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Billet de blog 24 janvier 2024

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De quoi Lénine est-il le nom ?

Le centenaire de la mort de Lénine, janvier 1924, est passé inaperçu. Lui qui aspirait à l’émancipation humaine, inaugure un régime inédit de coercition, d’exploitation, de répression et de désolation. Est-il possible d’expliquer ce processus, d’en rendre compte dans sa singularité typique, en tant qu’il dépasse ce singulier personnage ?

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De quoi Lénine est-il le nom ?

On ne peut comprendre un phénomène historique si l’on ne parvient pas à l’expliquer : à en déterminer les causes. Lénine, qui aspirait à l’émancipation humaine, inaugure un régime inédit de coercition, d’exploitation, de répression et de désolation. Est-il possible d’expliquer ce processus, d’en rendre compte dans sa singularité typique, en tant qu’il dépasse ce singulier personnage ?

Dans sa Critique du Programme de Gotha, Marx avait distingué, dans le cours de la révolution à venir, deux phases successives : celle du « socialisme » et celle du « communisme ». C’est du moins ainsi qu’on les désignera par la suite. La première devait mettre fin au capitalisme. Lénine y est effectivement parvenu : la révolution de 1917 fait disparaître les capitalistes, en même temps qu’elle liquide l’ancienne société sur laquelle ils se greffaient. La seconde phase consistait selon Marx à abattre « l’asservissante subordination » des individus à une division du travail qui oppose travailleurs intellectuels et travailleurs manuels, bref l’asservissement des manuels aux intellectuels. Elle s’annonçait infiniment plus difficile. Lénine avait l’ambition d’y parvenir, il a tenté de le faire, mais en suivant une voie qui devait aboutir au résultat contraire.

Son projet de « dictature du prolétariat » était celui d’une démocratie radicale sous l’égide d’un parti rassemblant les ouvriers et les paysans. Or il s’est trouvé conduit, au long de la révolution engagée en 1917 et continûment par la suite, à écarter toutes les fractions et tendances qui s’opposaient à lui. La raison en était, en arrière-plan du moins, que son projet avait un présupposé économique lourd d’implications politiques : la société qu’il visait à instaurer serait non seulement postcapitaliste mais radicalement postmarchande, c’est-à-dire intégralement organisée, administrée. Et il s’avérait progressivement que seul un Parti unique, une institution que le marxisme n’avait pas prévue, pouvait assurer l’existence d’un tel régime.

La Révolution russe, dont Lénine fut le fer de lance au moment décisif et qui se mirait dans la Révolution française, était, elle aussi, un « phénomène social total », engageant plus loin encore toutes les forces moderne de la société : une révolution citoyenne, culturelle, féministe, à visée universelle. Son esprit ne s’éteindra pas d’un coup. Il hantera la société soviétique jusqu’au triomphe de Staline dans les années 30. Il ne disparaîtra qu’à la chute de Gorbatchev, dont les idéaux et projets témoignaient encore de ce que les promesses les plus fallacieuses du stalinisme n’avaient jamais complètement cessé d’être reçues comme des propos d’avenir, proclamant des tâches et des rêves à réaliser. Mais la chape de plomb qui les recouvrait était en place depuis longtemps. Et, lorsqu’elle se souleva, le spectre qui surgit fut celui du capitalisme, un capitalisme de la plus sordide espèce.

Quelle était donc cette chape de plomb ? Aux yeux de Lénine, la NEP, qui avait pour quelque temps réintroduit une certaine dose de logique marchande, n’était qu’un détour provisoire. La voie qu’il avait choisie, celle de la planification intégrale, consacrait par avance le pouvoir des organisateurs : le pouvoir de ces « compétents » qui avaient reçu compétence d’une autorité compétente. Voilà du moins ce que l’on peut en dire dans la langue et selon l’approche de Pierre Bourdieu, qui montre bien comment cette domination de classe se reproduit. La sélection des dominants s’opère à travers le fonctionnement même de cet ordre social organisationnel – au sens économique du terme, où « l’organisation » est l’antonyme du « marché » –, c’est-à-dire à travers des processus qui ne sont pas ceux du capital. Le Parti unique apparaît dès lors comme la condition d’un phénomène beaucoup plus large : l’implacable domination d’une classe qui s’affirme non pas à travers la concurrence entre détenteurs de capitaux, mais à travers la compétition entre ses dirigeants au sein d’un ordre social intégralement coordonné par la planification, laquelle s’impose en effet dès lors que l’on a exclu toute coordination par le marché.

Mais pourquoi devait-il en être ainsi ? Dans quelles conditions historiques cette domination de classe en est-elle venue à se substituer à celle du capital ? L’explication en est paradoxalement à chercher dans sa relation avec ce que l’on a appelé le « mouvement ouvrier ». Celui-ci n’a jamais existé que dans un mouvement plus large de la société moderne, où l’on voit s’affronter les privilégiés du capital et ceux de la « compétence ». Quand, au cours du XIXe siècle, le poids du capital vient progressivement à prévaloir dans l’ensemble de l’Europe, une partie de « l’élite compétente » tend à lui résister, et donc à se rapprocher de la classe populaire, jusqu’à s’engager avec elle dans la perspective tacite de prendre la tête de sa rébellion. Les intellectuels, tels que Marx, Engels, Jaurès, Lénine et autres, que l’on voit entrer en scène à ses côtés, ne sont pas là seulement en tant qu’intellectuels, mais comme figures représentatives d’une élite administrative, culturelle, scientifique, voire militaire, qui occupe du haut en bas un ensemble de positions plus ou moins dirigeantes au sein de la société. Si le mouvement socialiste les accueille, c’est qu’il est conscient de ne pouvoir vaincre la logique marchande capitaliste qu’en s’appuyant sur une logique organisationnelle (économique, administrative et culturelle), dont la maîtrise est le privilège de cette élite. Mais, une fois le processus engagé, celle-ci affirme rapidement son emprise implacable.

Là où le pouvoir du capital se trouvera aboli, le Parti unique deviendra la condition d’exercice et la garantie de survie de cet autre pouvoir. Mais cette invention vaudra tout aussi bien là où celui-ci en viendra à intégrer une logique de marché et donc un corps de capitalistes sur lequel il doit maintenir son hégémonie. Telle est la tâche que se donne le parti de Xi Jinping, si semblable au grand frère russe. Lénine n’est pas mort. Il survit en Chine. Désespéré sans doute.

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