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Billet de blog 20 novembre 2018

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A-t-on éteint les Lumières ?

Le monde avait changé. La science était apparue au siècle des Lumières. Rien ne se perd, rien ne se crée avait dit Lavoisier. La raison allait l’emporter sur les croyances et les superstitions. En quelques générations – un temps infime à l’échelle de l’humanité – le savoir était à la portée de qui voulait s’y consacrer. Est-on en train d'éteindre les Lumières ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De grands savants se sont illustrés, Carnot, Pasteur, Maxwell, Planck, Curie, Einstein et tant d’autres. Le monde était enfin en phase d’être expliqué. Les avancées technologiques du siècle de la vitesse ne se sont pas fait attendre pour le meilleur et pour le pire. Celles-ci ne pouvaient se passer d’investissements massifs, et l’émergence du grand capital en a accompagné le parcours.

Entre tradition et modernité, la guerre était déclarée. Face aux les tenants du mystère de la vie, de l’âme et du corps, les explications scientifiques. Rationnelles, simplistes même, elles devaient vaincre toute réticence. On proclamait « Dieu est mort », on entendait pourtant « Il est vivant ». Et tandis que l’ère industrielle sacrifiait les « masses laborieuses », la contestation du système économique fourbissait ses premières armes.

Le fait est que les deux combats se sont imbriqués. La religion et l’économie ont fait alliance. Une alliance qui a toutefois quelque chose de curieux. Un matérialisme athée d’un côté, mais où se sont retrouvés nombre de victimes du « système » qui se mettait en place, et de l’autre, une puissance financière et industrielle qui impulsait vigoureusement la révolution scientifique et technologique sans condamner la croyance et qui s’appuyait au besoin sur les institutions religieuses pour mieux lutter contre le camp d’en face.

Cette alliance qui ne semblait pas aller de soi avait-elle une raison d’exister ? Peut-on oser cette question : la croyance populaire est-elle utile au pouvoir dominant ? On sait que Karl Marx a répondu à sa manière à la question en évoquant « l’opium du peuple » élément de langage qui a servi d’éperon à la population outragée toujours imprégnée de siècles de tradition.

Mais cette question, toujours d’actualité est-elle en lien avec le retour auquel on semble assister aujourd’hui ? La libération du vingtième siècle est-elle vouée à un retour en arrière ?

La période qui va de la fin du dix-neuvième siècle à celle du vingtième siècle a sans aucun doute été une phase de libération à bien des égards. Celle des mœurs est souvent évoquée, elle était d’autant plus probable que les dogmes moraux issus de la tradition étaient mis en perspective et relativisés, ramenés à des choix personnels. Mais il est tout aussi judicieux de parler de la libération par le savoir.

Une libération du temps de vie encore jamais vue a été déterminante. Elle a permis l’accès aux études, et notamment aux études supérieures pour un grand nombre de personnes, ce qui a aussi joué un rôle non négligeable pour ce qui est de la condition féminine.

Cette évolution a permis un accès au pouvoir sur plusieurs plans.

- Sur le plan démocratique, avec une meilleure perception par la population des enjeux politiques, avec aussi le saut décisif qu’a été le vote des femmes puis des jeunes ;

- sur le plan de la vie citoyenne avec notamment la loi de 1901 sur le droit d’association ;

- sur le plan de la vie sociale avec la représentation syndicale, le droit de grève finalement entré dans la constitution en 1946 ;

- sur le plan de la vie économique par les choix que tout consommateur peut opérer dans un marché élargi ;

- sur le plan du savoir-faire par la maîtrise des technologies naissantes.

Ce dernier point est pour moi l’objet d’une attention toute particulière.

Les premières machines volantes ont été construites avec des moyens limités, abordables.

Les premières liaisons radio par Branly, Marconi, ont été expérimentées à partir d’un matériel qui tenait du bricolage. Le « tube à limaille » par exemple.

Mais le progrès scientifique n’était pas que le fait de « premiers de cordée » de l’époque. Il s’étendait sur toute une population qui n’allait pas chercher son ressenti dans les ouvrages savants, ni même nécessairement dans la routine de leur vie professionnelle, mais dans les actions qui pouvaient être menées dans ce qui était leur espace personnel de liberté.

Les premiers adeptes de la TSF étaient des amateurs qui pouvaient réaliser eux-même un récepteur de radio. Nombreux ont été les « sansfilistes » qui passaient des soirées et des nuits branchés sur leurs antennes et qui en éprouvaient de la satisfaction.

Les premiers détenteurs d’une automobile pouvaient la démonter, la réparer, avec leurs propres outils, et cela jusqu’à une date récente.

Les amateurs photographes pouvaient passer des nuits en lumière rouge près de leurs agrandisseurs en vue de présenter leurs œuvres dans les prochains concours.

