La gauche populaire peut-elle aujourd’hui devenir la force dirigeante ?
À l’heure où j’écris, nous sommes tous convoqués par le massacre génocidaire en cours à Gaza, qui vise à la liquidation de la Palestine. Cela ne peut nous amener à déserter un autre front, qui communique souterrainement avec le premier dans une Histoire profonde, aujourd’hui commune, celle des dominations de classe, de genre et de nation. C'est ainsi que, tandis qu’en Israël se déchaîne la violence colonisatrice impérialiste, en France, comme ailleurs dans le monde, s’affrontent, face à de sombres perspectives sociales et à un horizon écologique terrifiant, le pouvoir néolibéral et la classe populaire. Un affrontement sur un tout autre mode, il est vrai. Mais le respect que nous devons au peuple palestinien martyrisé et à sa lutte historique ne doit pas nous conduire à laisser passer en silence une offensive sociale et politique de grande ampleur qui se poursuit sur notre territoire national. La plus grande inquiétude s’impose au moment où la Nupes, qui portait tant de promesses, semble vaciller. Dans le contexte d’un livre récemment publié, je proposerai quelques réflexions qui porteront non pas sur le programme à proposer, mais sur l’autre question, corrélative : celle du rassemblement des forces sociales susceptibles de le mettre en œuvre et du mode d’organisation qui leur permettrait de l’emporter.
On ne peut affronter le problème qu’en le reprenant de beaucoup plus haut. Je suivrai un parcours en cinq étapes, considérant successivement la forme-parti, la forme-mouvement, l’articulation entre luttes sociale et écologique, la pratique politique populaire à concevoir et enfin sa traduction à l’échelle de la planète.
Bilan de la forme-parti. Après le déclin de la classe ouvrière, certains se demandent quel nouvel acteur social pourrait prendre le relais. Mais ce n’est pas la bonne façon de poser le problème. Depuis le commencement, avec la première et la deuxième Internationales et par la suite, cette « classe ouvrière », au sens le plus large, a toujours tablé sur le fait que la classe dominante comporte deux volets, celui du capital et celui d’une « élite », autopromue telle, au sein de laquelle certaines fractions sont portées à préférer se libérer du joug capitaliste, et donc à se joindre au camp populaire, bien sûr dans la perspective d’en prendre la direction. La structure moderne de classe se présente en effet sous la forme d’un « duel triangulaire ». Il s’agit bien d’un duel, puisqu’il y a deux classes, mais il est triangulaire, parce qu’il y a trois forces sociales en présence. Pour le marxisme, le problème fut de savoir comment, dans cette alliance, la classe populaire pourrait prendre l’hégémonie. Il s’est historiquement réglé de diverses façons.
Commençons par les Partis Uniques, car ils révèlent, comme à la loupe, les contradictions de la forme-parti. Très schématiquement, du côté de Lénine, dans les régimes dits communistes, à partir du moment où l’on a fait disparaître le pouvoir du capital et le marché capitaliste qui était son support, l’organisation planifiée constituait le seul mode alternatif de coordination rationnelle à l’échelle sociale. Dans ce mode de production, c’est « l’élite », définie par le dispositif hiérarchique du pouvoir, qui a rapidement pris le dessus, montrant une capacité coercitive et répressive encore supérieure à celle du capital (dont on n’oubliera cependant pas la période esclavagiste). Ainsi s’est trouvé constitué un système politique, qui s’est désigné, à mon sens hélas à juste titre, comme le « socialisme réel ».
En Chine, le marché capitaliste n’a jamais été réellement aboli, ni donc la force sociale des capitalistes. Mais il n’est pas non plus parvenu à s’imposer comme la logique principale. L’avenir est assurément incertain, mais à ce jour le pouvoir organisationnel hiérarchique constitue encore l’axe principal. La preuve en est que le parti communiste, calqué sur le modèle soviétique, est parvenu à doubler toutes les institutions économiques, culturelles et politiques par une organisation qui les contrôle étroitement. Le parti de Xi Jinping est le parti de l’élite « compétente », de ceux qui ont « reçu compétence », aujourd’hui essentiellement des diplômés de l’université. La classe populaire n’est pas dépourvue de tout poids politique, car il faut de quelque façon répondre à ses attentes. Mais la moindre initiative échappant au pouvoir central est impitoyablement réprimée. Cette dictature n’est pas celle du capital, mais, donnons-lui ce nom, la « dictature de la compétence ». Et cette compétence se reproduit sur un mode que Bourdieu a décrit comme celui du « capital culturel ».
