L’alcool est un moyen facile d’asservir l’indigène ici et ailleurs. Quand Jan van Riebeeck débarque au Cap en 1652, il a dans les cales de son navire des tonneaux d’alcool qu’il s’empresse de distribuer pour inciter les locaux « à travailler, à aller à l’église et apprendre le hollandais ». Le système du dop va durer près de 300 ans et servira de salaires aux ouvriers agricoles, hommes, femmes, enfants, de la région viticole du Cap jusqu’en 1961 quand une loi l’interdit. Mais le mal était fait. Une étude réalisée en 1989 par le Catholic Institute for International Affairs, Fruit of the wine. The human cost of South African wine, montrait les effets dévastateurs de l’alcoolisme sur les femmes enceintes, la mortalité infantile, la destruction des familles par la violence.
Si la pratique du dop a pratiquement disparu, l’héritage en termes de santé est lourd. En 2014 une organisation de femmes, Women on Farms Project, avait essayé d’attirer l’attention des décideurs politiques sur les déplorables conditions de vie et de santé, mais n’avait guère obtenu que de vagues promesses. (Jacqueline Dérens :Femmes d’Afrique du Sud , une histoire de résistance, Editions Non-lieu)
La première distillerie en 1881 permit aux fermiers de vendre leur excédent de grains pour en faire un alcool fort, la découverte de l’or et l’afflux de travailleurs offrait un débouché pour la vente de ce mauvais alcool dans des débits de boisson autorisés. Mais la consommation excessive d’alcool eut très vite des répercussions négatives sur le travail des mineurs dont un quart de l’effectif n’était pas en mesure de travailler à cause de l’alcoolisme. Charles van Onselen dans son livre The Night Trains: Moving Mozambican Miners to and from South Africa, 1902-1955, fait un récit terrible des effets de l’alcool, souvent frelaté, sur les mineurs migrants.
L’alcool ayant des effets négatifs sur les profits des grands patrons miniers, Cecil Rhodes réussit à faire passer une loi en en 1898, the Innes Liquor Act, qui interdisait aux Noirs illettrés d’acheter de l’alcool. Vilipendée par les fabricants de boisson alcoolisées et les tenanciers de gargotes, la loi fut bien accueillie par l’élite noire qui voyait les ravages de l’alcool sur la population noire. Sol Plaatje, un des fondateurs de l’ANC fut parmi ceux qui rejoignit le mouvement de tempérance de l’époque et cette dénonciation de la consommation d’alcool se poursuivit avec des dirigeants prestigieux du mouvement comme Albert Luthuli et Oliver Tambo.
La loi sur l’alcool de 1928 interdit la vente de « l’alcool européen aux non européens » partout en Afrique du Sud. La tradition africaine qui réserve aux femmes la fabrication de boissons fermentées, comme la bière, trouva alors un renouveau avec les shebeens tenues par des femmes. Ces lieux qui défrayaient la loi devinrent vite des points de rencontre entre les opposants au régime, les artistes et l’élite intellectuelle du pays. Le magazine Drum a plus d’une fois fait sa page de couverture avec une propriétaire de shebeen, des couples dansant ou la chanteuse Miriam Makeba, immortalisé.es par les photos de Jürgen Schadeberg. La répression n’épargnait pas ces lieux de vie et les descentes de police y étaient fréquentes.
En 1961, le gouvernement qui voyait d’un mauvais œil des taxes lui échapper, fit passer un amendement à la loi sur l’alcool qui autorisait la vente d’alcool aux Noirs dans des magasins contrôlés et appartenant à l’Etat. Le Parti national au pouvoir n’avait aucune préoccupation de santé publique, mais plutôt celui de gagner beaucoup d’argent en vendant beaucoup d’alcool à ceux-là même dont il faisait de la vie un enfer. En 1976, les écoliers de Soweto avaient inscrit dans leurs revendications l’interdiction de la vente d’alcool à leurs parents « nous ne pouvons plus tolérer de voir nos pères vider l’enveloppe de leur paye pour acheter de la boisson ». Les ravages de l’alcool dans les townships s’ajoutaient à la pauvreté, sources de violence et criminalité.
Aujourd’hui l’ivresse au volant reste une des causes principales des accidents mortels ; la violence dont les femmes et les enfants sont les principales victimes est trop souvent due à la consommation d’alcool. Pendant la pandémie du Covid, la fermeture des débits de boisson et l’interdiction de la vente d’alcool a fait diminuer le nombre de décès dus aux agressions au couteau et les admissions aux urgences. S’il est difficile d’envisager une interdiction totale et permanente de la vente d’alcool, les lois existantes si elles étaient respectées permettraient de limiter les effets dévastateurs de la surconsommation d’alcool. Sans oublier que partout, la pauvreté et l’absence d’espoir d’une vie meilleure recherchent dans l'alcool l’élixir de l’oubli.