Les enfants ne votent pas, ils n'ont donc aucun pouvoir. C'est ce que remarque Marie-Christine Gryson dans un excellent article qu'elle inscrit dans le cadre de la présidentielle. Elle y dénonce l'obsolescence de certaines pratiques judiciaires et en montre les effets qui ont été particulièrement dramatiques dans l'affaire d'Outreau, effets qui perdurent puisque les dysfonctionnements qui ont entaché cette affaire n'ont toujours pas été convenablement interprétés. Les analyses se sont focalisées sur l'idée d'une dérive de l'instruction, dans un contexte copieusement arrosé par les manœuvres stratégiques des avocats de la défense, alors que de toute évidence, les anomalies patentes dans le déroulement des procès n'ont pas été vues ou ont été passées sous silence.
La justice n'est pas la seule à incriminer. Il y a bien entendu la presse et les médias qui ont pris parti sans s'encombrer les positions contradictoires - mais vont-ils faire leur autocritique dans leurs propres colonnes ? Et aussi les institutions comme le Conseil Général qui s'est contenté de ne placer que deux avocats pour quinze enfants, face aux dix-neuf qui agissaient pour la défense avec la connivence d'auteurs connus du public.
On peut s'interroger sur le pourquoi de cette erreur d'analyse, mais on comprend assez vite qu'une remise en cause des conditions dans lesquelles le procès s'est déroulé, telle qu'elle a guidé les travaux de la commission parlementaire, aurait été en faveur des enfants victimes - ils en ont d'ailleurs fait les frais - alors que la mise en cause l'instruction a en quelque sorte sauvé les accusés. Il y a donc toujours un deux-poids-deux-mesures qui saute aux yeux.
Qu'une personne soit mise en examen pour une affaire de pédophilie, et vous voyez la plupart du temps se dresser un comité de défense qui émet ses cris d'orfraie et alerte la population. Qui connaît le fond du dossier dans ceux qui s'y joignent ? Ne peut-on surtout y voir un réflexe de solidarité, surtout si la proximité sociale ou professionnelle avec l'accusé pousse à la sympathie ?
Il en va tout autrement quand la sauvegarde des enfants est en jeu. Rares sont les comités qui s'érigent en leur faveur, et les associations qui prennent leur parti sont regardées avec méfiance, souvent avec hostilité, et peuvent être tout simplement écartées pour de mauvaises raisons comme ce fut le cas pour l'association « Enfance Majuscule » qui n'a pas pu se porter partie civile au récent procès du couple Lavier. Quant à la défenseure des enfants, le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle ne remplit pas la une des journaux.
Alors posons la question : les enfants peuvent-ils changer les choses ?
Non seulement les enfants ne votent pas, mais ils sont incapables juridiquement, et c'est ce qui fait leur malheur. Bien que la Convention Internationale des Droits de l'Enfant leur reconnaisse le droit de se plaindre, ils sont dans la pratique dans l'impossibilité de faire valoir leurs droits. Ce n'est donc pas en tant qu'enfants qu'ils pourront agir, mais en tant qu'adultes. C'est en tout cas ce qu'espère Jacques Thomet qui a eu le courage dans ce monde de lâcheté de lancer un appel aux enfants d'Outreau . Ce sont eux qui, en prenant la parole qu'on a seulement fait semblant de leur donner pourront secouer la gangue d'indifférence dans laquelle leur situation de mineurs les avait enfermés.
« C’est un SOS vers vous, les 27 enfants présumés victimes de viols à Outreau, et désormais majeurs, pour vous inviter à sortir de votre silence et à dénoncer les horreurs subies par vous. »
C'est en ces termes que Jacques Thomet lance son appel, annonçant par la suite les révélations fracassantes qui seront rendues publiques dès la parution de son prochain livre :
« Les procès d’Outreau resteront dans l’histoire, ce que je démontrerai dans mon livre à venir, comme une immense imposture au détriment des enfants victimes de sévices sexuels en France, et dont la parole est désormais niée dans le pays en 2012... »
Et de donner explicitement les noms de 27 enfants devenus majeurs et qu'il invite à s'exprimer.
Bien entendu, il faut du cran pour aller à contre-courant de cette légende insidieuse qui a pris naissance lors de la folie médiatique observée durant les procès, et qui a donné lieu à l'une des plus grandes mystifications de l'histoire de la justice, dans un contexte où la politique était aussi très présente.
La légende va-t-elle perdurer ?
Dans son livre « Outreau, la vérité abusée1 » référence incontournable pour comprendre cette affaire et ses dérives, Marie-Christine Gryson parle du « storytelling » d'Outreau. Cela me semble assez bien vu, dans la mesure où, de toute évidence, le public a aimé l'histoire de ces « braves gens » broyés par une justice bornée dans un processus terrible « qui pourrait nous arriver à tous ». Tellement aimé l'histoire qu'avec « présumé coupable », un producteur a voulu en faire un film à sensation, fiction présentée comme une histoire vécue – mais qui fort heureusement n'a pas eu le succès qu'il espérait.
Mais alors que nombre d'auteurs continuent à se fonder sur cette légende pour en reprendre et en répercuter la doxa sans chercher à remettre en cause quoi que ce soit, la vérité fait son chemin et finira sans aucun doute par s'imposer du fait qu'elle est connue et qu'elle va maintenant pouvoir s'exprimer au grand dam non seulement de ceux qui ont profité de la mystification, mais aussi de tous ceux qui l'ont relayée par naïveté, par idéologie, par panurgisme ou tout simplement à cause de la fascination que ce storytelling a exercé sur leur esprit.
Ce que l'on peut espérer de mieux à présent, c'est que la légende s'efface au profit de la vérité, pour les victimes qu'on ne croit plus, pour l'image de la justice dans l'opinion, pour que cesse l'impunité des pédophiles, pour qu'enfin le public soit averti et mieux armé vis à vis des mythes qu'on construit à son intention.
1Editions Hugo et Cie