On rencontre des vieux dans les camps de Gitans. Des très vieux, des très vieilles, des vieux Pôpains, vieilles Mômains, vieilles Mâmies. L’Oncle Victor et la Tante Marie, la Philomène qui va sur ses quatre-vingt-douze et la photo de sa demi-sœur, la défunte Manda, partie à quatre-vingt-seize. Dans les dossiers des juges aux affaires familles, dans les services des juges des tutelles, ne cherchez pas les vieux Gitans ni les vieilles Manouches, ils n’y figurent pas. Pas davantage que les Yéniches octogénaires, nonagénaires, centenaires et plus. Y a pas de Romanichels sous tutelle, y a pas... ils sont au camp les anciens, au camp de Gitans, entourés de leurs enfants.
Les gens deviennent de plus en plus vieux. L’espérance de vie ça s’appelle. Les dernières années de la vie, de l’extrême vieillesse qui entraînent la perte d’autonomie et la dépendance, ces ultimes années d’existence si coûteuses pour les familles et la société. Les familles ne peuvent pas suivre, ne peuvent pas payer, ne veulent pas payer, ne savent que faire ni comment faire. Désespérance de ces vies qui s’éternisent. L’augmentation du nombre d’années d’espérance de vie a entraîné une croissance proportionnelle du nombre de vieillards mis sous tutelles, abandonnés, orphelinés par leur famille. On orpheline les vieux, on les confie au juge, à l’institution, à la solidarité nationale qui les protègera, au service des tutelles qui s’en occupera, décidera du placement en maison, de la gestion du budget et du reste. Mais pas chez les Gitans, pas chez les Manouches et pas chez les Yéniches. Les pères, les mères, les vieux, on les garde au chaud dans la chaleur du clan, dans la chaleur du camp.
Le "camp de Gitans", n’est pas si effarant, si négatif, n’est pas la no-go-zone si décriée sur les ondes. Il ne s’agira pas de développer ici un plaidoyer comparatif, de soupeser les défauts et qualités de la minorité tsigane et de la société majoritaire, mais dans le débat qui turbule les hémicycles en ce moment, les questions relatives à la fin de vie prennent toute leur place.
Les universitaires, la presse, chercheront peut-être à vérifier, à mettre en doute, à infirmer cette solidarité générationnelle des Tsiganes ici décrite. L’absence de statistiques ethniques ne permettra pas de comparer en proportions le nombre de vieux Tsiganes et le nombre de vieux Gadjés sous tutelle. Néanmoins, on peut interroger, on peut se rendre dans les "camps de Gitans", on peut parler avec les familles…On peut toujours enquêter, recouper, déduire, faire proprement son job de journaliste, aller sur le terrain de ses recherches universitaires. Au mépris et à l’indifférence, à l’ignorance, au voyeurisme, au désintérêt, on peut substituer une saine curiosité. Et vérifier un fait qui est une évidence dans les services de gestion des tutelles, les Gens du voyage, Manouches, Gitans, Yéniches gardent leurs vieux avec eux.
C’est de chienlit sans doute que voulait parler le sénateur Hervé Marseille, sénateur des Hauts de Seine et président du groupe politique UDI (Union des Démocrates et Indépendants). Mercredi 8 février, invité à s’exprimer sur le projet de réforme des retraites actuellement en débat à l’Assemblée Nationale, il a accusé les députés de la France Insoumise de transformer l’Assemblée en "camp de Gitans". Il les a accusés de chienlit. Pour parler de chienlit, il faut s’appeler de Gaulle, ce mot lui appartient pour l’éternité, reste sa propriété intellectuelle, oblige à trouver un équivalent aussi drôle, un synonyme, une périphrase tout aussi cruellement imagée. Et pour ce faire disposer dans sa culture personnelle d’un sens de la répartie et d’un répertoire lexical qui hélas a fait cruellement défaut au sénateur Marseille. Le Général torchait l’adversaire par ses formulations brèves, laconiques, implacables. Moi, Général de Gaulle, vous quarteron, volapük, chienlit, cabri qui saute sur sa chaise…
La comparaison entre les hennissements du Général et les grognements du sénateur Hervé Marseille n’avantage pas ce dernier. "Camp de Gitans" locution méprisante et boiteuse, infligée à l’une des minorités de notre République que les parlementaires sont pourtant censés représenter dans son entièreté.
Infligée au mauvais moment et au mauvais endroit. Dans ce débat sur les retraites, d’une violence difficile à contenir, débat où le mot solidarité revient dans toutes les interventions, c’est la minorité des Gens du voyage, Manouches, Gitans, Yéniches, Tsiganes, etc. laquelle fait majoritairement preuve d’une solidarité exemplaire vis-à-vis de ses ainés, qui est représentée, décrite, décriée comme le mauvais exemple type. C’est au moment où le thème mis en avant par la majorité soutenue par le Sénateur Hervé Marseille, à savoir l’allongement de la durée de vie, fait l’objet de discours, de réflexions, d’analyses fouillées, lucides ou partisanes mais souvent entendables, que celui-ci choisit d’accabler ceux-là même qui ont, contre vents et marées, conservé intact et pratiqué sans rupture le merveilleux vers de Joachim du Bellay : Vivre entre ses parents le reste de son âge. (Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, Et puis s’est retourné, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge !)
