On n’a pas retrouvé les petites poules d’Arno Klarsfeld, les Gitans les ont mangées.
Dans ses Conversations sur la langue française, le linguiste Pierre Encrevé nous rappelait qu’un mot entraîne avec lui l’histoire de ses utilisations. L’utilisation calamiteuse du mot détail est hélas bien connue de nos contemporains. C’était un mot du parler courant, d’apparence anodine, dans lequel néanmoins que le diable s’est toujours plu à nicher. D’un usage quotidien dans les domaines de l’architecture, du commerce, de la clinique ou la photographie, il s’est chargé de soufre et de toxines quand Jean Marie le Pen l’a utilisé pour qualifier les chambres à gaz de "détail de l’histoire".
C’est le diable niché dans le mot, le contenu propositionnel du terme détail, qui a envoyé Jean Marie Le Pen à la barre du tribunal. C’est le contenu propositionnel de la locution "camp de Gitan" prononcée et assumée par le Sénateur Hervé Marseille qui a provoqué le silence gêné de ses amis politiques, le silence paresseux de nos intellectuels, la réprobation de ses adversaires politiques. Et la peine, la lassitude et la désespérance chez celles et ceux qui doivent subir la virulence de ce propos, cet argument d’exclusion si souvent dirigé contre nos enfants Gitans, Manouches, Yéniches, Gens du Voyage.
Si les élus de l’opposition nommément visés par le propos du sénateur centriste disposent des moyens nécessaires pour se défendre en publiant des tribunes, en utilisant leurs temps de parole, leurs droits de réplique et droits de réponse dans les médias, la presse écrite et télévisuelle a chichement accordé la parole aux Gitans qui n’ont eu droit pour se défendre qu’à l’invitation chez Cyril Hanouna du rappeur gitan Henock Cortes, personnage de scène, haut en couleurs, accessoirisé de métal jaune.
Chez Hanouna l’exercice était périlleux. On a eu du spectacle et du spectaculaire. L’aisance et la faconde bien maîtrisée d’Henock Cortes ont su malgré tout donner de la tenue au débat, toujours avec gentillesse et une grande détermination, respectueux des autres invités, fort de ses expériences vécues, parfaitement vérifiables et sans exagération. Les actualités ont par ailleurs brièvement accordé la parole à Alain Daumas, président d’association tsigane, homme sympathique pour lequel on n’a déployé aucun moyen de transmission, déplacé aucune équipe de télévision pour l’interroger sans préparation, façon micro-trottoir, mais qui a fait tout son possible, avec son téléphone portable.
Madame Anna Cabana, journaliste à BFMTV pouvait difficilement ignorer que la morsure était mauvaise et le mal causé par l’offensive long à guérir. Elle ne pouvait mésestimer le poids de ces mots chargés de mépris, le contenu péjoratif, dévalorisant, de l’expression "camp de Gitans". Journaliste en vue, cultivée, habituée à traiter les sujets de société, y compris les plus épineux, elle ne saurait négliger l’histoire de la minorité Tsigane. Et si, dans le cadre de son métier ou de sa vie privée, elle a été amenée à s’intéresser au harcèlement en milieu scolaire, peut-être a-t-elle entendu parler des enfants tsiganes qui demandent à leurs parents de ne pas se montrer, de ne pas venir les chercher, qui se domicilient chez des sédentaires amis et compréhensifs, qui ne prononcent jamais en public un mot de la langue romani, simplement et avant tout pour qu’on leur foute la paix, qu’on n’insulte pas en permanence leurs parents, qu’on les laisse étudier tranquillement. Qu’on ne les mette pas en demeure à la moindre brouille entre potaches et de retourner à "leur camp de Gitans".