Les partis socialistes et communistes de l’Occident global ont dû accepter leur position de minorité. La voie choisie par les socialistes les a finalement conduits à accepter de n’être plus qu’une force d’appoint, à vocation « sociale ». Les communistes et formations analogues, avant de s’épuiser, ont déployé une énergie qui a pu marquer ici et là plus profondément l’histoire contemporaine. Voir entre autres ce qui fut le « modèle social français ». Mais il rencontrait le même problème existentiel, sur lequel ses théoriciens majeurs ont trébuché. Si je les mentionne ici, ce n’est pas par goût d’érudition, mais parce que ce problème est aujourd’hui encore celui sur lequel bute la gauche populaire. Et qu’il nous faut l’identifier.
Althusser soutenait ardemment le Programme Commun de la Gauche des années 70, qui entendait tirer les leçons de 68. Il saluait les grandes nationalisations, conditions de toute avancée sociale et politique. Mais, dans « Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste », il met le feu aux poudres. Il avance que tout cela est fort bien : c’est une victoire sur le capital et donc une avancée vers le « socialisme ». Mais celui-ci n’est pas à confondre avec le « communisme », c’est-à-dire le pouvoir démocratique exercé par l’ensemble du peuple dans tous les domaines. Althusser est cependant resté incapable de définir en ce sens une ligne politique. Il évoque la nécessité de passer des alliances. Mais il n’a pas de concept pour identifier les éventuels « partenaires ».
Gramsci pourtant avait ouvert la voie. Par contraste avec le « marxisme de classe », qui était celui des partis communistes en général et d’Althusser en particulier, il élaborait ce que j’appellerais un « marxisme de nation », qui cherchait à identifier les forces à rassembler pour l’emporter. Et il les trouvait du côté d’un pouvoir intellectuel multiforme, s’exerçant notamment à travers les organisations éducatives, culturelles ou scientifiquess. Cette fraction de « l’élite » à conquérir, requises pour la construction d’une volonté populaire démocratique. Mais là encore l’alliance désirée ne s’est pas produite. Et la classe populaire perdu pied.
On comprend que, dans cette débâcle générale des partis, incapables de faire face à la déferlante néolibérale des années 70-80, une autre idée ait émergé, celle d’une forme-mouvement.
Bilan de la forme-mouvement. On peut partir des convictions de ses principaux doctrinaires, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Ils se fondent, l’un et l’autre, sur l’idée que la réalité sociale est à comprendre à partir des discours auxquels elle donne lieu. Pour Laclau, le peuple n’existe qu’à partir du langage qui le constitue. C’est à la rhétorique qu’il confie la tâche d’analyser et de transformer la société. On comprend qu’il en appelle finalement au leader charismatique, capable de trouver les paroles qui rassembleront le peuple. Chantal Mouffe parvient à la même conclusion, convaincue que l’histoire recommence à chaque moment à partir des projets formulés par les forces sociales en présence. À ses yeux, il n’y a pas de rapport social objectif plus profond, mais seulement des états de fait qui résultent de projets antérieurs. Pour le peuple, il s’agit donc de faire converger les exigences d’égalité qui s’expriment au son sein à l’encontre de la « caste » dirigeante. Plutôt que d’employer des concepts tristes, qu’il ne peut comprendre, comme celui de « capitalisme », dit-elle, parlons-lui plutôt des lendemains qui chantent. Et cela dans le langage affectif qui est celui de la politique, l’affect essentiel étant celui de l’appartenance à une communauté nationale. C’est donc le charisme du leader qui seul peut assurer l’unité du peuple.
