Il y a bien une énigme dans la conduite qui est celle aujourd’hui de Jean-Luc Mélenchon. Depuis son entrée en politique dans les années 70, il s’était toujours manifesté comme un acteur rationnel. Il quitte l’organisation lambertiste lorsqu’il comprend, comme d’autres, Lionel Jospin, Jean-Christophe Cambadélis ou David Assouline, que le Parti Socialiste ouvre de plus larges horizons à des militants politiques d’envergure. Il se situe logiquement à gauche dans ce parti. Il le quitte lorsqu’il comprend qu’il peut en entraîner avec lui une masse significative de militants sur cette ligne de gauche. Lorsqu’en 2008 il se trouve en mesure de joindre cette force modeste mais dynamique à celle d’un Parti Communiste encore relativement puissant, il a de bonnes raisons de constituer avec lui un Front de Gauche, qui s’avérera cohérent et qui le choisira en 2012, au regard de son génie propre, comme son porte-parole et son candidat. Quand en 2017, il met fin à cette alliance en se proclamant unilatéralement candidat, donc dirigeant suprême des opérations, tout cela est parfaitement rationnel au regard de sa démarche. En 2022, il se trouve en mesure d’obtenir une répartition des sièges qui conforte son organisation. D’un bout à l’autre, et surtout lors de la dernière campagne, il s’est affirmé comme l’homme d’un programme, qu’il a su mieux que quiconque expliquer, défendre et populariser. Il a su répondre à cette profonde aspiration d’unité qui habitait la gauche, et d’unité sous un tel programme. Jusqu’à ce moment, quoique l’on ait pensé de l’organisation qu’il dirigeait, ou du moins du défaut de démocratie qui la caractérise, on ne peut rien lui reprocher, sinon d’être parvenu à s’imposer comme le principal leader de la Gauche. D’un point de vue rationnel-réaliste, il a suivi sans faille une voie ascendante. Le leader charismatique, dit-on, ne tient pas son pouvoir de son propre talent, mais de la masse d’idées et de sentiments que la population projette sur lui. Si cette hypothèse est vraie, cela voudrait dire que la Gauche a projeté sur lui un programme politique qui lui était cher, et auquel il s’est trouvé identifié pour l’avoir si bien défendu.
La question que l’on peut se poser aujourd’hui est de savoir s’il n’a pas quelque peu perdu ses repères. Quand on défend le programme social-démocrate qui est celui de la Nouvelle Gauche Populaire, a-t-on besoin de l’excès permanent de langage ? Quand on a un tel talent pour convaincre, pourquoi perpétuellement ces mots en porte-à-faux qui déclenchent le buzz, sans éclairer son public ? Le premier éclat décisif fut au soir du 7 octobre 23 de déclarer qu’il ne s’agissait pas d’une opération terroriste, mais d’un acte de résistance. Il était si simple de dire que c’était un acte de résistance, mais sous forme terroriste. C’est ce que dit dès le lendemain Pascal Boniface, d’un ton tranquille, sans soulever de tempête, et le pape lui-même parlait d’une violence répondant à la violence. Quel dommage ! Il avait su capter l’héritage anti-impérialiste du Parti Communiste, qui s’en est lamentablement déchargé. Il avait levé très haut le drapeau de la Palestine. Et il sait très bien défendre la cause, celle-ci et d’autres, sur une vision assez profonde de l’ordre international. Mais il donne sans cesse aux médias les moyens de le faire taire, en se mettant sans cesse aux risques et périls du jeu politicien.
Il ne se dédie jamais – on l’a vu aussi dans l’affaire Quatennens, « un si brillant jeune homme ! » –, sinon on pourrait penser qu’il n’a pas toujours raison. Il ne revient pas en arrière, Il doit marquer sa différence, sa radicalité incomparable, sa rigueur, sa loyauté aux engagements, sa solidité quand les autres flanchent, sa lucidité quand les autres se laissent aveugler. Il n’a donc cesse de mettre ses partenaires dans l’embarras, de prendre des initiatives peut-être justifiées en elles-mêmes, mais qui ne feront pas l’unanimité, comme celle d’une motion de destitution que l’on sait destinée à la poubelle, ou la proposition d’abolir la réforme Touraine. Au total, il affaiblit son camp en s’employant à ébranler chacune des forces qui le composent, plutôt qu’il ne le conforte, comme on l’attend d’un grand dirigeant politique.
En avançant sa candidature pour l’Élysée, il annonce à ceux qui ne l’avaient pas encore compris sur quel horizon tout cela converge. Et c’est là précisément où le rationnel laisse place au déraisonnable. Car il est trop clair que Jean-Luc Mélenchon ne sera pas le candidat commun de la gauche, pour une quatrième fois, dès lors qu’il est publiquement récusé par ses partenaires. On n’est pas candidat à vie la charge suprême, pas plus que député ou maire, cela est désormais clair chez les gens de gauche. Surtout quand 80 % de la population a de vous une opinion si négative, quelque peu partagée au sein même de votre propre camp. C’est cela l’énigme. Comment un homme politique aussi chevronné peut-il s’entretenir dans une telle illusion ?
C’est là du moins le recto de l’énigme, qui a aussi un verso. Comment des gens aussi sérieux que le sont, dans leur majorité, les élus de La France Insoumise, qui apporte une telle contribution à l’élan de la Gauche, peuvent-ils se bercer eux aussi dans cette grande illusion ? Comment ces militants souvent venus d’une pratique militante sociale peuvent-ils s’accommoder d’un mode d’organisation aussi opaque au point d’être incapables d’ouvrir le débat sur le sujet ? Je pense, par exemple, à Aurélie Trouvé, qui avait écrit en 2021 un livre aussi peu mélenchonien que possible, Le bloc arc-en-ciel. Et aussi à d’autres que l’on voit intervenir de façon si remarquable sur les plateaux de télévision. L’annonce de cette quatrième candidature advient comme une sorte d’auréole qui entoure le visage de candidat présumé, sans laquelle il perdrait son « pouvoir » au sens magique que prend ce mot dans les jeux d’enfants. Le plus raisonnable pour lui ne serait-il pas qu’il prenne de la hauteur, de la distance, comme il a su le faire en abandonnant la direction de France Insoumise ? Par exemple qu’il se prononce lui-même, sans, bien sûr, renier sa propre candidature, en faveur d’une primaire à gauche pour les prochaines présidentielles.
Billet de blog 23 novembre 2024
Jean-Luc Mélenchon candidat, à la croisée de deux énigmes
Jean-Luc Mélenchon avait opéré un parcours que l'on peut juger rationnel: du lambertisme à la gauche du Parti Socialiste, le quittant avec une fraction assez forte pour co-fonder le Front de Gauche, y mettre fin, se faire reconnaître suprême candidat naturel, faire fleurir France Insoumise, s’imposer comme l’homme fort du NFP. Mais sa candidature aux présidentielles relève-t-elle du raisonnable ?
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