Camps de Gitans ! C’est pratique l’ignorance. C’est pratique de prétendre qu’on ne savait pas que cette expression banale était grosse de mépris et de rejet, que le diable y nichait. Mais comment condamner celui qui ne savait pas, celle qui ne savait pas ? L’ignorant est innocent, toujours innocent, mais ça reste à voir, ça reste à prouver, Marcel Proust nous dirait qu’il n’y a pas d’innocence, même lexicale… (Pierre Encrevé, page 153)
Le 21 février, La DILCRAH, Direction Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Haine anti-LGBT a saisi l’Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique (l’ARCOM) pour envisager les suites à donner aux propos tenus par la journaliste Anna Cabana le 14 février sur BFM TV, comparant l’Assemblée nationale à un camp de Gitans.Le communiqué de la DILCRAH précisait que les propos stigmatisants alimentent la haine envers une communauté déjà discriminée en France, que l’expression "camp de Gitans" convoque l’imaginaire le plus sombre de notre République et que la désignation de « camp de Gitans » renvoie ainsi à l’internement durant la Seconde Guerre mondiale, aux politiques de sédentarisation forcée depuis 1945 et à la création de lieux désignés pour les Gens du voyage…
Le communiqué n’a pas tenu une journée. Le soir même il était retiré du site internet de la DILCRAH. Tout était pardonné. Madame Cabana et BFM TV recevaient l’absolution et mieux encore une ordonnance de non-lieu, un classement sans suite. La célèbre journaliste est maintenant tirée d’affaire. « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien » préconisait Charles Pasqua. Elle n’a pas eu besoin de susciter, ça s’est fait tout seul. Et nous les Romanichels, nous avons reçu une balle perdue, une de plus.
L’affaire avait commencé par les déclarations du sénateur Hervé Marseille sur Radio J le 8 février. Le journaliste Christophe Barbier n’avait pas bronché, rien trouvé à redire quand le sénateur a comparé l’Assemblée nationale à un camp de Gitans. Radio J était bien embarrassée, le silence de Mr Barbier pouvait faire grand bruit car celui qui ne dit mot consent, celui qui ne dit mot cautionne. Il fallait, sans trop attendre, préparer une gâchée de baume à calmer les élancements, une cuillère pour Barbier, une cuillère pour le sénateur, une cuillère pour les Romanichels, alors on a feuilleté l’agenda. Arno Klarsfeld s’avérait être l’homme de la situation. Président du Conseil d’administration de l’OFII, Office français de l’immigration et de l’intégration, du 12 septembre 2011 au 15 janvier 2013, il y a multiplié les déclarations provocatrices et prioritairement contre les Roms qui auraient tous huit enfants. On retrouve dans les moteurs de recherches d’Internet un nombre considérable d’articles de presse ayant trait aux déclarations eugénistes d’Arno Klarsfeld concernant les Roms et aux controverses suscitées pendant les seize mois de sa présidence à la direction de l’OFFI. Radio J n’a sans doute pas pris le temps de feuilleter les moteurs de recherche…
Qu’importe, la rancune n’est pas la meilleure conseillère et dans ces affaires de propos diffamatoires j’avais archivé l’exposé des motifs d’une loi vieille deux siècles, celle du 28 mai 1819, matrice en grande partie de la loi de 1881 sur la liberté de la presse (et de l’expression publique), qui nous rappelle que "serait tyrannique la loi qui, après un long intervalle, punirait une publication à raison de tous ses effets possibles les plus éloignés, lorsque la disposition toute nouvelle des esprits peut changer du tout au tout les impressions que l'auteur lui-même se serait proposé de produire dès l'origine."
On pouvait espérer qu’en dix ans, les idées d’Arno Klarsfeld s’étaient amendées, que Radio J s’en était entretenue avec lui avant de le solliciter pour apaiser une polémique sur un sujet d’actualité navrant à l’égard des Tsiganes dont elle était nolens volens l’épicentre. Sa tribune, publiée par ses soins sur Twitter, commence plutôt bien avec le rappel de la communauté de destin entre les Juifs et les Roms et la solidarité qu’il recommande aux Juifs à l’égard des Roms.