On comprendra que ce discours, supposé savant, ait retenu l’attention de certains leaders populistes. Jean-Luc Mélenchon a manifesté sa proximité. Il a en effet initié un mouvement dont il constitue personnellement la dernière instance. La seule, du reste, puisque les formes démocratiques qui ont existé, si imparfaitement que ce soit, dans la forme-parti, se trouvent radicalement récusées. Ce que révélait au public, en 2017, le livre de Manuel Cervera-Marzal, Le populisme de gauche : sociologie de la France Insoumise, est désormais largement reconnu. Le trait le plus frappant est le remplacement de toute démocratie par une relation d’allégeance.
Le paradoxe est que cette initiative soit parvenue à prendre le relais du Front de gauche qu’elle récusait et à conduire à un succès électoral qui se manifeste par l’élection d’un plus grand nombre d’élus porteurs d’un projet démocratique. Le génie rhétorique de Mélenchon, au service de la cause commune, y est sans doute pour quelque chose. Mais il me semble qu’il faut mettre l’accent sur l’élaboration d’un programme commun qui vient de loin, d’une longue et profonde mémoire avec des relais de 36 à 81 et à 2012, enrichi par les luttes féministes et écologiques émergées depuis lors. Ce programme pouvait réellement convaincre un ensemble de traditions allant des socialistes, aux écologistes, aux communistes et aux insoumis. Le résultat donne à ceux-ci grand nombre de sièges au Parlement. Mais il y fait entrer une vague de militants et militantes qui ont assez d’expérience de la lutte sociale pour exiger un fonctionnement démocratique. Toutes les cartes se trouvent donc rebattues. Et, en dépit de convictions parfois opposées sur les questions internationales, je reste convaincu que la gauche populaire en France, sous le nom de Nupes ou un autre, reste une réalité solide.
Mais la contradiction essentielle qui déchire l’humanité, celle de la survie commune, relève désormais de défis qui se définissent au local à partir du planétaire. N’est-ce pas, dès lors, aujourd’hui l’écologie qui devient le pivot d’une politique populaire d’avenir ?
Pourquoi le Vert est devenu la boussole du Rouge. Je rappelle que la question qui nous occupe ici n’est pas celle du programme, mais la question connexe, celle des forces sociales à rassembler pour le mettre en œuvre. Pour y voir plus clair, il nous faut remonter plus haut dans l’analyse. Avec l’émergence de la modernité, au long d’un processus multiséculaire, on voit s’affirmer l’exigence populaire d’une gouvernance fondée sur un partage égal de la parole entre tous. Mais cet idéal, censément proclamé d’en haut comme d’en bas, se trouve à chaque instant confronté à contrainte de passer le relais soit au marché, soit à l’organisation, qui sont, au-delà de la coopération immédiate, les deux modes primaires de coordination à l’échelle sociale. Ainsi naît une classe dominante qui associe les capitalistes, maîtres du marché, et une « élite », d’expertise et de direction, aux divers niveaux de l’organigramme. Ce processus moderne prend place sous l’égide d’un État territorial. Celui-ci devient « Nation » à mesure que la classe populaire, grande majorité, affirme sa volonté de participer à sa gouvernance. Avec la pluralité des nations, apparaît le Système inégal des nations. La logique productiviste de la classe dominante, désormais intégrée dans un État-monde de classe et de genre, se croise ainsi à la logique destructrice du Système-monde impérialiste. C’est dans ces conditions qu’est apparu, voici quelques décennies, une force politique d’essence mondiale, que j’appellerai le Vert, dont l’affinité avec le Rouge est flagrante, mais riche de problèmes.
La question de l’alliance s’y pose en termes nouveaux. Le volet capitaliste de la classe dominante n’a d’autre logique que l’accumulation de plus-value, quelles qu’en soient les conséquences pour la planète et pour les humains. Le volet « compétent », peuplé de ceux qui ont « reçu compétence » et se considèrent comme l’élite, est le lieu d’une compétition pour la prééminence autour de la capacité à accéder aux emplois les plus honorables (qu’ils monopolisent) et, aux sommets, à produire les projets les plus grandioses. Il en découle de semblables conséquences humaines et écologiques. D’autant que ces fonctions ne s’exercent que dans les formes d’un style de vie supérieur, d’un coût écologique supérieur, générant, en parallèle avec la publicité capitaliste, un vent de « distinction » par la consommation, soufflant de haut en bas, jusqu’aux plus humbles, qui doivent consommer pour ne pas être fâcheusement « distingués ». Ainsi dépérit la planète.