Dès le début des années 80, les passionnés d’électronique pouvaient apprendre à programmer leur microprocesseur avec un fascicule qui leur faisait découvrir son jeu d’instructions et une carte électronique acquise pour quelques centaines de francs de l’époque. Puis ce fut le cas des premiers logiciels, le Basic, Visicalc…

Ceux et celles qui n’avaient pas le sens technique pouvaient s’impliquer dans la vie économique à leur initiative, par exemple en s’introduisant dans un univers qui semblait encore à leur portée pour y faire eux-même leurs arbitrages.

Sans nourrir pour autant un sentiment de toute-puissance, la personne qui voulait bien s’en donner la peine pouvait « rester dans le coup » et prendre sa part à ce progrès qu’il était convenu de ne pas arrêter.

Cette époque avait une nouvelle heure de gloire avec le début enthousiasmant de l’Internet. Ce nouveau média offrait à ceux qui en percevaient le potentiel, la perspective d’une révolution comparable à celle des l’adoption de l’imprimerie, et ils y avaient immédiatement un accès personnel s’ils le désiraient. Les beaux jours de Compuserve, d’Usenet et de Gopher – des noms qui sonnent aujourd’hui comme des mots de la préhistoire - étaient arrivés. Puis, avec un accès approprié et quelques notions de langage HTML, toute personne motivée pouvait se confectionner un site personnel de sa propre initiative et en éprouver une certaine fierté1.

Toutes ces possibilités laissaient espérer de rester en prise avec l’évolution des choses.

La fin du vingtième siècle pouvait marquer comme le triomphe de  «l’ homo faber ». Qu’en est-est-il aujourd’hui ?

Sur le plan de la démocratie, les électeurs et électrices d’hier ne sont-ils pas ramenés à un rôle de supporters dans une ambiance de championnat, alors que petites phrases, éléments de langage et petits ou gros scandales remplacent toute perception d’un programme de gouvernance ?

Sur le plan de la vie citoyenne, alors que les invitations se font à la mode publicitaire pour nous convier à assister ou – mieux à donner notre procuration - à nombre d’assemblées générales où il faut voter pour des personnes que l’on n’a jamais vues, jamais entendues, et où nous seront proposées à l’adoption des dispositions fondées sur de nouveaux textes, de nouvelles normes, de nouvelles lois qui seront rapidement exposées dans un langage sibyllin, totalement incompréhensible par des non-spécialistes.

Sur le plan de la connaissance, l’évolution est paradoxale. Elle se trouve en principe grandement facilitée par l’apparition des médias numériques. Taper quelques mots sur un moteur de recherche, accéder à une encyclopédie gratuite immédiatement, c’est effectivement bien plus facile que passer des heures de recherches dans des bibliothèques.

Dans le même temps, la motivation des jeunes pour les sciences, les carrières d’ingénieur, de scientifiques se sont affaiblies. Le matheux a perdu de son aura, les carrières médicales et para-médicales, juridiques et les formations destinées au « management » semblent avoir gagné en attractivité. Pour ce qui est des métiers techniques et manuels, ils semblent être le lot de consolation des études moins réussies. Dommage et injuste.

Mais pour étudier, il faut croire en l’usage qui peut être fait de ses aptitudes acquises. Le champ d’application doit rester ouvert - disons plutôt qu’il devrait, car il ne l’est pas. L’accès au savoir-faire est souvent comme protégé des regards et entravé de plusieurs façons : en particulier le secret, la protection intellectuelle, la complexité apparente et le jargon.

Ces personnes qui jusqu’à une époque récente pouvaient mettre les mains dans le cambouis et réparer leur voiture - avec quelques aptitudes et une revue technique détaillée – que peuvent-elles encore aujourd’hui sans un banc de diagnostic dédié, dès que cela se complique un tant soit peu ?

Beaucoup de techniciens pouvaient dépanner et remettre en ordre de marche votre téléviseur. Peuvent-ils faire autre chose aujourd’hui, dans la plupart des cas, qu’un constat de décès en vous proposant de remplacer l’appareil ?

Les composants de votre ordinateur, le capot de votre voiture, le boîtier de votre smartphone, sont aujourd’hui des boîtes noires, magiques, dont le secret n’appartient qu’à une toute petite élite.

S’approprier un bien, le connaître et le maintenir fait désormais partie du passé. On accède pour un temps à son usage, moyennant un prix, un abonnement, une inscription à un compte en ligne qui lie la garantie à votre profil personnel, mais vous saurez bien peu de choses sur sa constitution, cela n’appartient qu’au constructeur qui se permet à la limite de programmer l’arrêt de son fonctionnement. L’objet usuel est devenu magique, vous l’utilisez un temps, vous le remettez dans une filière de recyclage, vous ne le possédez pas.

