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Billet de blog 12 septembre 2015

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Affaire Boulin : peut-on cesser d'être complotiste ?

La nouvelle tombe comme le scoop du jour : Une information judiciaire est ouverte dans le cadre de « l'affaire Boulin » pour enlèvement, séquestration suivie de mort ou assassinat.Tout vient à temps à qui sait attendre dit-on. La justice se rangerait-elle aux côtés de la rumeur ?Ce qui frappe sans doute le plus ceux qui ont pris l'habitude de percevoir l'information des grands médias avec une circonspection de bon aloi, c'est d'entendre le terme de « vérité officielle » qui d'ordinaire est essentiellement usité par des gens d'un genre particulier que l'on désigne de nos jours par « complotistes » ou adeptes des théories du complot. Selon les prochains développements de cette affaire, on peut s'attendre à ce que les personnes qui n'ont pas accepté de croire au suicide de Robert Boulin – et qui devraient donc logiquement figurer au nombre des complotistes – cessent d'être classés dans cette catégorie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La nouvelle tombe comme le scoop du jour : Une information judiciaire est ouverte dans le cadre de « l'affaire Boulin » pour enlèvement, séquestration suivie de mort ou assassinat.

Tout vient à temps à qui sait attendre dit-on. La justice se rangerait-elle aux côtés de la rumeur ?

Ce qui frappe sans doute le plus ceux qui ont pris l'habitude de percevoir l'information des grands médias avec une circonspection de bon aloi, c'est d'entendre le terme de « vérité officielle » qui d'ordinaire est essentiellement usité par des gens d'un genre particulier que l'on désigne de nos jours par « complotistes » ou adeptes des théories du complot. Selon les prochains développements de cette affaire, on peut s'attendre à ce que les personnes qui n'ont pas accepté de croire au suicide de Robert Boulin – et qui devraient donc logiquement figurer au nombre des complotistes – cessent d'être classés dans cette catégorie.

Il est vrai qu'il n'est pas facile de faire le tri entre les colporteurs des hypothèses les plus farfelues et ceux qui émettent des réserves, ou donnent des arguments qui engendrent soupçons sur tel ou tel fait d'actualité ou d'histoire. C'est la raison pour laquelle « la théorie du complot », employée dans un premier temps au singulier dans sa version française, a révélé une approche malhonnête de tous les questionnements que les faits d'actualité pouvaient générer dans le public, en ficelant ensemble toute démarche visant à communiquer une vision en décalage par rapport aux versions les plus exprimées.

« La théorie du complot », puis « LES théories du complot », puis « le complotisme » sont des éléments de langage qui ont fleuri au cours des dernières années, en parallèle avec un développement sans précédent de l'expression libre de la société civile par le biais des réseaux numériques. Ils interviennent à la manière d'un contre-feu censé protéger les médias contre une offensive incontrôlée de l'information parallèle. Et protéger les médias revient aussi à protéger les pouvoirs qui les contrôlent encore dans une large mesure.

Information officielle vs expression citoyenne

L'enjeu essentiel réside dans la main-mise des pouvoirs établis sur l'opinion publique. D'abord régulée par la censure, par la restriction de la liberté d'expression et la répression qui s'y ajoute au besoin, par la propagande et les programmes de l'enseignement, cette main-mise a depuis deux siècles cédé du terrain à la société civile, d'abord par la liberté de réunion et d'association, puis par des possibilités technologiques de plus en plus performantes en matière de communication : impression de documents de moins en moins coûteux et de plus en plus rapides, les photocopieurs ayant largement dépassé les antiques machines offset, banalisation de l'usage du téléphone, mode des micros-trottoir faisant s'exprimer de simples citoyens devant les micros et caméras, puis les radios libres qui ont su s'imposer après une âpre bataille, enfin le raz-de-marée Internet qui donne des boutons aux despotes encore en place.

