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Billet de blog 20 mars 2015

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Romstorie : Chère Hélène Ségara, vous avez une lettre d’un Gens du Voyage

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Chère Hélène Ségara,

Il y a de cela quelques années, c’était me semble-t-il vers 2002, un sondage nous apprenait que vous étiez la chanteuse préférée des Français. On imagine assez facilement l’émotion qui fut la vôtre quand vous avez appris, peut-être même un peu avant tout le monde, que vous teniez cette place magnifique dans le cœur des gens.

Les adolescentes affichaient votre poster sur les murs de leurs chambres et j’en avais une à la maison qui se plantait devant l’écran pour vous écouter avec passion, débattre avec sa mère de vos chansons, votre coiffure, de la robe que vous portiez, sous l’œil amusé du père, mis en demeure de reconnaître votre talent, votre beauté, votre générosité. Je me suis laissé convaincre et ne le regrette pas.

Dans le même temps, en 2002, un séisme politique a secoué notre pays lors des élections présidentielles. Depuis ce jour, depuis cet orage que nous n’avions pas vu monter, notre pays s’est divisé, fragmenté, fracturé, et le cœur des gens s’est endurci.

Depuis 2002, les crises en tout genre ont provoqué la cherté des vivres et la rareté du travail, même si les partis qui souhaitent accéder à la maîtrise des affaires publiques persistent à promettre le toit et l’emploi pour tous les électeurs, les électrices et leur famille. De scrutin en scrutin, les précaires et les chômeurs se comptent par millions, les sans-abri par centaines de milliers, les files d’attente s’allongent devant les Restos du cœur.

Interrogée le vendredi 13 mars dernier par le journaliste Philippe Vandel de France Info au sujet des Restos du Cœur, vous avez persisté dans la dénonciation de « l’assistanat » considérant qu’il est intolérable de venir en Mercedes chercher son panier aux Restaurants du cœur.

Il est un point de votre déclaration sur lequel je suis en accord avec vous, à savoir que l’action caritative requiert des bénévoles, du travail, des bâtiments, des fluides, des dépenses, des interventions de l’Etat et des collectivités, et par là même, très logiquement, elle n’est pas destinée aux personnes qui afficheraient des signes extérieurs de richesse.

Pour ma part, je n’emploie jamais le mot assistanat qui désigne la solidarité envers les pauvres de manière péjorative. Il me faudrait par honnêteté et souci d’équilibre dénoncer en même temps les niches fiscales, les subventions injustifiées, les notaires qui pleurnichent, les trafics d’influence et les détournements de toute sorte dont les pauvres ne voient jamais la couleur.  

Je vous chicane un peu sur les mots, mais en mai 2012, vous avez reçu l’insigne de Chevalier des Arts et des Lettres en récompense de votre contribution au rayonnement des arts et des lettres en France et dans le monde, selon la formule officielle. Cette reconnaissance de la Nation vous honore et vous oblige car nul ne peut maintenant douter que ne connaissiez le poids des mots.

Monsieur Frédéric Mitterrand, à l’époque ministre de la Culture, avait décoré le 19 avril 2012, juste trois semaines avant vous, notre ami Raymond Gurême, de la même distinction honorifique de Chevalier des Arts et des lettres.

Raymond Gurême, âgé de 89 ans, grand témoin des Gens du Voyage, a été distingué pour avoir contribué à lutter contre les discriminations que subissent encore les Tsiganes dans notre pays, implantés pourtant sur ce territoire depuis le XVème siècle, et citoyens français à part entière. http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Developpement-culturel/Solidarite/Actualite-du-ministere/Hommage-a-Raymond-Gureme-Gens-du-voyage

Raymond Gurême aussi connait le poids des mots, il en fait la très douloureuse expérience. Ce sont des mots comme les vôtres, les mots du mépris, de la haine et du racisme, qui ont  retranché les Juifs, les Roms et les Tsiganes de la communauté nationale pendant la guerre, ont envoyé Raymond Gurême et sa famille derrière les barbelés électrifiés des camps de concentration. La plupart n’en est jamais revenue.