À l’ère du néolibéralisme, qui n’est rien d’autre que le libéralisme économique à l’échelle planétaire, le Vert est la prise de conscience de ce processus destructeur. Il n’est rien sans le Rouge, qui décrypte et combat depuis longtemps le rapport de classe. Mais, parce que l’illumination écologique présente d’emblée la dimension planétaire, le Vert est appelé à prendre le gouvernail. Le problème est que ses porte-paroles ont naturellement émergé dans ces fractions de « l’élite » qui, parce qu’ils ont reçu compétence, pensent avoir vocation à diriger. C’est du reste la raison pour laquelle ils entreprennent de résister aux capitalistes, et ressentent l’attraction de la classe populaire, qu’ils aspirent à hégémoniser.
Une avancée politique de la classe populaire ne sera donc possible que si le Vert assume le fait qu’il a un point d’ancrage du côté de l’élite. À cette condition autocritique, on pourra lui reconnaître une vocation d’éclaireur et de guide, dont cependant aucun groupe défini ne saurait revendiquer le monopole.
Le mode d’organisation à concevoir. Les membres de la classe dominante se reconnaissent d’emblée une vocation à une place dirigeante dans la conduite sociale et politique de la société. Cela vaut notamment pour ceux de « l’élite », autopromue-autoreproduite, qui détient, à tous les niveaux de l’organigramme social, des positions d’experts et de dirigeants. Au sein de la classe populaire, les choses se présentent différemment. On projette d’abord son destin dans un environnement local, en fonction d’expériences personnelles et familiales de réussite ou d’échec, d’exclusion (de classe, de sexe ou d’origine), d’exploitation-domination, tout cela mêlé à de grandes expériences collectives (guerre, crise, migration, etc., ou lutte sociale) qui modèlent l’identité d’un groupe ou d’une génération. Ces processus apparaissent dans le déroulement chaotique de la courte et longue histoire qui donne lieu, aujourd’hui comme hier, à de multiples traditions politiques, pourvues de leur mémoire, de leurs principes et de leurs héros. L’expérience politique populaire est donc d’emblée hétéroclite.
La construction politique populaire rencontre quatre défis.
Le premier est celui de la division entre un peuple A, qui parvient à maintenir un ensemble de droits sociaux acquis de haute lutte, en dépit des régressions néolibérales, et un peuple B, où se retrouvent en priorité des femmes, des populations racialisées, des malportants, et aujourd’hui des jeunes. Soit une part croissante de la classe populaire. Il est clair que cette situation appelle un programme politique défini. Mais il devrait être aussi clair qu’elle appelle tout autant un mode d’organisation adéquat, qui permette à toutes et à tous de participer à la conception et à la mise en œuvre de la lutte commune.
Le second est celui de l’ancrage au sol. Le mouvement ouvrier s’est développé autour de la grande entreprise. Celle-ci a été systématiquement démantelée par la politique néolibérale. Elle demeure un haut lieu de la lutte sociale, notamment syndicale, comme aussi la grande administration. Mais l’articulation décisive semble aujourd’hui se situer sur le lieu où l’on vit et le plus souvent travaille, qui est aussi celui de l’école, des loisirs, de l’administration, des institutions sociales les plus essentielles, celui du quartier et de la ville au quotidien, où se nouent les amitiés et s’expérimentent les couples, où l’on rencontre plus que partout ailleurs des gens qui ne vous ressemblent pas. C’est à cette échelle que les personnes particulières doivent pouvoir se reconnaître et construire une volonté commune. C’est donc aussi là l’échelon premier et essentiel de l’organisation politique populaire, où l’on se choisira ses élus, plutôt que de se les voir distribués d’en haut, au gré de partages nationalement élaborés par les chefs de file, qui les préservent de l’emprise d’en bas. Bien sûr, l’informatique a bousculé ce cadre ancien. Chacun peut désormais communiquer et s’organiser avec d’autres sur la base d’opinions communes. Et cela transforme radicalement la lutte politique. Mais nous restons des sédentaires, et c’est toujours à partir de quelque part que nous interpellons autrui.