Autant dire qu'il ne manquait pas de motivations pour trouver un moyen d'amoindrir la portée de l'expression citoyenne. Le dénigrement est l'un d'eux. On se souvient dans la mouvance des logiciels et des documents libres, des quolibets acerbes qui ont été lancés au démarrage de l'encyclopédie libre Wikipédia. Il ne s'agissait d'après tous les détracteurs – des gens sérieux ceux-là - que d'une idée utopique qui allait permettre à tout citoyen d'aller dire n'importe quoi à tout propos, et si ce n'était pas n'importe quoi, il n'y aurait pas la caution d'une maison d'édition censée garantir la qualité des contenus. Or on connaît maintenant le succès de cette encyclopédie toujours disponible gratuitement sur laquelle viennent s'instruire des milliers de lycéens et d'étudiants, et sur laquelle les enseignants eux-mêmes vont vérifier leurs connaissances. Bien sûr tout n'y est pas parfait, mais plusieurs études portant sur les erreurs rencontrées ont montré que la qualité de ses contenus était proche de celle d'une encyclopédie de référence comme Britannica (Universalis)1. Pour ce qui est des faits de société, je suis témoin du fait que les « vérités officielles » y sont en meilleure posture que les idées contradictoires presque fatalement minoritaires dans les groupes de contributeurs2. Quoi qu'il en soit, sur ce projet audacieux au départ, la libre expression l'a apparemment emporté sur le savoir estampillé.

L'origine et sens de l'expression

L'expression dérive de l'anglais « conspiracy theory » rencontrée depuis le fin du 19° siècle, mais rarement jusqu'aux controverses portant sur l'assassinat de John Figerald Kennedy en novembre 1963 et les conclusions du rapport Warren. Elle est revenue en force après les questionnements largement répandus qui ont jeté le trouble sur tout ou partie des révélations concernant les attentats du 11 septembre 2001.

L'élément de langage passé en langue française et rapidement adopté par les médias « LA théorie du complot » s'est d'abord appliqué non pas à des arguments de remise en cause des informations reçues des médias, mais à une attitude d'une partie de l'opinion publique qui se montrait incrédule ou suspicieuse. L'expression, opportunément chargée émotionnellement, confine à l'évocation d'une pathologique, d'une tendance névrotique. Elle dissuade de porter attention aux arguments présentés, le but est atteint. Si de plus le mot « adepte » de la théorie est utilisé, on ajoute encore la note d'un parfum de secte, ce qui révèle surtout les arrières-pensées de ceux qui utilisent le mot.

La multiplication des controverses médiatiques dans lesquelles la théorie du complot a été invoquée à l'encontre de l'une des parties et la diversité des cas a fait que le singulier n'était plus tenable. Parallèlement, il semble que l'attention se soit recentrée un peu sur les arguments controversés. On a donc davantage parlé DES théories du complot. Enfin, on relève de plus en plus les termes « complotistes » ou « conspirationnistes » pour stigmatiser les personnes ou les groupes qui adhéreraient une théorie du complot.

La première question à se poser est sans doute de se demander si ce vocable a un sens.

Voyons d'abord le mot « complot ». Il désigne alliance secrète de plusieurs personnes dans un dessein néfaste ou destructeur, à l'encontre d'une personne physique ou morale. On parle de conspiration si le complot vise un pouvoir établi. Les coupables se situent typiquement en dehors des cercles du pouvoir attaqué, et souvent dans la société civile.

Le suffixe « iste » est la plupart du temps le fait de celui qui pratique une activité :

l'automobiliste celui qui pratique l'automobile ; le paysagiste est celui qui s'occupe de paysages... etc.

On peut remarquer que plusieurs choses ne vont pas :

- les complotistes ne sont pas ceux qui complotent,

- les complotistes cherchent en général à communiquer au maximum, ils n'agissent pas en secret.

- ils sont montrés du doigt et supposés dangereux comme s'ils ourdissaient un complot.

- ils déplorent les secrets entretenus par les pouvoirs auxquels ils s'opposent et les accusent – souvent preuves à l'appui – de mentir délibérément.

- ils sont accusés de retourner la charge de la preuve.

