Dans notre société, relativement peu de gens ont connu la misère. Sa perspective reste plutôt théorique, alors que l’opulence fait toujours rêver. Le manque du nécessaire vital n’a pas été vécu pour la plupart, il n’est même pas pensé. Il ne l’est pas, parce qu’il est impensable pour quelqu’un dont les nécessités vitales n’ont jamais été menacées.
Dans le spectacle permanent de nos activités commerciales, la part du désirable masque très largement celle du nécessaire, et la peur de manquer se porte sur l’agréable, le confortable, sur ce qui valorise, pas vraiment sur le vital. Ce déséquilibre se concrétise de fait par la part excessive des activités humaines qui se consacrent à des secteurs qui ne sont pas vitaux1, alors que des secteurs qui portent sur les besoins essentiels de nourriture, de logement, d’éducation, de soins, de justice sont à la peine2.
Cette perception biaisée des nécessités apparaît en de nombreux pays qui ont par exemple délaissé leurs productions nourricières par des activités liées au tourisme, avec une dépendance économique scabreuse qui les lie aux pays d’où vient leur clientèle, et les produits alimentaires qu’ils doivent alors importer, avec toutes les incertitudes de pérennité que cela présente dans un monde devenu instable.
Ces disproportions sont moins perceptibles en France du fait de la diversité des activités commerciales, industrielles et de service, mais elles ne peuvent pas non plus être perçues dans leur réalité, parce que les chiffres qui prétendent refléter la santé de l’économie ne font aucune distinction entre ses différents secteurs pour l’observateur du public non spécialisé. La croissance, l’inflation, l’emploi font l’objet de chiffres produits globalement, alors qu’ils n’ont que peu d’intérêt tant que l’on ne dit pas à quels secteurs ils se rapportent, à quoi ils sont dus, à qui ils profitent ou nuisent.
Cette manière d’annoncer des chiffres fondés sur des moyennes d’éléments disparates ne permet pas de distinguer en termes d’activités : l’essentiel de l’accessoire, le vital du superflu, l’utile du néfaste. Et cette impossible distinction fait la part belle aux activités nocives pour le climat qui peuvent alors espérer échapper aux évaluations et aux corrections nécessaires.
Car avant de parler de limitations, de réglementation, et – pour reprendre les mots du président – de la fin de l’abondance, encore faudrait-il savoir de l’abondance de quoi. À l’image du ménage bien géré qui décide avec clairvoyance de quelle dépense il peut se passer, les mesures à prendre par le gouvernement doivent pouvoir préserver l’abondance du nécessaire.
1 À la question de limitation de l’emploi de jets privés, il a été invoqué sur les chaînes d’information le millier d’emplois liés de près ou de loin à ce secteur de l’aviation pour prétendre que leur maintien était nécessaire. En contrepoint, des milliers d’emplois de chauffeurs de bus ne trouvent pas preneur.
2https://www.linkedin.com/pulse/les-bras-qui-manquent-jacques-cuvillier/