Pendant six jours, entre le 8 et le 14 février, on a épluché des écrevisses à l’infini pour savoir si l’expression "camp de Gitans" était péjorative, si elle portait atteinte à la réputation des Gitans à raison de leur origine ethnique réelle ou supposée, etc. Et si les députés de la France Insoumise, dont l’attitude avaient été ainsi qualifiée, pouvaient considérer les propos du sénateur Hervé Marseille comme diffamatoires et demander réparations. On allait voir ce qu’on allait voir ! Le glaive de la justice aller trancher le débat de société. L’antiracisme institutionnel (celui qui est subventionné) émergeait de sa perplexité trois jours après les déclarations du sénateur pour dire que l’antitsiganisme, han, c’est pas bien… et promettre des réquisitoires implacables, des sanctions exemplaires. Bien heureux de le voir enfin s’occuper de l’antitsiganisme…
Occupés à "compter les coups", distraits par les incidents à répétition qui ont émaillé ces journées parlementaires, inquiets de ce climat d’invectives où les arguments, y compris les plus sensés, les mieux raisonnés, sont laminés par le bruit et la fureur, nous devons néanmoins rester attentifs à ne pas sous évaluer l’importance de la parole et plus particulièrement l’importance de la parole politique. Si le sénateur Hervé Marseille n’est pas armé de la verve oratoire du Général, il n’en est pas moins le président de l’UDI, un parti qui compte de nombreux élus maires et de nombreux sénateurs. Comme le souligne à juste titre David Perrotin dans Médiapart, le centre et la droite ne commentent pas, ne se désolidarisent pas des propos d’Hervé Marseille. Sa parole écrase les controverses qui viendraient de son camp. Embarrassés ou compères, ses alliés politiques se taisent. De plus, outre le magistère de sa parole de chef qui compte, il est l’héritier du magistère moral de Simone Weil, marraine de l’UDI.
Son dérapage s’inscrit dans une trop longue suite de déclarations discriminantes de personnalités politiques. La liste est effarante depuis les sorties de Le Pen (Les Roms volent naturellement) celle du maire de Cholet Gilles Bourdouleix (Hitler n’en a pas tué assez) de Luc Jousse maire de Roquebrune sur Argens qui regrette que les pompiers soient intervenus trop tôt pour éteindre le feux dans les caravanes, de Philippe Villeroy, élu de Saint Lô, condamné pour provocation publique à la discrimination ou à la haine raciale envers une personne ou un groupe de personnes, en l’espèce la communauté des Gens du voyage…
A ce florilège très incomplet, il faut malheureusement surajouter les propos bien connus de Manuel Valls en 2013 sur la culture des Roms incompatible avec la sienne, les conseils de Christian Estrosi maire de Nice pour mater les Gens du voyage, les plaintes de Nathalie Loiseau députée européenne qui se disait fringuée comme une Romanichelle et les propos du Président de la République lui-même en février 2019 quand il déclare au sujet des incidents entre le boxeur Christophe Dettinger et les forces de l’ordre pendant une manifestation des Gilets jaunes : « Le boxeur, la vidéo qu’il a fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche, ça se voit ! le type, il n’a pas les mots d’un Gitan. »
Fauteurs de troubles, incultes, mal habillés, etc. La présentation constamment négative de la minorité tsigane dans le discours politique banalise le mépris, justifie le rejet, motive le renforcement permanent de l’arsenal juridique, les propositions de lois visant à aggraver les peines et restreindre la liberté de circulation, pourtant garantie par la constitution. La dévalorisation persistante des Gitans, Manouches, Yéniches et Gens du voyage est encore aggravée par la maltraitance systématique des médias. Quel que soit l’évènement relaté par la presse, délibération municipale, fait divers concernant les Gens du Voyage, questions de logement ou de scolarité, débat dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale ou du Sénat, dans 90% des cas l’article est illustré par un véhicule de police ou un tas d’ordures. Une demi-douzaine d’images, toujours les mêmes, toujours achetées dans les mêmes banques d’images, suffisent à rendre compte de toutes les questions nous concernant.
Quel que soit le sujet de l’article, et la presse traite de préférence les faits-divers conflictuels ou dramatiques, logement, scolarité, sécurité, santé, la parole est donnée aux autorités, aux plaignants, aux protestataires, aux riverains, tandis que celle des premiers concernés, Tsiganes et Gens du voyage n’est jamais enregistrée, jamais rapportée, jamais débattue par la presse quotidienne régionale et les magazines hebdomadaires. Poids des mots, choc des photos, clichés de véhicules de police ou de poubelles, gros titres alarmistes, tocsins médiatiques…
Le 14 février, six jours après la déclaration timidement controversée du sénateur Marseille, la journaliste Anna Cabana reprenait l’expression "camp de Gitan" à son compte et lui octroyait ainsi la validation sémantique, le laisser-passer dans le discours public, consacrait l’homonymie, la similitude de sens entre le foutoir, la chienlit et le "camp de Gitans". Ce présupposé terrible, n’être pas conforme de ce que l’on attend de vous, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner, avec toutes les conséquences que cela a déjà entrainé dans la douloureuse histoire européenne des Tsiganes, cette déclaration d’exclusion une fois encore nous pète à la gueule.Et c’est reparti pour un moment. Longtemps encore cette expression va nous coller à la peau. Déjà sur Twitter l’hashtag #CampDeGitans est devenue d’un emploi courant. Pas pour nous adresser des compliments, jamais pour nous adresser des compliments.
Un dernier mot, Monsieur Marseille, un dernier mot Madame Cabana, vous savez peut-être comment on dit "camp de Gitans" en allemand. On dit Zigeunerlager. Les ruines du plus connu des Zigeunelager sont à Birkenau à droite tout au bout de la voie ferré, tout près des crématoires. Là-bas, Monsieur Marseille, vous qui êtes le président d’un parti dont la marraine était Mme Simone Veil, là-bas c’est calme, là-bas ça ne fait pas de bruit, ça ne fait plus de bruit…