On voit là toute l'ambiguïté que recouvre l'élément de langage. Elle tient sans doute pour une grande part à un certain malentendu sur le conflit qui oppose le pouvoir aux personnes qui doutent. D'un côté, une entité détentrice d'un pouvoir et qui a des intérêts à défendre que ce soit au titre de la raison d'Etat, de visées politiques d'un parti, de la position financière d'une firme ou de tout autre motif, fait usage des moyens de persuasion dont elle dispose pour faire accepter une décision, pour infléchir l'opinion dans un certain sens, pour éviter un scandale... de l'autre des citoyens qui sont en général prêts à accepter les faits qu'on leur présente à condition qu'ils soient authentiques. Savoir la vérité est leur revendication essentielle.

Les attentes ne sont donc pas symétriques. L'entité suspectée met au défi ceux qui doutent de la version qu'elle défend, de fournir des preuves des autres hypothèses alléguées, tandis que le citoyen lambda attend que cette entité fournisse les gages de sa sincérité.

Quand la confiance n'est plus là

Et c'est là que la bât blesse. Nombreux en effet sont les actes des pouvoirs établis qui détruisent la confiance indispensable à la bonne réception des informations qu'ils émettent. Il n'est que de prendre en compte la récente directive européenne sur le secret des affaires qui légitime l'opacité au prétexte de protéger les intérêts économiques des entreprises.

De fait, tout citoyen qui suit l'actualité et tente de la comprendre, garde les stigmates des déceptions qu'il a ressenties chaque fois que sa confiance ou sa naïveté a été trahie par des mensonges. Selon son âge, ces pitoyables expériences n'ont fait que renforcer sa méfiance.

En 1964 l’attaque dans le golfe du Tonkin était une pure invention...

En 1964, le rapport Warren sur la mort du Président J.F. Kennedy suscite le malaise et de troublantes questions...

En 1986, les nuages radioactifs de Tchernobyl se sont miraculeusement arrêtés à la frontière française...

En 1991, les mensonges de la guerre du Golfe sont restés dans les mémoires comme le summum du bourrage de crâne...

En 2001, le pédophile Mard Dutroux est présenté comme un « loup solitaire »...

En 2002, il était dit que l'Iraq entretenait des liens étroits avec le réseau terroriste Al-Qaida et menaçait la sécurité des Etats-Unis parce qu’il possédait des « armes de destruction massive »...

Et la liste pourrait être bien plus longue.

Réfléchir sur l'actualité, ce n'est pas le cas de tout le monde. Mais personne ne peut échapper au jus médiatique qui dépeint – sans doute de façon un peu trop caricaturale - un monde où « tout est faux ». Il y a toutes les « affaires » impliquant des responsables politiques, des capitaines d'industrie, l'industrie pharmaceutique...

Il y a le maquillage quotidien des chiffres, et toutes les enquêtes où l'on ne peut approcher la vérité que munis de caméras cachées...

Et il y a les expériences personnelles de cadres administratifs, de syndicalistes, de journalistes, qui sont régulièrement témoins du mensonge institutionnel. Soit dit en passant, pour qui a suivi en détail l'affaire l'Outreau et plus particulièrement le dernier procès à Rennes et qui a connu en temps réel le scandaleux parti pris des médias, la réalité de la désinformation est prouvée. Elle entraîne un vrai traumatisme pour les victimes et certains témoins, et elle laisse aussi dans l'esprit des observateurs consternés une empreinte indélébile. Toutes ces expériences individuelles ne font pas la Une des journaux, mais se racontent en famille, s'écrivent dans les réseaux sociaux sur lesquels bien des gens passent plus de temps qu'à lire les grands quotidiens.

En un mot comme en dix, la confiance est rompue entre le public et les institutions, et ce n'est pas tant la faute du public que de ces dernières.

A suivre : La crainte des pouvoirs

1 http://www.zdnet.fr/actualites/wikipedia-presque-aussi-fiable-que-britannica-39296098.htm

2 C'est notamment le cas pour l'affaire d'Outreau sur laquelle je suis en mesure de me prononcer.

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