On a souvent l’impression que tout se passe dans l’indifférence complète et que chacun ne se lassera jamais de voir ces petits gosses avec leurs mères, momains toutes cassées, chargées de valises et de ballots misérables, Roms dans le froid, sous la pluie, caravane de misère qui passe et tout le monde s’en fout. Le camp de Roms est enfin démantelé, bon débarras.
Ces drames de la vie ordinaire se résument en quelques lignes et une photo dans la Voix du Nord ou le Parisien. Parfois, une deuxième photo : la pelleteuse au travail, écrase les baraques et les caravanes, la photo est prise d’assez loin, de manière à ne pas identifier le chauffeur. Le boulanger dégoûté pourrait finir par lui poser son pain à l’envers.
La politique de fermeté du gouvernement est approuvée, disent les sondages. Monsieur le Maire et son conseil municipal ont besoin, en plein mois de janvier, de récupérer de toute urgence trois cents mètres carrés de friche pour un projet de revitalisation qui va créer des emplois. C’est sacré l’emploi.
On a pris sans plus attendre l’arrêté de péril imminent, lancé la procédure en référé, le sénateur a fait bouger le préfet, et on a enfin réussi à foutre à la rue ces Romanichels crasseux. Le projet d’entreprise tient en trois pages : il consiste en un plan de masse, un article de presse, une lettre d’intention. Le plan de com’ est bien rôdé, l’opinion suivra. Surtout n’oubliez pas d’insister sur les rats ! Les vieilles biques ont les rats en horreur, ça vote les vieilles biques ! Les Roms, les rats !
C’est là qu’il faut reprendre le Parisien, le Progrès, la Voix du Nord, le Provençal et regarder les photos plus attentivement. On y voit le pilonnage des baraques à la pelleteuse, les files de miséreux hébétés, les gendarmes en surnombre, les vieilles biques et des petits groupes de désœuvrés plantés là, des curieux de nature, des amateurs d’insolite, la faune oisive agglutinée dès qu’elle a flairé des évènements propres à exciter son enthousiasme.
Ce n’est pas très intelligent, pas très élégant de mépriser les vieilles dames. Elles sont à l’œuvre, de concert avec ceux-là mêmes que le directeur de cabinet a pris, à tort, pour des désœuvrés. Ces bénévoles discrets travaillent depuis des mois, des années. La tâche est immense en 2015 quand il faut pallier les carences de l’Etat.
La musette à l’épaule, ces retraitées partent régulièrement pour le camp de Roms, armées d’une petite trique de noisetier ; le rat effronté qui montre son nez recevra un coup de trique sur les oreilles. Elles apportent du linge et du savon, des confitures faites à la maison, des conseils et des bons mots. Elles apprennent à lire aux enfants, et parlent de ces choses dont les femmes parlent ensemble et que les gamines font semblant de ne pas écouter. Elles ont commandé sur Internet un dictionnaire franco-roumain, se sont cotisées pour acheter des boîtes de mort-aux-rats, au Leclerc.
Prenez garde à ces vieilles dames ! Quand gendarmes et pelleteuses arrivent à six heures du matin, entre chien et loup, pour démanteler le bidonville, elles sont là ! On les reconnait sur les photos. Comme la chèvre du père Seguin, menues, fragiles, soucieuses et dures, déterminées. Elles se sont battues toute la nuit, cette nuit interminable dans laquelle sont relégués les Roms.
Ces femmes remarquables ne craignent pas de défier les vieux renards et les jeunes loups de la politique. Elles connaissent trop bien la rhétorique du démagogue qui fera de quelques misères une avalanche de maux, d’une démangeaison une pléthore de calamités. Elles sont de la vieille école, ces Institutrices qui sauvent l’honneur de l’Institution.
Très souvent elles ont entraîné dans l’aventure de bien plus jeunes qu’elles, mais pour des raisons qu’on peut comprendre, ne tiennent pas à ce que l’Académie le sache. C’est pourquoi nous parlons si peu dans cet article de cette relève discrète qui connait déjà très bien le terrain, aime son métier, aime les gosses et contrecarre la hiérarchie sourcilleuse par des pratiques buissonnières.
Elles nous ont appris à lire et à écrire, à nous les déjà vieux Roms de France. Elles nous arrêtent dans la rue et nous tutoyant pour la vie, nous ont demandé le prénom de nos enfants. Et puis, un jour, la quiétude de leur retraite s’est fracassée sur le discours de Grenoble, bombe à fragmentation, à sous munitions activées et réactivées sans cesse par des élus de tout bord.
Elles ont alors récupéré des musettes solides et des livres de lecture, se sont équipées de badines à triquer les rats. A leur âge où on aspire d’ordinaire au repos, leur combat quotidien contre cette politique de la race les mène encore à travers bois, ronces et buissons jusqu’aux bidonvilles de Roms, faire l’école à ces petits européens.
Cette Romstorie leur est dédiée pour les remercier de m’avoir appris à lire et à écrire. Qu’elles reçoivent des lecteurs un hommage chaleureux pour le soin attentif qu’en ces temps difficiles elles continuent de prendre, des petits Roms, des petits Hommes, nos gosses à tous. Jacques DEBOT, Rom de France.