C'est pour la presse une bonne nouvelle1, dans la mesure où le jugement se fonde sur « l'état de nécessité », reconnaissant par là le bien-fondé d'une démarche qui a permis de faire cesser l'abus d'une situation de faiblesse. C'est déjà le signe de la prédominance de l'éthique fondamentale sur les reproches qui pouvaient être retenus envers les moyens qui ont été employés à cette fin, même s'il est reconnu que les journalistes n'ont pas outrepassé leurs objectifs en épurant leurs révélations de détails inutiles préjudiciables à la vie privée de la Liliane Bettencourt. À une époque où l'on a pu à diverses occasions reprocher à la justice de limiter son action afin de préserver des principes, cette clairvoyance mérite d'être saluée.
Saluons aussi le courage de cette décision dans le contexte délicat des affaires sensibles. Il est difficile de ne pas avoir à l'esprit toute l'attention que l'Elysée a pu porter à cette affaire Bettencourt, et à la prudence qui a accompagné les premières investigations. On pourra toujours se dire que le pouvoir politique a changé, il n'en reste pas moins que la classe politique dans son ensemble pâtit toujours des scandales, d'autant que le public est de plus en plus aux aguets pour ce qui est des affaires qui pourraient être opportunément déguisées, ou mourir d'étouffement.
Sous la présidence de Denis Roucou, le tribunal correctionnel de Bordeaux, fait valoir le travail irremplaçable des journalistes qui par leurs articles « ont participé aux débats d'intérêt général et sociétal ». Il faudrait donc conclure – une fois n'est pas coutume – qu'en matière d'information l'intérêt général prévaut sur la raison d'État.
Voilà qui devrait réjouir non seulement les journalistes professionnels, mais aussi toutes les personnes qui s'efforcent d'agir comme lanceurs d'alerte ou comme ré-informateurs sur des sujets dont l'approche médiatico-politique est défaillante ou fallacieuse. Tous ont leur place dans le paysage de l'information, attendu que la véracité de l'information ne tient pas à une carte de presse. À tout bien considérer, le majordome des Bettencourt n'en disposait pas.
À priori, on ne voit pas bien pourquoi les francs-tireurs de l'information qui ne désarment pas pour révéler ce qui mérite de l'être, seraient victimes d'ostracisme. Je parie même que nombre de journalistes mettront la main sur le cœur en faisant valoir leur ouverture d'esprit. Parmi les gens de la presse, il en est pourtant qui ont eu des mots bien peu aimables pour les trublions non-patentés qui viennent mettre leur nez dans des affaires sensibles et contestent, arguments à l'appui, des positions auxquelles les journalistes se sont rangés. La meilleure preuve en est probablement ce qu'a osé écrire Florence Aubenas dans un article du Monde « Outreau : trois semaines dans l’ombre des "révisionnistes" » à propos du dernier procès relatif à l'affaire d'Outreau qui s'est tenu à Rennes en mai 2015. Les qualificatifs qui ont été utilisés à l'encontre des observateurs qui contestent la doxa officielle sont des exemples d'anthologie. Cette attitude que l'on l'observera sans doute encore à d'autres occasions me semble particulièrement révélatrice d'une opposition d'un autre type que celle qui a trait aux débats qui apparaissent de temps à autre à propos d'affaires judiciaires.
Y-a-t-il d'ailleurs un réel débat face à la position unanime, voire à l'unanimisme de la presse sur cette affaire d'Outreau ? La réponse est non. On sait de plus que le seul vrai documentaire qui recueille les témoignages de personnes qui ont été impliqués de près dans l'affaire – je parle ici de la vidéo « Outreau, l'Autre vérité », réalisé par Serge Garde et produit par Bernard de la Villardière – n'a jamais été programmé sur les chaînes de télévision françaises alors que « Présumé coupable », film de fiction fondé sur le témoignage rédigé par Alain Marécaux avant qu'il ne soit acquitté, a été passé plusieurs fois et a même été proposé aux établissements scolaires.
C'est qu'en réalité, les lanceurs d'alerte ne conservent ce statut que dans une certaine limite à partir de laquelle ils passent du rôle de défenseurs du contradictoire à celui de dissidents. C'est le franchissement de ce Rubicon qui leur vaut les épithètes caractéristiques de « révisionnistes » - ce qui pour moi n'est pas dégradant – ou de « conspirationnistes », terme qui révèle s'il en était besoin une friction avec la raison d'État.
Il est sans doute assez naïf de rappeler que le rôle des journalistes est moins de sacraliser la raison d'État que de révéler la vérité au public. Quoi qu'il en soit, pour ce qui est des révélations sur l'affaire Bettencourt, je ne peux que me satisfaire de voir que ce principe est apparemment retenu, et je le serai encore davantage lorsque la censure sera levée sur les articles dont le public ne peux toujours pas avoir connaissance.
Les mythes ont la vie dure, et les combattre revient en quelque sorte à affronter le dragon à six têtes. Mais la disponibilité d'une quantité croissante d'informations par voie numérique et l'irruption d'un grand nombre d'intervenants a changé la donne. Pour prendre une image, ce n'est plus le chevalier de jadis combattant le dragon avec une épée, mais une armée qui s'avance avec des sabres laser. Les proportions du rapport de forces ont changé, l'issue des combats n'est plus réglé d'avance. Tout comme le majordome et les journalistes courageux qui ont été relaxés après avoir assumé les risques de leur démarche, d'autres personnes se verront tôt ou tard rétablies dans leur honneur lorsque les manœuvres de discrédit auront été dévoilées et comprises. Je pense en particulier à Marie-Christine Gryson-Dejehansart qui a fait l'objet de mon précédent article.
1Voir l'article Le tribunal de Bordeaux relaxe le majordome et les journalistes