Le troisième concerne la diversité des engagements. Il y a trois façons de participer à une politique populaire. La première est celle des organisations qui se donnent pour objectif de transformer la société dans son ensemble. La seconde, tout aussi politique, est celle des associations, qui visent des objectifs particuliers, sur les créneaux de la classe, du genre ou de la discrimination « raciale ». Elle aussi a une visée générale, et c’est notamment le cas du syndicalisme. Mais elle est, dans chaque cas, l’affaire de certains, et non de tous. Elle doit se combiner avec la première, mais elle ne doit pas prendre le pas sur elle. La troisième est celle de l’engagement sélectif, dans un moment déterminé ou pour une cause que l’on rattache à la cause générale. C’est la voie ouverte à tous ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans les organisations existantes. C’est là le plus grand nombre, tout aussi valeureux et tout aussi essentiel.
Le quatrième défi est le plus redoutable. Si le capital constitue l’ennemi numéro un, le danger principal, c’est paradoxalement l’élite qui représente le « souci » principal. La classe populaire ne peut triompher sans s’allier à certaines fractions de la « compétence », où l’on préfère porter haut la bannière populaire, plutôt que d’être à la remorque du capital. Les organisations révolutionnaires ont lutté contre la prédominance élitaire en produisant eux-mêmes leur propre élite. Avec un succès limité, car le problème ne tient pas à la seule malice de l’organisation, mais à la dynamique profonde de la structure moderne de classe, qui donne aux privilégiés de la compétence, y compris à l’expertise politique des dirigeants de partis, un appétit et des moyens de domination par-delà les intérêts populaires. L’anarchisme a naguère été le moteur d’une résistance à cette dérive. Et la forme « mouvement » se légitime aujourd’hui comme celui d’une « matière grise » collective qui censément s’autogouverne… sous l’enchantement de la parole du leader. Bref, entre parti et mouvement, la classe populaire affronte un double péril, l’un, bureaucratique, l’autre, charismatique.
En conséquence, le noyau de base de l’organisation sera la « localité », plus ou moins vaste que la ville, selon le cas. Il sera formé par l’ensemble des personnes, membres ou non d’un parti à titre égal, prêtes à s’engager sur un programme de rupture et de reconstruction, dont celui de la NUPES donne d’aujourd’hui un bon exemple. Il sera doté d’une structure démocratique solide, comme le sont nombre d’associations. Il aura la charge de la bataille politique au plan local, et donc aussi le privilège de désigner des candidats aux élections locales et national. Il sera le foyer de la discussion des orientations nationales. Chacun s’enrichira par la rencontre avec les autres, les expériences se croiseront. Les différents groupes et partis nationaux y exerceront naturellement une influence décisive. Ils seront aussi les laboratoires qui permettront d’aller plus loin sur les voies qui sont les leurs. Il n’est pas difficile de se représenter de quelle façon cette dynamique pourrait remonter de bas en haut pour structurer une force de frappe solide.
La planète, l’association et le soulèvement. À l’échelle globale, le Système-monde moderne, qui s’est développé depuis des siècles, s’est trouvé, après la seconde guerre mondiale et avec une accélération au tournant néolibéral des années 70-80, enveloppé dans l’ébauche d’un État-monde de classe, qui se manifeste dans des institutions supranationales et par la tendance à l’instauration d’une constitution néolibérale commune, que chaque État-nation tend plus ou moins à faire sienne, le processus national et le processus global se nourrissant l’un l’autre.
Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est donc à comprendre à partir de l’interférence entre la violence de classe de l’État-monde et la violence de nation du Système-monde inégal. Mais c’est l’État-monde qui enveloppe le tout, et non le Système-monde, qui, dans son format centres/périphéries, se divise désormais en blocs divers, mouvants et disparates. Avec l’émergence rampante de cette étaticité mondiale, la structure moderne de classe, qui avait pris son essor dans l’État-nation, se redéploie à l’échelle du monde dans la même forme de duel triangulaire : un duel entre deux classes, mais triangulaire, puisque la classe dominante comporte deux volets, celui du capital et celui de « l’élite ».