Dans cet univers, la connaissance nécessaire se résume à peu de choses : comment utiliser le monde qui a été pensé pour vous ? Qu’est-il possible de choisir sans avoir à cocher soigneusement la case « j’accepte toutes les conditions » qui vous fait abdiquer systématiquement devant un texte tellement abscons que vous renoncerez à le lire. À quoi pourrait bien servir alors une connaissance qui dépasse le minimum requis ?

Comprendre est devenu trop souvent inaccessible au commun des mortels. La norme, les règlements, la loi, le fonctionnement technologique, vos droits… Et ceux qui s’efforcent d’y parvenir ne sont-ils pas souvent regardés du coin de l’œil, avec un peu de compassion, comme des naïfs ou des prétentieux ?

Ne sommes-nous pas revenus dans un monde magique, un monde qui dépasse notre entendement ?

Le monde qui renonce à l’entendement est bien près de se plier à la soumission aux dogmes. Un monde où la croyance en la doctrine ambiante remplace la décision réfléchie, selon un processus de décision qui finit par s’appliquer à tous les degrés de la hiérarchie. Notre contexte matériel se façonne selon les conceptions des rares magiciens qui savent lire dans les entrailles des circuits intégrés, qui savent lire et écrire les lignes de code des logiciels qui gouvernent vos objets connectés, les robots qui travailleront pour nous, les terminaux des salles de marché, et qui arrivent à interpréter les oracles des textes de loi et des accords internationaux.

Les humains, laissés trop à l’écart des facultés d’agir se tournent vers ce qui peut faire sens . Pourraient-ils rompre avec cet « homo faber » qui les porte depuis des millénaires ? Ce n’est pas pensable. Regardons les zones d’intérêt qui se développent : la cuisine, la permaculture, la décoration, les arts, l’écriture même. Très bon sans doute pour l’équilibre, mais remarquons une chose : toutes ces activités, apparemment, le pouvoir n’en a cure. Elles n’affectent pas la marche du monde, elles ne gênent pas les visées des banques et des multinationales qui restent seules à présider à nos destinées.

La destinée elle-même devient objet de préoccupation. L’avenir fait peur. La violence tant mise en exergue et vendue par les médias inquiète. L’esprit est envahi par un brouillard de mots. Viols, agression, traces d’ADN, corps de la victime, braquage, harcèlement, crime, attentat… des mots qui collent dans la tête et vous accompagnent dans vos déplacements. La société qui s’était habituée à exorciser la discorde en comptant sur le consensus moral de règles de vie à suivre semble aujourd’hui prête à accepter une nouvelle forme de servitude volontaire comme la perspective de retrouver un cadre rassurant.

Dans le monde d’hier, nos vies étaient entre les mains de Dieu et des rois très chrétiens qui prétendaient agir en son nom de par un pouvoir divin, aujourd’hui, dans quel cadre devrait-on se couler entre la résignation à rester dans les mains de la finance et des grands dirigeants qui agissent dans son sillage, ou l’espérance de s’en extraire en misant sur un autre consensus collectif qui peut se révéler oppressif et dangereux ?

Pour avoir eu le sentiment de n’être plus capables d’apprivoiser le destin, est-on prêts à replonger dans le monde magique, celui des mystères que l’on ne cherche pas à élucider, celui des pensées prêtes à l’emploi ?

Au retour du grand voyage, Candide disait qu’il fallait cultiver notre jardin.

Le jardin semble intéresser du monde aujourd’hui. C’est un signe. Le jardin naturel bien sûr mais pourquoi ne pas voir aussi comme notre jardin, l’ensemble des actions qui restent à notre portée dans de nombreux domaines ? Il nous faut encore des projets, il nous faut encore rêver et croire en notre propre appréciation du réel, imaginer autre chose que ce qui est déjà écrit, voir les doctrines avec circonspection, inventer la troisième voie pour une nouvelle libération.

Les perspectives d’action ne manquent pourtant pas alors que le défi qui se présente et que nos dirigeants n’ont toujours pas relevé est rien de moins que de sauver la planète du délabrement que les activités humaines ont causé. Une entreprise qui ne peut se fonder que sur une affirmation de valeurs et un mouvement collectif. Le désastre dont l’évocation ne suffit pas à résoudre les causes serait-il l’aiguillon à même d’apporter un nouveau souffle ? C’est en tout cas le défi de notre siècle.

1La pratique d'internet aujourd'hui, hors mis le consumérisme et les tâches administratives, va-t-elle se résumer à l'expression de ses inquiétudes et de sa frustration sur les réseaux sociaux ?

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