Quiconque lisant votre témoignage, restera dubitatif et circonspect. Si l’on en croit l’hebdomadaire « Le Point », vous avez déclaré : « - "Alors oui, quelques bénévoles m'avaient dit ça, qu'un matin, ils avaient vu des gens... Faut pas généraliser, et c'est vrai que je l'ai dit parce qu'on m'a dit que c'était arrivé. Je pense aussi, que peut-être, en Mercedes... C'est des Gens du voyage qui, souvent, ont des Mercedes." »

Vous avez vu l’homme qui a vu l’homme qui était certainement un Gens du voyage qui conduisait peut être une Mercedes. Par un sophisme à conclure du relatif à l’absolu, vous jetez l’opprobre sur les Gens du voyage, au micro d’une radio nationale, aux heures de grande écoute. Une semaine après, vous n’avez pas apporté la moindre atténuation à vos propos, pas prononcé publiquement un seul mot d’excuse.

Néanmoins, les titres de presse montrent beaucoup d’indulgence et de compréhension à votre égard. Pour Le Point, vous « faites le buzz », pour le Figaro, c’est « votre langue qui a fourché », Europe 1 parle de vos « maladresses », TF1 est un peu plus sévère et nous informe que vous avez a multiplié les gaffes au cours de l'émission, clashant  au passage les Gens du voyage…

Chacun sait que votre interprétation remarquable dans le rôle d’Esméralda aux côtés de Garou dans la comédie musicale Notre Dame de Paris, vous a révélée au public et lancé votre carrière en 1996. Le rôle magnifique de la Bohémienne de Victor Hugo vous a propulsé dans le cœur du public et permis d’accéder au succès, aux disques d’or et de platine.

C’est l’Esméralda qui est toujours en vous, la Gitane aux yeux vifs, que les télévisions s’arrachent et maltraitent aussi parfois, tout comme vous maltraitez les Tsiganes, ces Quasimodo crève-la-faim que vous clashez au passage, quand ils descendent de leur vieille Mercedes pourrie, millionnaire en kilomètres, dont ils ont un peu honte et que par fierté, ils ont garée loin du parking des Restos du cœur.

Je vous demanderai seulement de reprendre le Figaro, de relire les commentaires de l’article : http://www.lefigaro.fr/musique/2015/03/19/03006-20150319ARTFIG00058-helene-segara-derape-au-sujet-des-gens-du-voyage.php?pagination=11#nbcomments. Vous y lirez sur douze pages les vomissures abominables d’une majorité écrasante de  lecteurs devenus fous, les torrents d’injures, de rumeurs et de haine empoisonnée que vous avez libérés contre nous, que ce titre de presse étale à pleine colonnes, sans la moindre retenue, la moindre éthique de journalisme, sans la moindre crainte d’une justice décidément absente quand il s’agit d’une minorité nationale pourtant composée de citoyens français à part entière. Les autres titres de presse, comme chaque fois, et avec la même insouciance coupable de leurs directions, ne valent pas beaucoup mieux.

Par ailleurs, dans l’article de presse que relate TF1 : http://lci.tf1.fr/people/helene-segara-ses-propos-contre-les-gens-du-voyage-passent-mal-8581556.html , vous avez ajouté : « -  Ce qui est dommage c'est qu'en France, on est rentré dans un système, où les gens n'osent plus combattre pour leurs rêves"

Nous les Tsiganes, chère Madame Ségara, sommes connus pour être un petit peuple qui a toujours combattu pour ses rêves, et ce sont des rêves à la fois simples et ambitieux.

C’est pourquoi, j’ai souhaité vous écrire, afin de porter à votre connaissance ces mots de Hannah Arendt au sujet de la destruction des Juifs et des Tsiganes d’Europe, des mots qui parlent de millions d’inconnus et de Raymond Gurême : Non seulement ces faits (l’enfer construit par les nazis) ont changé et empoisonné l’air même que nous respirons, non seulement parce qu’ils peuplent nos cauchemars et imprègnent nos pensées jour et nuit, mais aussi parce qu’ils sont devenus l’expérience fondamentale de notre époque et sa détresse fondamentale.

Nous ne voulons pas que l’avenir de nos enfants ressemble au passé de notre pâpou* Raymond Gurême, nous ne voulons pas que des paroles comme les vôtres peuplent nos cauchemars et imprègnent nos pensées jour et nuit.

Je reste à votre entière disposition et vous adresse, Madame Ségara, l’assurance de ma considération distinguée.

Jacques DEBOT   sur Twitter @DebotJacques

*Pâpou signifie grand-père.

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