Dans cette dimension mondiale, la classe d’en bas et les peuples d’en bas manifestent leur puissance historique dans un mouvement qui tend à réitérer à l’échelle ultime l’émergence de la nation moderne sous la forme d’une Nation-monde. Ce sont là en effet les deux forces populaires qui, après les grands massacres de la seconde guerre mondiale, ont inspiré une ONU censément fondée sur une Assemblée générale égalitaire. Et, dans ce contexte, elles ont impulsé les premières institutions d’émancipation à valeur universelle, l’OMS, la FAO, l’OIT, l’Unicef, la Cour pénale internationale etc. De tout cela, qui ne s’explique que parce que tout le pouvoir sur terre n’appartient pas au capital, les dominants n’avaient nul besoin.
Au-delà de ces premiers pas, ce qui se joue à cette échelle « nationale » ultime, c’est bien la participation de tous les citoyens, non plus à l’appropriation et à la défense d’un territoire, mais à la protection et au maintien de la vie sur la planète. Ce dont seule l’espèce humaine, qui la menace, peut assumer la charge. Mais que faire ?
Dans cette projection de la nation à la planète commune, la classe populaire mondiale et les peuples dominés qui en forment la grande masse doivent trouver alliance avec cette fraction « compétente » de la classe dominante qui a de bonnes raisons de résister au capital. Or il apparaît qu’à cet égard quelque chose est aujourd’hui en train de se modifier dans les grands équilibres mondiaux du « duel triangulaire ». À mesure que la furie destructrice du capital en régime néolibéral prend des dimensions telles qu’elle commence à être universellement reconnue, le pouvoir-compétence ne peut pas manquer de prendre distance par rapport à lui. C’est ce qui s’observe par exemple dans le GIEC, qui s’est imposé comme la seule instance écologique reconnue. Un premier pas en avant.
Mais, pour qu’un basculement révolutionnaire se produise, il faut que l’alliance entre le commun du peuple et des fractions décisives de l’élite concernée manifeste concrètement sa capacité à faire reculer le capital. Il faut que du côté de l’élite compétente se manifeste un engagement collectif aux côtés du commun du peuple. Or c’est bien ce que l’on commence à observer dans des formes mondiales d’activisme qui se manifestent en France sous le nom de « Soulèvement de la Terre ».
Les porte-parole d’en haut voudraient faire de ces nouveaux acteurs une variante des Black Blocs. La différence est pourtant flagrante, quoique, paradoxalement, les savantes études qui leur sont consacrées ne semblent pas l’avoir perçue. Les Black Blocs ont assurément, sinon un impact, du moins une visée anticapitaliste. Mais le propre de leur pratique est d’être rigoureusement parasitaire. Elle n’est jamais à l’initiative. Elle contente de se brancher sur une quelconque manifestation, indiquant, en position de « compétence » supposée, quelle orientation, radicale et universelle, elle devrait se donner. La pratique des Soulèvements de la terre, et autres mouvements de même inspiration, par contraste, est à l’initiative, et cela sur des objectifs concrets, avançant des alternatives définies. Elle relève du changement d’équilibre au sein du duel triangulaire global. C’est bien ce qui se donne à voir dans cette irruption d’hydrologues, météorologistes, chimistes, agronomes, vétérinaires, épidémiologistes, urbanistes etc. etc. (il y en a pour tous les corps de compétences), qui viennent se joindre aux combats éclairés des travailleurs et des habitants du lieu. C’est la Nouvelle Alliance.
La grande transformation qui s’opère dans ce nouvel activisme est qu’il s’inscrit dans un registre concrètement universel. Son programme est infini, s’étendant de l’agriculture au réseau routier, aux aberrations de la production industrielle et de la pollution aéronautique. À ce point s’opère la jonction entre les activistes du soulèvement et les militants des organisations et associations qui visent un changement radical. Les uns et les autres n’ont pas les mêmes agendas ni les mêmes pratiques, mais c’est de leur rencontre que dépendra la réponse à la question « La gauche populaire peut-elle devenir la force dirigeante ? ».