Par Jacques DEBOT, Rom de France.
Mme Sylvie LHOSTE de l’association Entraides-Citoyennes s’interroge avec raison sur les travaux du photographe Marc MELKI qui publie des photos de familles roms dans la misère absolue. Des familles avec de tout petits enfants qui dorment dans les rues de Paris. Les photos éditées ne sont pas floutées et les parents, comme leurs enfants sont aisément reconnaissables. Peut-on s’autoriser à photographier des gens qui dorment dans la rue et diffuser les images d’un tel dénuement ?http://blogs.mediapart.fr/edition/roms-et-qui-dautre/article/121014/violation-de-lintimite-des-roms-pour-leur-venir-en-aide
Le problème, c’est que tout le monde s’en fout. Le droit à l’image, le respect de la vie privée, le droit à dormir sous un toit, tout le monde s’en fiche. Dix jours après sa parution dans les colonnes de Médiapart, la question posée par Sylvie LHOSTE : Nous aimerions savoir ce que vous pensez de ces maladresses et de cette façon d'agir pour "aider des familles" de manière tellement maladroite que cela augmente encore les risques poura elles ? n’a pas reçu une seule réponse, pas un seul avis, pas un seul commentaire, juste une demande d’éclaircissement sur la forme, mais rien sur le fond.
Quoi qu’on puisse en penser, s’en émouvoir ou s’en désintéresser, le coup est parti. Les images sont maintenant sur Internet, partagées, multipliées à l’infini, parties dans une course virale et planétaire que rien ne pourra arrêter. Alors, puisqu’il en est ainsi, en désespoir de cause, où avec l’espoir que ça serve enfin la cause, latcho drom, bonne route, bonne navigation sur les canaux informatiques, souhaitons seulement qu’à quelque chose, ce « malheur » soit bon.
L’historienne Claire AUZIAS, dans un mot d’ouverture à l’exposition d’un photographe, écrivait en novembre 2009 : Les Tsiganes font partie de ces sujets choyés des photographes: exotisme garanti, force visuelle. Quel que soit le style du photographe, il trouvera son content dans ces personnages de tous pays unis dans une puissance évocatrice qui fut souvent célébrée, etc.
Si le photographe y trouve son content de pittoresque, (étymologiquement digne d’être peint par le pittore, le peintre) la relation des Tsiganes à la photographie est plus complexe. Pendant près d’un siècle, pour établir les carnets de nomades, les séances photographiques et les prises de mesures anthropométriques ont été ressenties comme une violence coercitive, ainsi que l’attestent les témoignages et le regard fréquemment hostile, renfrogné, exaspéré, de nos parents photographiés de face et de profil comme des malfaiteurs.
Pourtant, la relation des Tsiganes aux photographes n’était pas toujours conflictuelle. Si les familles subissaient une photographie intrusive venant des autorités, elles posaient assez volontiers devant l’objectif de photographes amateurs et amicaux, lesquels « prenaient » des photos, mais « donnaient » en échange des portraits individuels et de groupes, redistribués, partagés entre les membres de la famille, pieusement conservés après le décès, renforçant les liens, s’insérant dans l’album de famille, tout à fait comme chez les Gadgés.
Paradoxalement, les carnets de nomade, documents imposés, détestés, récupérés par les gendarmeries quand ils étaient saturés de visas, finissaient aux archives départementales et constituent parfois la seule trace authentifiée de nos aïeux. Ainsi, pour plusieurs d’entre eux, je ne possède que ces précieux portraits « de malfaiteurs » de face et de profil. A quelque chose malheur est bon.
A ce jour, avec la démultiplication infinie du numérique, les photos où figurent les Tsiganes circulent par milliers, voire dizaines ou centaines de milliers sur Internet. Parmi ces photos, de nombreuses photos d’enfants, non floutées, la plupart éditées par des agences de presse ou des titres de presse sans plus de précaution, sans que quiconque, particuliers, associations ou autorités n’aient songé seulement à rappeler la loi. Cela finit par créer une tolérance passive, une véritable jurisprudence de fait. Dès lors pouvons-nous incriminer la démarche de Marc MELKI quand on n’a pas pu faire autrement que laisser passer tout le reste ?
Si les Roms décidaient de choisir une plante symbolique, comme d’autres font figurer le chêne, l’olivier, le chardon sur leur drapeau, leur blason ou leur maillot de sport, je leur conseillerais l’heuchère. C’est une petite plante vivace et très commune dans les anciens jardins, qui porte ce nom curieux de « désespoir des peintres ».
On le sait, le désespoir des peintres est rarement définitif. Il y aura toujours un homme, une femme pour relever le défi, reprendre les pinceaux, étaler de la couleur, ou régler son appareil photographique et qui, fort de son savoir, son habileté, son cœur, son œil et ses maladresses cherchera à nous transmettre comme le dit Claire AUZIAS la puissance évocatrice des peuples tsiganes. C’est très complexe, très long de savoir parler des Tsiganes, dans une langue, un art dans lesquels ceux-ci se reconnaissent.
J’ai pris en compte les arguments de Sylvie LHOSTE, laquelle avec son association s’active au quotidien sur le terrain pour venir en aide à ces familles sans abri, sans toit, sans protection. Il faut la remercier et il faut l’entendre et l’écouter et prendre si vous pouvez le temps de lui répondre.
Parallèlement, ce n’est pas Marc MELKI qui a mis ces enfants à dormir dans la rue. Ses photos ne sont pas des mises en scène. Il refuse de détourner son regard, de détourner notre regard de ces tickné (ces petits enfants) retranchés peu à peu de la société, abandonnés avec leur mère au ras du sol où courent les pigeons et les rats dans notre Bethléem à Tour Effel où les crèches sont interdites aux nomades. MELKI transgresse la loi, vous arrache les paupières avec violence, vous force à les regarder, à les voir.
Il est allé chercher des gens connus, John Paul LEPERS, Eliette ABECASSIS, SENSEVERINO, Didier BEZACE, et d’autres encore, les a mis en scène avec du carton, des vieilles couvertures, les a fait coucher dans une cabine téléphonique pourrie et puante pour les photographier, vous montre les photos et vous questionne ; - Et si c’était vous ? Il sait que chacun peut s’imaginer devenir présentateur de télévision, écrivain, chanteur, devenir pauvre aussi et se retrouver à la rue, mais devenir Rom ? On ne devient pas Rom. http://www.marcmelki.com/fr/portfolio-14309-0-40-et-si-c-etait-vous.html
Les propos du discours de Grenoble, il y a quatre ans, n’avaient rien de surprenant. Ce qui fut terrible pour nous les Roms est ce silence qui a suivi, cette absence de répliques, cette extinction totale des grandes voix de la République. Depuis, les choses ont changé. Des bénévoles discrets et persévérants comme Sylvie LHOSTE et Entraides-Citoyennes sont sur le terrain. Des démarches originales au fort impact médiatique sont mises en œuvre comme Exil-Intra-Muros de Marc Melki. Des voix fortes se font entendre en réplique à l’hostilité multiséculaire que subissent les Tsiganes.
Merci à toutes et tous, Sylvie, Marc, Eliette, John Paul, Didier, Claire, etc. et pour chasser le désespoir n’hésitez pas à lire le très beau texte d’Eliette ABECASSIS, « Des enfants dorment dans la rue ». http://www.huffingtonpost.fr/eliette-abecassis/pauvrete-enfants-roms_b_5111557.html