Quelques chiffres ensuite à propos desquels on n’ouvrira pas une bataille de chiffres, un court bilan auto flatteur de son passage à la direction de l’OFFI, jusqu’à ce que l’inévitable diablotin, enfermé dans sa boîte de bouillon de poule, en fasse sauter le couvercle. Parlant des Roms (pour mémoire, le mot Rom et le mot Tsigane sont strictement synonymes) Arno Klarsfeld écrit : « Et les vols que certains peuvent commettre sont sans commune mesure avec les vols que les grandes puissances ont pu commettre en Afrique ou ailleurs en Asie. » C’est évident. Dans ce domaine comme dans tous les domaines, il n’existe aucune commune mesure entre une grande puissance et une minorité, quelle qu’elle soit. Il a fallu qu’il énonce doctement et paternellement ce vieux poncif incontournable, le stéréotype du Romano chouraveur, pas bien méchant mais chouraveur quand même, pas tous mais certains d’entre eux. Arno est avocat de métier, il a pris la précaution de préciser que pas tous mais certains d’entre eux, comme les oiseaux ils volent naturellement. Le Pen l’a dit, Arno Klarsfeld l’a rappelé.
Marcel Proust nous rappelait qu’il n’y a pas d’innocence, même lexicale, Arno Klarsfeld a tenu à nous rappeler que certains Tsiganes sont moins innocents que d’autres… Voleurs de volailles, cette culpabilité inhérente à la race tsigane, énoncée au micro de Radio J. Merci Monsieur Arno Klarsfeld, ne cherchez plus vos petites poules, les Gitans les ont mangées.
Difficile de savoir dans quelle thèse il est allé chercher cette affirmation selon laquelle les Tsiganes du 19ème siècle auraient pu revendiquer un territoire s’ils avaient su faire émerger une élite. Existait-il donc à cette époque des territoires qu’il suffisait de revendiquer pour y fonder un "Romistan" ? Il n’a visiblement jamais pris en compte les contraintes telles que l’extrême pauvreté, l’esclavage en Roumanie où les repressions policières dans toute l’Europe à l’égard des Tsiganes. Cet oubli de la part d’Arno Klarsfeld des conditions d’existence extrêmement précaires des Tsiganes lui permet de rejeter sur nous la cause du "malheur de notre peuple".
N’ayant visiblement aucune connaissance des conditions de vie endurées par nos aïeux, il va tartiner la pommade en rappelant que le peuple rom est un peuple européen, qu’il a une langue une culture, une histoire, une identité, de l’intelligence et du talent. Nous l’en remercions poliment, mais il y a 68 ans Claude Lévi-Strauss avait déjà écrit dans Tristes tropiques : « Les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, des arts, des connaissances scientifiques, des croyances religieuses, une organisation sociale et politique. Le dosage n’est jamais exactement le même pour chaque culture et de plus en plus l’ethnologie moderne s’attache à déceler les origines secrètes de ces options plutôt qu’à dresser un inventaire de traits séparés »
Merci à Arno Klarsfeld pour ses compliments, nous avons été bien heureux de l’entendre nous rappeler que les Tsiganes sont des hommes et des femmes comme les autres. Si les acteurs principaux de cette affaire "Camp de Gitans", le sénateur Hervé Marseille, la journaliste Anna Cabana, l’avocat Arno Klarsfeld, avaient fait l’effort de parler avec les Manouches, Yéniches, Gitans et Gens du voyage, de les rencontrer, de s’intéresser à eux, de les entendre ils n’auraient sans doute jamais tenu ces propos qui leur valent bien du souci.
Nous pouvons prendre l’engagement ici et notre engagement sera tenu, d’organiser des rencontres entre les acteurs du monde politique, du monde intellectuel, du monde médiatique et des hommes et des femmes qui pourraient constituer "l’élite du monde tsigane" aux yeux d’Arno Klarsfeld. Parce que cette élite existe. Et ils découvriront que dans nos familles, on a d’autres occupations que le chapardage, on peut aussi être issu des grandes écoles dont l’ESSEC ou Sciences Po, ingénieure, vétérinaire, médecin, infirmier, conducteur de métro, greffière, policier, artiste de cinéma, écrivain, mère de famille, artisan, etc.
Alors, comment se fait-il que le public n’en sache rien ? Le public n’en sait rien, parce que ce médecin, cette greffière n’en disent rien, pour avoir la paix, pour vivre en paix, pour que leurs enfants vivent en paix, pour se protéger de cette violence, violence mondaine aussi parfois, pour ne pas s’entendre renvoyer au moindre prétexte à leur "camp de Gitans".