and the Rise of the few Pieter du Toit. Editions Jonathan Ball 2022

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